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Décisions

Conseil Conc., 26 novembre 2002, n° 02-D-69

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Saisines et demandes de mesures conservatoires présentées par la société Bouygues Télécom, l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir et la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Délibéré, sur le rapport oral de M. Soriano, par M. Nasse, vice-président, présidant la séance, Mme Perrot, MM. Bidaud, Charriere-Bournazel, Lasserre, Piot, membres.

Conseil Conc. n° 02-D-69

26 novembre 2002

Le conseil de la concurrence (section I),

Vu la lettre enregistrée le 6 septembre 2002 sous les numéros 02-0078 F et 02-0079 M par laquelle la société Bouygues Télécom a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Orange France dans le secteur de la téléphonie mobile et a demandé le prononcé de mesures conservatoires ; Vu la lettre enregistrée le 13 septembre 2002 sous les numéros 02-0080 F et 02-0081 M par laquelle l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Orange France dans le secteur de la téléphonie mobile et a demandé le prononcé de mesures conservatoires ; Vu la lettre enregistrée le 26 septembre 2002 sous les numéros 02-0086 F et 02-0087 M par laquelle la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société Orange France dans le secteur de la téléphonie mobile et a demandé le prononcé de mesures conservatoires ; Vu le livre IV du Code de commerce, relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; Vu l'article 82 du traité de Rome ; Vu les décisions de jonction du rapporteur général du 20 septembre et du 2 octobre 2002 ; Vu les décisions de secret des affaires n° 02-DSA-22 et n° 02-DSA-23 du 28 octobre 2002 ; Vu l'avis n° 02-901 du 10 octobre 2002 adopté par l'Autorité de régulation des télécommunications, à la demande du Conseil, sur le fondement des dispositions de l'article L. 36-10 du Code des postes et télécommunications ; Vu les observations présentées par l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir, la société Orange France et le commissaire du Gouvernement ; Vu la lettre du 8 novembre 2002 par laquelle la société Bouygues Télécom informe le Conseil du désistement de sa saisine au fond et de sa demande de mesures conservatoires ; Vu les autres pièces du dossier ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement et les représentants de l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir, de la Confédération de la consommation, du logement et du cadre de vie et de la société Orange France entendus lors de la séance du 12 novembre 2002 ;

Les pratiques en cause

1. Depuis 1991, la société Orange France fournit, en France métropolitaine, des services de radiotéléphonie GSM. France Télécom SA est actionnaire à plus de 80 % de Orange SA qui contrôle la société Orange France à 100 %. La société Orange France a adopté de nouvelles dispositions tarifaires qui ont été mises en œuvre les 15 septembre et 1er octobre 2002.

2. Orange France propose des services pré-payés Mobicarte qui permettent à l'usager de passer, depuis une ligne mobile, des communications dont le prix est déduit d'un compte personnel pré-alimenté par virement bancaire ou par le biais de cartes dites pré-payées disponibles dans le commerce. Jusqu'au 15 septembre 2002, le prix TTC par minute de communication était de 0,30 euros pour les appels destinés aux lignes Orange France (appels dits on-net) et de 0,50 euros pour les appels destinés aux autres lignes fixes ou mobiles situées en France métropolitaine et hors numéros dits spéciaux, c'est-à-dire affectés à des prestataires de services. Ces prix étaient facturés par tranches de 30 secondes au-delà d'une première minute dite indivisible, c'est-à-dire facturée quelle que soit la durée de l'appel. Les nouvelles dispositions tarifaires, entrées en vigueur le 15 septembre dernier, prévoient désormais une facturation à la seconde au-delà d'une première minute indivisible et ont porté les prix à 0,62 euros, pour les appels destinés aux lignes SFR et Bouygues Télécom, et à 0,50 euros, pour les appels destinés aux lignes fixes et Orange France.

3. Orange France propose également des abonnements d'une durée d'engagement de 12 ou 24 mois qui offrent des durées forfaitaires mensuelles de communication de deux à quinze heures pour le grand public et de une à quinze heures pour les entreprises, ainsi que la faculté de passer des communications dites hors-forfait (hors France métropolitaine ou numéros spéciaux) et des communications au-delà du forfait, à un prix prédéfini. Avant le lancement des nouvelles offres tarifaires, les communications étaient décomptées par tranches de 30 secondes au-delà d'une première minute indivisible et les communications à destination des lignes Orange France bénéficiaient d'une réduction de 25 % au-delà du forfait. Depuis le 15 septembre 2002, pour le grand public, et le 1er octobre 2002, pour les entreprises, les communications sont décomptées à la seconde, et ce, dès la première seconde pour les appels destinés à la France métropolitaine (hors numéros spéciaux) et après une première minute indivisible pour les autres appels. Les prix des forfaits et des communications hors-forfait restent inchangés tandis que le prix des communications au-delà du forfait augmente légèrement. En revanche, un complément de 0,002 euros TTC par seconde est facturé, en sus de l'abonnement mensuel, pour les appels destinés aux lignes SFR et Bouygues Télécom. Enfin, la réduction de 25 % pour les appels au-delà du forfait destinés aux lignes Orange France est supprimée. Par ailleurs, Orange France propose des offres d'abonnement (Compte mobile pour le grand public et abonnement basic pour les entreprises) ainsi qu'un Compte mobile avec forfait une heure pour le grand public dont les communications sont désormais facturées à la seconde après une première minute indivisible (dès la première seconde pour les communications incluses dans le forfait du Compte mobile avec forfait une heure), le complément de facturation s'appliquant de la même manière qu'aux offres forfaitaires s'agissant des appels destinés aux lignes SFR et Bouygues Télécom.

4. La société Bouygues Telecom, l'Union Fédérale des Consommateurs Que Choisir (ci-après l'UFC Que Choisir), puis la Confédération de la Consommation, du Logement et du Cadre de Vie (ci-après la CLCV) ont saisi le Conseil de la concurrence de cette nouvelle tarification. Les plaignantes estiment que la société Orange France dispose d'une position dominante sur le marché de la téléphonie mobile GSM et que les modifications apportées le 15 septembre et le 1er octobre 2002 aux modalités de tarification de ses services constituent un abus de position dominante. L'UFC Que Choisir et la CLCV demandent au Conseil d'enjoindre, à titre conservatoire, à Orange France de suspendre les mesures de surfacturation des appels vers les réseaux de Bouygues Télécom et SFR, de mettre fin à toute promotion, publicité et commercialisation de sa nouvelle tarification et d'informer les consommateurs de cette suspension selon un vecteur de communication adapté.

5. Orange France a lancé, depuis le 7 novembre 2002, une campagne informant ses clients d'une modification des offres de tarification à la seconde décrites ci-dessus. Le complément de facturation sur les appels vers les lignes SFR et Bouygues Telecom est supprimé. En revanche, le prix des forfaits est augmenté de 3 euros. Ces modifications prendront effet à compter du 28 novembre, pour le grand public, et du 9 décembre, pour les entreprises, en ce qui concerne les nouveaux abonnements, et au plus tard le 1er février, pour les abonnements en cours. Informée de cette modification, la société Bouygues Telecom s'est désistée de sa saisine au fond et de sa demande de mesures conservatoires par courrier du 8 novembre 2002.

Les marchés pertinents

6. Du point de vue de la demande, les services de téléphonie mobile GSM offrent la faculté, à partir d'un terminal dédié, de recevoir et de donner des appels téléphoniques ainsi que des messages textuels courts (SMS), et ce, indépendamment de la situation géographique de l'usager. Ces services se caractérisent par leur souplesse d'utilisation par rapport à ceux de la téléphonie fixe, tant en émission qu'en réception, et ne leur apparaissent donc pas substituables. La pratique consistant à résilier un abonnement au réseau de téléphonie fixe au profit d'un abonnement pour la téléphonie mobile est d'ailleurs restée jusqu'à présent marginale (observatoire des marchés de l'Autorité de Régulation des Télécommunications, ci-après ART).

7. Les entreprises et les professionnels peuvent bénéficier d'un abonnement simple, d'un rabais, en fonction de la taille de la flotte, portant sur le prix de forfaits individuels, ou encore d'un forfait global utilisable par l'ensemble des usagers de l'entreprise. En outre, il existe des offres dites de convergence, groupant des fonctionnalités de téléphonie fixe et mobile. Enfin, un client grand public ne peut souscrire une offre entreprises.

8. Parmi les offres grand public des opérateurs, on distingue entre les services pré-payés, sans engagement, et les abonnements dont la durée d'engagement s'échelonne de 6 à 24 mois. Bien que non engagé de façon formelle, le client d'une offre pré-payée se doit toutefois de procéder annuellement à un nombre minimal de rechargements afin de ne pas perdre le bénéfice de sa ligne. En outre, la société Orange France soutient dans ses observations que "le choix d'un consommateur entre un abonnement et une carte pré-payée dépend essentiellement de l'estimation de sa consommation", ce qui semble pouvoir être confirmé au vu des écarts qu'elle avance entre le revenu moyen qu'elle obtient de ses abonnés et celui de ses clients d'offres pré-payées.

9. A ce stade de l'instruction, il n'est donc pas exclu que le marché pertinent concerné par les pratiques dénoncées soit celui de la téléphonie mobile en France métropolitaine, sans qu'il soit nécessaire de se prononcer sur une éventuelle segmentation de ce marché entre la clientèle des entreprises et celles du grand public non plus qu'entre les offres d'abonnement et les offres pré-payées.

La position de Orange France sur ces marchés :

10. Selon l'observatoire des mobiles de l'ART du 30 septembre 2002, Orange France disposerait, avec 17 730 900 clients actifs en métropole, d'une part de marché de 49,6 % (50 % des abonnements et 48,4 % du parc pré-payé) contre 35 % pour SFR et 15,4 % pour Bouygues Télécom. Selon le Club informatique des grandes entreprises françaises, cette part de marché s'établissait à 79 % au 30 octobre 2000 (contre 5 % pour Bouygues Télécom) auprès des grands comptes. Enfin Orange France comptait, au 31 août 2002, entre 1,4 et 1,8 million de lignes entreprises contre moins de 400 000 pour Bouygues Télécom.

11. Dans son courrier du 16 octobre 2002 la société Orange France déclare avoir réalisé 43,1 % du chiffre d'affaires de la téléphonie mobile de détail en France métropolitaine pour l'année 2001, ce qui conduit à un revenu par client moindre pour Orange France que celui de ses concurrents. Les clients de Bouygues Télécom, qui offre des services comparables, ont ainsi une durée moyenne mensuelle de communication supérieure de 73 % à celle des clients de Orange France. En revanche, le niveau de prix de Orange France est supérieur pour les offres grand public (de 10 à 25 % par rapport à Bouygues Télécom avant septembre 2002). Pour les entreprises, les prix sont comparables, voire inférieurs à ceux de ses concurrents.

12. Sur le plan de la commercialisation de ses services, Orange France jouit d'une exclusivité en matière de distribution auprès des 650 agences France Télécom, et ce, en sus de ses 120 espaces Mobistore (contre 250 points de vente SFR au 31 décembre 2001). En particulier, dans les zones rurales, le réseau d'agences France Télécom donne à Orange France un avantage concurrentiel par rapport aux deux autres opérateurs. De même, comme l'indique le groupe Orange dans son document de référence 2001, "Orange France utilise aussi la force de vente de la branche Entreprises de France Télécom qui comprend environ 950 vendeurs qui vendent tous les types de produits et services directement aux grandes entreprises". De plus, la commercialisation des services d'Orange France dans les agences France Télécom matérialise ses liens avec l'opérateur historique, ce qui, en termes d'image et de confiance, constitue également un atout.

13. En outre, par rapport à ses deux concurrents, Orange France bénéficie également de l'antériorité du déploiement de son réseau, et donc du fait d'avoir complété sa couverture avant ses concurrents. Le stade d'amortissement plus avancé de son réseau et l'étendue de son parc lui donnent par ailleurs un avantage en termes de coût moyen de ses services.

14. Enfin, le fait que, en dépit d'un niveau de prix supérieur à celui de ses concurrents, la part de marché en nombre de clients de Orange France se maintient, témoigne de l'importance des avantages concurrentiels autres que les prix dont bénéficie Orange France.

15. Compte tenu de ces éléments, il ne peut être exclu, en l'état de l'instruction, que Orange France soit en position dominante sur le marché des services de téléphonie mobile GSM en France métropolitaine.

La recevabilité des saisines :

16. Orange France fait valoir que, compte tenu du retrait des offres tarifaires mises en cause et de leur remplacement par des offres ne comportant plus de différenciation tarifaire, annoncé le 7 novembre dernier, les saisines de l'UFC Que Choisir et de la CLCV sont irrecevables pour défaut d'intérêt à agir de ces associations, ainsi que l'énonce l'article L. 462-8 du Code de commerce.

17. Mais l'intérêt à agir doit s'apprécier à la date des saisines, soit le 13 septembre 2002 pour l'UFC Que Choisir et le 26 septembre 2002 pour la CLCV, dates auxquelles les offres tarifaires en cause étaient toujours valables. Au surplus, le Conseil peut être saisi de pratiques ponctuelles, qui ont pris fin au moment de la saisine, mais dont le saisissant estime qu'elles ont eu ou pu avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur un marché.

18. Dans sa saisine, l'UFC Que Choisir estime, en premier lieu, que la société Orange France impose une augmentation des tarifs implicite pour un grand nombre de ses abonnés en rendant le calcul économique du consommateur impossible et en basculant les abonnés vers la nouvelle tarification sans demander le consentement exprès de ses clients. Pour sa part, la CLCV prétend que la campagne publicitaire menée par Orange France annonce une baisse des prix manifeste mais n'indique pas de manière claire et apparente que les appels vers les autres opérateurs seront désormais surtaxés au sein même du forfait.

19. La société Orange France objecte dans ses observations qu'elle a mis à disposition des abonnés à un forfait Orange une véritable information sur la nouvelle tarification, au moyen de l'envoi de plusieurs courriers et par la mise en place de deux numéros gratuits, et, qu'en outre, une ligne concernant le complément de facturation figure désormais sur les factures de ses abonnés, lesquels ont, par ailleurs, la possibilité de refuser, jusqu'au 15 décembre 2002, l'application de cette tarification. Elle fait également observer que ses publicités mentionnent l'existence de ce complément de facturation et annoncent une augmentation du temps de communication offert et non une diminution des prix.

20. A ce stade de l'instruction, il ne peut être exclu que la "déloyauté" des annonces publicitaires ou commerciales faites par Orange France, ainsi que "l'opacité" de la nouvelle tarification, à les supposer établies, puissent être de nature à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur le marché de la téléphonie mobile.

21. En second lieu, l'UFC Que Choisir soutient que la différenciation tarifaire pratiquée par Orange France a pour effet de restreindre la quantité d'appels passés par les clients de cette dernière à destination des lignes SFR et Bouygues Télécom et verrouille le marché, dans la mesure où tout départ d'un membre du "club Orange" peut être considéré comme une "trahison" puisque son départ génère des externalités négatives à l'égard de l'ensemble des autres membres du club dont certains appels seront désormais surfacturés. Selon elle, la pratique dénoncée aura également pour effet d'évincer les concurrents de Orange France dès lors que le coût d'opportunité d'une souscription au réseau dominant sera mécaniquement plus faible que pour les autres. Pour sa part, la CLCV met en avant la remise en cause du principe de l'interopérabilité et un "effet boule de neige", défavorable aux opérateurs concurrents de Orange France.

22. Dans ses observations, la société Orange France justifie la différenciation tarifaire qu'elle a introduite à l'occasion du passage à la facturation à la seconde en indiquant qu'il est de plus en plus question de mettre fin au système prévalant actuellement entre les opérateurs mobiles, système dit de bill and keep, dans lequel ils ne se facturent pas entre eux les terminaisons d'appels, celles-ci faisant l'objet d'un "troc" justifié par la symétrie du volume de trafic échangé. Dans cette perspective, les charges de terminaison d'appel que se factureraient les opérateurs pourraient être différentes, et elle estime opportun de répercuter, par avance, ces différences sur ses tarifs.

23. Mais Orange France n'avance, dans ses observations, aucun élément de nature à démontrer le caractère prévisible d'une sortie de ce système. Dans le cadre du système actuel, l'ART estime, dans son avis sus-visé, que le coût d'un appel se terminant sur le réseau d'un opérateur n'est pas différent pour ce dernier du coût d'un appel se terminant sur un autre réseau GSM : "A partir des données dont elle dispose (...) l'Autorité confirme la quasi-symétrie du volume de trafic échangé entre les opérateurs mobiles métropolitains en 1999, 2000 et 2001". Dès lors, "un appel aboutissant sur le réseau d'un opérateur tiers coûte à l'opérateur à l'origine de l'appel le prix d'une terminaison qu'il mobilise sur son propre réseau pour l'opérateur tiers". Orange France a reconnu en séance, qu'actuellement, aucune différence de coût ne justifiait une différenciation tarifaire. Or, pour un opérateur en position dominante, le fait de pratiquer des différences de prix non justifiées par des différences de coût de revient des services, et qui pourraient donc être discriminatoires, est susceptible de constituer un abus si cette pratique a pour objet ou peut avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur le marché concerné.

24. Contestant que sa différenciation tarifaire puisse avoir un effet anticoncurrentiel, la société Orange France produit, à l'appui de sa thèse, une étude du professeur Paul Seabright sur les conséquences économiques du complément de facturation. De façon préliminaire, celui-ci considère que les effets de la différenciation sur la répartition du trafic, entre les réseaux des trois opérateurs, ne peuvent certainement pas être déterminés à ce stade. Il soutient ensuite, qu'en tout état de cause, si le trafic entrant d'un opérateur concurrent de Orange France venait à baisser, cela n'aurait aucun effet sur ses revenus et induirait au contraire une augmentation de son profit eu égard à la diminution de ses coûts de terminaison. Il souligne de plus que les nouveaux tarifs de Orange France restent sensiblement supérieurs à ceux de ses concurrents, même pour les clients qui n'appellent jamais les lignes mobiles des autres opérateurs (appels dits off-net), de telle sorte que les consommateurs ne seraient pas incités à opter pour cet opérateur. Il rappelle, enfin, qu'il "est reconnu par toutes les autorités économiques que, lorsqu'il s'agit de la tarification d'un bien ou d'un service produit à des coûts fixes importants, tels que les télécommunications, la tarification au coût marginal n'est plus envisageable et qu'au contraire, une certaine différenciation de prix entre les clientèles différentes est alors nécessaire pour minimiser les distorsions économiques consécutives à une tarification au-delà du coût marginal".

25. Mais, en l'état de l'instruction, il ne peut être exclu que l'augmentation des prix pratiqués par Orange France pour les appels destinés aux lignes mobiles des opérateurs concurrents ait pour effet de restreindre le volume des appels passés par ses clients à destination de ces réseaux. Orange France donne, d'ailleurs, sur son site Internet, à l'occasion du passage à la nouvelle facturation, les indications nécessaires à l'identification du réseau d'un correspondant sur la base des quatre premiers chiffres de son numéro. De plus, la différenciation tarifaire peut influer sur le choix des clients lors du premier achat ou d'un renouvellement, dans la mesure où ils seront désormais susceptibles de tenir compte des réseaux auxquels appartiennent leurs principaux correspondants. Ces effets sont de nature à limiter l'interopérabilité des réseaux et donc à favoriser le plus grand des parcs, les clients valorisant la possibilité d'appeler et d'être appelés par le plus grand nombre possible de correspondants. Cet effet devrait être d'autant plus important que Orange France détient une part de marché beaucoup plus élevée que celle de chacun de ses deux concurrents. Le niveau de prix sensiblement plus élevé de ses services ne paraît pas de nature à contrecarrer totalement cet effet, puisque, comme il a déjà été noté plus haut, ce niveau de prix plus élevé n'a pas empêché la part de marché de Orange France de rester stable. De plus, la nouvelle facturation permet à Orange France de baisser ses prix pour les appels destinés aux lignes fixes et Orange France. Il s'ensuit que la politique tarifaire dénoncée pourrait, sous réserve d'une instruction au fond, être constitutive d'un abus de position dominante et entrer dans le champ de l'article L. 420-2 du Code de commerce.

26. Cependant, dès le 7 novembre 2002, la société Orange France a annoncé qu'elle renonçait à l'application de toute différenciation tarifaire. A compter du 28 novembre pour le grand public et du 9 décembre pour les entreprises, elle retirera ses offres tarifaires des 15 septembre et 1er octobre et proposera des forfaits sans complément de facturation. La facturation à la seconde est conservée, après une première minute indivisible, ou bien dès la première seconde pour 3 euros supplémentaire par mois. Les abonnés actuels ont jusqu'au 31 janvier 2003 pour opter entre ces deux nouvelles formules tarifaires, la première étant retenue par défaut au 1er février 2003.

27. La pratique dénoncée a donc eu une durée très limitée. Or les études quantitatives portant sur les comportements de consommation, en général, montrent que la réaction des consommateurs à des variations de prix demandent des délais qui peuvent se compter en trimestres. En l'espèce, les saisissantes ne fournissent aucun élément laissant apparaître que la différentiation tarifaire introduite par Orange France aurait immédiatement agi sur les comportements. En conséquence, il apparaît que les effets potentiels de cette pratique, tels qu'ils ont été analysés ci-dessus, n'ont pas eu le temps matériel de se développer. La pratique ne peut donc être regardée comme ayant restreint de manière sensible le jeu de la concurrence sur le marché concerné. Or, la Cour de cassation, dans un arrêt de sa chambre commerciale en date du 12 janvier 1999, société Zannier, a jugé que la condition de sensibilité de l'effet des pratiques est un élément de la qualification de ces pratiques dont l'existence doit être vérifiée au cas par cas : "Mais attendu que c'est à bon droit que la cour d'appel a énoncé qu'en l'absence de toute définition légale ou réglementaire d'un seuil de sensibilité, il appartient aux juridictions saisies de vérifier dans chaque cas d'espèce si l'effet potentiel ou avéré des pratiques incriminées est de nature à restreindre de manière sensible le jeu de la concurrence sur le marché concerné".

Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de rejeter au fond les saisines de l'UFC Que Choisir et de la CLCV, et, par voie de conséquence, les demandes de mesures conservatoires. En outre, il y a lieu de constater que la société Bouygues Télécom a renoncé à sa plainte.

DÉCIDE

Article 1er : Les saisines au fond enregistrées sous les numéros 02-0080-F et 02-0086-F sont rejetées.

Article 2 : Les demandes de mesures conservatoires enregistrées sous les numéros 02-0081-M et 02-0087-M sont rejetées.

Article 3 : Il est donné acte à la société Bouygues Télécom de son désistement de la saisine et de la demande de mesures conservatoires enregistrées sous les numéros 02-0078 F et 02-0079 M.