CA Lyon, 5e ch. soc., 25 mai 1993, n° 92-4856
LYON
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Chevrel
Défendeur :
Giacomini (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Chauvire
Conseillers :
Mme Dumas, M. Simon
Avocats :
Mes Veuve, Lion.
Faits - Procédure - Moyens et Prétentions des Parties
Monsieur Jean-Paul Chevrel a été embauché par la SA Giacomini, Robinetterie et Accessoires pour chauffage, en qualité de VRP Multicartes à compter du 1er octobre 1979, pour effectuer la représentation d'articles ressortissant de l'activité de l'employeur dans un secteur constitué de 6 départements (Ain, Isère, Rhône, Saône et Loire, Savoie et Haute-Savoie).
La SA Giacomini a avisé ses représentants par courrier à eux adressés le 15 février 1990 de son intention de changer certaines méthodes de travail afin d'augmenter sa "force de vente" en vue de l'ouverture du marché européen (redécoupage des secteurs de façon à visiter régulièrement des "secteurs de la filière bâtiment" qui ne seraient pas nécessairement des acheteurs, "la mission devant devenir beaucoup plus de faire vendre que de vendre) ";
Un échange de courriers a eu lieu entre le salarié et son employeur sur ce projet entraînant des modifications du contrat de travail du représentant. Le 26 juillet 1990, la SA Giacomini avisait Monsieur Chevrel que son secteur de travail sera limité à compter du 1er octobre 1990 à deux départements (Ain et Rhône) et qu'il aurait l'obligation de visiter régulièrement "les gros installateurs spécialisés en chauffage hydraulique, les architectes, les promoteurs importants y compris les organismes HLM, les principaux maîtres d'ouvrage, maîtres d'œuvre et pavillonneurs, ainsi que les bureaux d'études et d'ingénieurs conseils" ;
Le 25 septembre 1990, la SA Giacomini convoquait Monsieur Chevrel à un entretien préalable "faute d'un accord exprès à la modification substantielle de son contrat de travail". Cet entretien se déroulait le 12 octobre 1990 et le 16 octobre 1990, Monsieur Chevrel était licencié pour motif économique en raison du refus de la "modification du secteur de représentation VRP Multicartes nécessitée par l'obligation de développement de l'entreprise et réalisation à très brève échéance des objectifs fixés en vue de l'échéance européenne de 1993". Monsieur Chevrel effectuait son préavis jusqu'au 18 janvier 1991.
Par jugement rendu le 8 juillet 1992, le Conseil de prud'hommes de Lyon a dit que le licenciement de Monsieur Jean-Paul Chevrel reposait sur une cause réelle et sérieuse, a débouté Monsieur Jean-Paul Chevrel de ses demandes en paiement de dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse (653 892 F) et a fixé à 100 000 F le montant de l'indemnité de clientèle réclamé par Monsieur Chevrel à hauteur de 915 448 F ; Monsieur Jean-Paul Chevrel a régulièrement relevé appel de ce jugement. Il souligne tout d'abord le caractère irrégulier de la procédure de licenciement dès lors que l'employeur avait pris sa décision de le licencier avant l'entretien préalable du 12 octobre 1990 en réduisant son secteur d'activité le 26 juillet 1990 à effet au 1er octobre 1990 et en indiquant que si cette réduction n'était pas acceptée, une mesure de licenciement serait prise. Monsieur Chevrel soutient qu'il n'a pas pris parti sur la modification substantielle de son contrat de travail que son employeur lui avait proposée et que son licenciement ne revêt pas le caractère d'un licenciement économique en l'absence de suppression du poste ou de difficultés économiques de l'entreprise. Monsieur Chevrel fait observer que la nécessité de supprimer son poste de VRP n'est pas établie puisque la SA Giacomini envisageait d'engager des technico-commerciaux chargés d'une mission de promotion de produits auprès de personnes insusceptibles de passer des ordres d'achats. Monsieur Chevrel estime qu'il était possible de faire coexister un réseau de VRP et un réseau de technico-commerciaux et que la volonté de modifier son contrat de travail procédait du désir de diminuer la rémunération à lui verser sous forme de commissions et de reprendre une clientèle désormais "fidélisée". Il estime que son licenciement est fondé sur un motif inhérent à sa personne. Monsieur Chevrel réclame une indemnité de clientèle en mettant en exergue l'accroissement de la clientèle réalisé depuis 1979 et la part qu'il a prise dans le démarchage des grossistes qui se sont regroupés dans des centrales d'achats après être, par son intermédiaire, devenus clients de la SA Giacomini. Monsieur Chevrel affirme enfin ne plus continuer une activité de représentation pour des produits similaires à ceux qu'il vendait pour le compte de la SA Giacomini depuis son départ de cette entreprise.
La SA Giacomini réfute que la lettre du 26 juillet 1990 valait lettre de licenciement en ce qu'elle entendait soumettre à l'acceptation de Monsieur Chevrel, un modification de son contrat de travail. La SA Giacomini soutient que Monsieur Chevrel ne peut prétendre au maintien des conditions de son contrat de travail ou à une contrepartie financière en cas de modification substantielle dudit contrat. Elle indique que Monsieur Chevrel n'a pas accepté expressément la modification proposée et que celle-ci était dictée par une préoccupation économique certaine : réorganisation de la "force de vente" par substitution de technico-commerciaux aux VRP en place et redécoupage des secteurs d'activités. La SA Giacomini fait état des résultats bénéfiques de cette réorganisation qui dépend du pouvoir du chef d'entreprise et qui a été faite dans l'intérêt de la SA Giacomini pour un motif économique d'ordre structurel.
La SA Giacomini dénie à Monsieur Chevrel tout droit à une indemnité de clientèle en l'absence d'apport et de création de clientèle par l'action de Monsieur Chevrel. La SA Giacomini souligne les efforts importants qu'elle a effectués pour assurer la promotion de ses produits, l'importance du chiffre d'affaires réalisé par Monsieur Chevrel grâce aux groupement d'achats en relation directe avec la SA Giacomini et l'absence de perte de clientèle par Monsieur Chevrel qui a continué à démarcher la même clientèle pour des produits identiques et concurrents.
Discussion
A. Sur le licenciement pour motif économique
Attendu qu'aux termes de l'article L. 321-1 du Code du travail constitue un licenciement pour motif économique le licenciement effectué par un employeur pour un ou plusieurs motifs non inhérents à la personne du salarié résultant d'une modification substantielle de contrat de travail consécutive notamment à des difficultés économiques ou à des mutations technologiques ;
Attendu qu'en droit, la modification substantielle d'un contrat de travail d'un salarié décidée par l'employeur en vue de procéder à une réorganisation de son entreprise dans l'intérêt de cette dernière et refusée par le salarié, peut fonder un licenciement pour un motif économique d'ordre structurel ;
Attendu que la réorganisation de l'entreprise décidée par l'employeur peut constituer un motif économique de licenciement même si cette réorganisation n'entraîne pas de suppression d'emplois ;
Attendu qu'en l'espèce, la SA Giacomini a fait connaître dès janvier 1989 puis plus précisément le 15 février 1990 son intention de procéder à une réorganisation profonde de son service commercial constitué de VRP Multicartes par une réduction de secteurs d'activités attribués à chacun d'eux par un changement de l'action commerciale (prospection des professionnels du bâtiment qui ne sont pas nécessairement des donneurs d'ordres directs) ;
Attendu qu'elle a effectivement mis en œuvre ses projets en modifiant la répartition des secteurs confiés auparavant à des VRP et en engageant des technico-commerciaux ;
Attendu que la SA Giacomini était en droit de proposer à Monsieur Chevrel une modification importante des conditions de son contrat de représentation, touchant à la fois le secteur d'activité et les conditions de travail;
Attendu que Monsieur Chevrel n'a pas souscrit à la modification qui lui était proposée et qui ne comportait pas malgré les demandes réitérées de Monsieur Chevrel, de contrepartie financière au retrait de 4 départements sur les 6 concédés, produisant environ 50 % du chiffre d'affaires et à l'instauration de nouvelles conditions de travail ;
Attendu qu'il n'apparaît pas que cette modification qui concerne d'autres VRP (5 entre 1990 et 1993) ait été inspirée par un autre souci que celui de l'intérêt de la SA Giacomini, désireuse d'augmenter de manière importante son chiffre d'affaires, ait été dictée par une intention de nuire à Monsieur Chevrel et ait été conduite avec une précipitation blâmable;
Attendu que la modification substantielle du contrat de travail de Monsieur Chevrel, décidée dans le seul but de réorganisation du service commercial de la SA Giacomini a été proposée, sans fraude de l'employeur, à Monsieur Chevrel;
Attendu que le refus de ce dernier a conduit légitimement son employeur à procéder à son licenciement pour un motif économique d'ordre structurel, non inhérent à sa personne, dès lors que l'employeur avait bien en vue l'intérêt de son entreprise et le souci d'une présence commerciale accrue auprès des professionnels du bâtiment qui ne passent pas nécessairement des commandes de matériaux mais prescrivent ou suggèrent l'utilisation de matériaux d'une marque déterminée;
Attendu que le Conseil de prud'hommes a, à juste titre, débouté Monsieur Chevrel de sa demande en dommages et intérêts pour licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse ;
B. Sur l'inobservation de la procédure de licenciement
Attendu que la SA Giacomini a observé la procédure de licenciement dès lors qu'après une longue période de pourparlers avec Monsieur Chevrel, débutée le 15 février 1990 et devant l'absence de réponse expresse de ce dernier sur la proposition de modification de son contrat de travail, elle l'a convoqué le 25 septembre 1990 à un entretien préalable en visant ce défaut d'accord exprès à la modification substantielle ;
Attendu que la SA Giacomini n'a pas agi avec précipitation en fixant au 1er octobre 1990 la modification des secteurs d'activités en l'absence de toute position nette de Monsieur Chevrel sur la proposition à lui faite ;
Attendu que la lettre du 26 juillet 1990 par laquelle la SA Giacomini a fixé la date d'effet au 1er octobre 1990 de la nouvelle répartition des secteurs de représentation ne peut s'analyser en une manifestation de volonté de l'employeur de licencier Monsieur Chevrel qui pouvait encore prendre parti sur la proposition à lui faite ;
C. Sur l'indemnité de clientèle
Attendu qu'aux termes de l'article L. 751-9 du Code du travail, Monsieur Chevrel a droit à une indemnité clientèle calculée selon les dispositions dudit article ;
Attendu que la SA Giacomini objecte pour dénier l'existence du préjudice résultant pour Monsieur Chevrel de la perte de clientèle qu'il n'a ni créé, ni développé de clientèle, qu'il a bénéficié des campagnes de publicité promouvant les produits qu'il représentait et du fonctionnement de groupements d'achats qui procuraient à Monsieur Chevrel des commissions sans activité de sa part et enfin qu'il continue de visiter son ancienne clientèle par le biais de sociétés dans lesquelles il a des intérêts et pour le compte d'entreprises concurrentes en sa qualité de VRP ;
Attendu que des questions de fait dont dépendent l'octroi et la fixation du montant de l'indemnité de clientèle, requièrent les lumières d'un technicien et devront faire l'objet d'une mesure d'instruction ;
Attendu qu'il n'y a pas lieu, en l'état, d'allouer à Monsieur Chevrel une provision à valoir sur l'indemnité de clientèle, supérieure à celle allouée par le Bureau de Conciliation par application de l'article R. 516-18 du Code du travail ;
Par ces motifs, LA COUR, Déclare régulier en la forme l'appel interjeté par Monsieur Jean-Paul Chevrel ; Au fond, sur le licenciement économique ; Confirme le jugement déféré en ce qu'il a dit que le licenciement de Monsieur Jean-Paul Chevrel procédait d'une cause économique réelle et sérieuse ; Déboute Monsieur Jean-Paul Chevrel de sa demande en dommages et intérêts pour inobservation de la procédure de licenciement ; Avant dire droit au fond, Sur l'indemnité de clientèle ; Dit n'y avoir lieu, en l'état, à restitution de la provision allouée par le Bureau de Conciliation par une décision exécutoire par provision avant qu'il ne soit statué au fond sur la demande en paiement de l'indemnité de clientèle ; Ordonne une mesure d'instruction (expertise) ; Commet pour y procéder Monsieur Michel Charlon demeurant 35, chemin du Halage - 38000 - Grenoble - Tél : 76.42.52.01 à l'effet de : - donner son avis sur le montant de l'indemnité de clientèle, ensuite du licenciement de Monsieur Jean-Paul Chevrel par la SA Giacomini le 16 octobre 1990 ; - de chiffrer le montant de cette indemnité conformément à l'article L. 751-9 du Code du travail, compte-tenu de la part qui revient personnellement à Monsieur Chevrel dans l'importance en nombre et en valeur de la clientèle apportée, créée ou développée par lui depuis le 1er octobre 1979 eu égard à la situation initiale décrite dans le contrat de travail, compte-tenu de la situation spéciale résultant de l'existence des Groupements d'Achats constitués d'adhérents démarchés ou non par Monsieur Chevrel et compte-tenu enfin de l'éventuelle continuation soit directement soit indirectement par Monsieur Chevrel de la visite de la clientèle qu'il démarchait pour le compte de la SA Giacomini ; de tenir compte des frais professionnels pour le calcul de l'indemnité de clientèle ; Dit que Monsieur Jean-Pierre Chevrel devra consigner au Secrétariat-Greffe de la Cour d'appel la somme de 7 000 F à valoir sur la rémunération de l'expert, dans le mois qui suit le prononcé du présent arrêt ; Dit qu'à défaut de consignation dans le délai prescrit, la désignation de l'expert sera caduque, sauf prorogation expressément accordée selon l'article 271 du NCPC et l'instance sera poursuivie ; Désigne Monsieur Robert Simon, Conseiller à la Cour d'appel, pour surveiller l'exécution de la mesure d'instruction ; Impartit à l'expert désigné un délai de 6 mois à compter du prononcé du présent arrêt pour déposer son rapport d'expertise ; Dit que l'affaire sera fixée après exécution de la mesure d'instruction pour qu'il soit statué sur la demande en paiement de l'indemnité de clientèle ; Réserve les dépens.