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Décisions

TPICE, 1re ch., 22 octobre 2002, n° T-77/02

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Schneider Electric (SA)

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, Legrand (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Vesterdorf

Juges :

MM. Forwood, Legal

Avocats :

Mes Winckler, de La Serre, Calvet, Masse-Dessen

TPICE n° T-77/02

22 octobre 2002

LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (première chambre),

Cadre juridique

1. L'article 2 du règlement (CEE) n° 4064-89 du Conseil, du 21 décembre 1989, relatif au contrôle des opérations de concentration entre entreprises [JO L. 395, p. 1, tel que rectifié, JO 1990, L. 257, p. 13, et tel que modifié par le règlement (CE) n° 1310-97 du Conseil, du 30 juin 1997, JO L. 180, p. 1, ci-après le "règlement n° 4064-89"] dispose :

"1. Les opérations de concentration visées par le présent règlement sont appréciées en fonction des dispositions qui suivent en vue d'établir si elles sont ou non compatibles avec le Marché commun.

[...]

3. Les opérations de concentration qui créent ou renforcent une position dominante ayant comme conséquence qu'une concurrence effective serait entravée de manière significative dans le Marché commun ou une partie substantielle de celui-ci doivent être déclarées incompatibles avec le Marché commun.

[...]"

2. L'article 4 du règlement n° 4064-89 exige que la partie ou les parties acquérant le contrôle, ou le contrôle conjoint, d'une autre entreprise notifient l'opération de concentration à la Commission.

3. Aux termes de l'article 7 du règlement n° 4064-89 :

"1. Une concentration telle que définie à l'article 1er ne peut être réalisée ni avant d'être notifiée ni avant d'avoir été déclarée compatible avec le Marché commun [...]

3. Le paragraphe 1 ne fait pas obstacle à la réalisation d'une offre publique d'achat ou d'échange qui a été notifiée à la Commission conformément à l'article 4, paragraphe 1, pour autant que l'acquéreur n'exerce pas les droits de vote attachés aux participations concernées ou ne les exerce qu'en vue de sauvegarder la pleine valeur de son investissement et sur la base d'une dérogation octroyée par la Commission conformément au paragraphe 4.

4. La Commission peut, sur demande, octroyer une dérogation aux obligations prévues aux paragraphes 1 ou 3. La demande d'octroi d'une dérogation doit être motivée. Lorsqu'elle se prononce sur la demande, la Commission doit prendre en compte notamment les effets que la suspension peut produire sur une ou plusieurs entreprises concernées par une opération de concentration ou sur une tierce partie, et la menace que la concentration peut présenter pour la concurrence. La dérogation peut être assortie de conditions et de charges destinées à assurer des conditions de concurrence effective. Elle peut être demandée et accordée à tout moment, que ce soit avant la notification ou après la transaction.

[...]"

4. L'article 8 du règlement n° 4064-89 précise, notamment :

"3. Lorsque la Commission constate qu'une opération de concentration répond au critère défini à l'article 2, paragraphe 3 [...], elle prend une décision déclarant la concentration incompatible avec le Marché commun.

4. Si une opération de concentration a déjà été réalisée, la Commission peut ordonner, dans une décision au titre du paragraphe 3 ou dans une décision distincte, la séparation des entreprises ou des actifs regroupés ou la cessation du contrôle commun ou toute autre action appropriée pour rétablir une concurrence effective."

Antécédents du litige

5. Schneider Electric SA (ci-après "Schneider"), société de droit français, est la société-mère d'un groupe actif dans la production et la vente de produits et de systèmes dans les secteurs de la distribution électrique, du contrôle industriel et de l'automation.

6. Legrand SA est une société de droit français spécialisée dans la production et la vente d'appareillages électriques d'installations basse tension.

7. Le 16 février 2001, Schneider et Legrand ont, conformément aux prescriptions du règlement n° 4064-89, notifié à la Commission le projet de Schneider de lancer une offre publique d'échange (ci-après l'"OPE") sur l'intégralité des actions Legrand détenues par le public.

8. Après examen de la notification, la Commission a conclu que l'opération de concentration notifiée relevait du règlement n° 4064-89 et que sa compatibilité avec le Marché commun et l'Espace économique européen suscitait des doutes sérieux.

9. En conséquence, la Commission a adopté, le 30 mars 2001, une décision fondée sur l'article 6, paragraphe 1, sous c), du règlement n° 4064-89, par laquelle elle a ouvert la seconde phase de la procédure d'examen de la concentration notifiée.

10. Le 7 juin 2001, Schneider a déposé les termes de son OPE auprès du Conseil français des marchés financiers, lequel l'a déclarée recevable lors de sa séance du 14 juin suivant. Le visa de la Commission des opérations de bourse a été obtenu le 19 juin 2001.

11. L'article 7, paragraphe 3, du règlement n° 4064-89 autorisant la réalisation des offres publiques notifiées à la Commission à condition que l'acquéreur n'exerce pas les droits de vote attachés aux actions concernées, Schneider a lancé son OPE le 21 juin 2001 et l'a clôturée le 25 juillet suivant.

12. En application de l'article 13, paragraphe 2, du règlement (CE) n° 447-98 de la Commission, du 1er mars 1998, relatif aux notifications, aux délais et aux auditions prévus par le règlement n° 4064-89 (JO L. 61, p. 1), la Commission a adressé à Schneider, le 3 août 2001, une communication des griefs concluant à la création ou au renforcement d'une position dominante, du fait de l'opération de concentration notifiée, sur un certain nombre de marchés sectoriels nationaux.

13. Le 6 août 2001, la Commission des opérations de bourse a rendu l'avis de résultat définitif de l'OPE lancée par Schneider sur les titres de Legrand. Schneider a ainsi recueilli 98,7 % des titres de Legrand.

14. Les parties notifiantes ont répondu à la communication des griefs, par mémoire déposé le 16 août suivant.

15. Une audition a eu lieu le 21 août 2001.

16. Le 10 octobre 2001, la Commission a adopté une décision, sur le fondement de l'article 8, paragraphe 3, du règlement n° 4064-89 [C (2001) 3014 final (affaire COMP-M.2283 - Schneider-Legrand), ci-après la "décision d'incompatibilité"].

17. Aux termes de l'article 1er de cette décision :

"La concentration notifiée à la Commission par Schneider le 16 février 2001, qui lui permettrait d'acquérir le contrôle exclusif de Legrand, est déclarée incompatible avec le Marché commun et avec le fonctionnement de l'accord EEE."

18. Cette décision d'incompatibilité étant intervenue après la clôture de l'OPE de Schneider, la Commission a notifié à cette dernière, le 24 octobre 2001, une seconde communication des griefs, par laquelle elle annonçait son intention d'adopter une décision ordonnant la séparation de Schneider et de Legrand en vertu de l'article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89.

19. Après avoir accédé au dossier le 31 octobre et le 5 novembre 2001, Schneider a répondu à la communication des griefs du 24 octobre 2001, par mémoire du 7 novembre 2001. Une première réunion entre Schneider et la Commission a eu lieu le 14 novembre 2001. Schneider s'est ensuite exprimée lors d'une audition tenue le 26 novembre 2001.

20. À la demande présentée par Schneider le 22 novembre 2001, la Commission a adopté, le 4 décembre 2001, une décision autorisant Schneider, sur le fondement de l'article 7, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89, à exercer les droits de vote attachés à sa participation dans Legrand, par l'intermédiaire d'un mandataire nommé par Schneider et dans les conditions prévues dans un contrat de mandat approuvé par la Commission.

21. Le 10 décembre 2001, Schneider et Salustro Reydel Management, le mandataire, ont signé le contrat de mandat.

22. Contre la décision d'incompatibilité, Schneider a introduit un recours en annulation, par requête déposée au greffe du Tribunal le 13 décembre 2001 (affaire T-310-01).

23. Le 10 janvier 2002, à la suite d'une demande introduite à cette fin le 17 décembre 2001, la Commission a donné à Schneider accès au dossier administratif de la procédure relative à la séparation des deux entreprises parties à la concentration litigieuse.

24. Lors d'une réunion tenue le 15 janvier 2002, la Commission a informé les représentants de Schneider des grandes lignes d'un projet de décision ordonnant à Schneider de se séparer du groupe Legrand.

25. Le 18 janvier 2002, Schneider a obtenu un dernier accès au dossier.

26. Le 22 janvier 2002, le comité consultatif en matière de concentrations entre entreprises s'est prononcé sur le projet de décision.

27. Par lettre du 25 janvier 2002, Schneider a présenté ses dernières observations sur le périmètre de cession de Legrand.

28. Par décision du 30 janvier 2002 (ci-après la "décision de séparation"), adoptée sur le fondement de l'article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89 et reçue par Schneider le 4 février suivant, la Commission a ordonné à Schneider de se séparer du groupe Legrand.

29. La décision de séparation définit les modalités de la séparation des deux entreprises. En particulier, elle interdit à Schneider de procéder à une séparation distincte de certaines activités de Legrand, soumet à l'agrément préalable de la Commission le ou les acquéreurs de Legrand, interdit toute rétrocession ultérieure de certaines activités de Legrand à Schneider et, enfin, impose à Schneider un délai maximal pour réaliser la séparation.

Procédure devant le Tribunal

30. Par actes déposés le 18 mars 2002, Schneider a introduit un recours en annulation contre la décision de séparation (affaire T-77-02), une demande tendant à ce qu'il soit statué sur ce recours selon la procédure accélérée prévue par l'article 76 bis du règlement de procédure du Tribunal, ainsi qu'une demande de sursis à l'exécution de la décision de séparation (affaire T-77-02 R).

31. La demande de procédure accélérée a été accueillie par décision du Tribunal notifiée aux parties le 25 mars 2002.

32. L'audience de référé dans l'affaire T-77-02 R s'est déroulée le 23 avril 2002.

33. À la suite de cette audience de référé, la Commission a accordé à Schneider, à la demande de celle-ci, une prorogation du délai pour réaliser la séparation. En conséquence, Schneider s'est désistée de sa demande de sursis à l'exécution de la décision de séparation. Par ordonnance du 28 mai 2002, le président du Tribunal a prononcé la radiation de l'affaire T-77-02 R et a réservé les dépens de l'instance en référé jusqu'à ce qu'il soit statué sur le recours au principal.

34. Par ordonnance du 6 juin 2002, Legrand, le Comité central d'entreprise de la SA Legrand et le Comité européen du groupe Legrand ont été admis à intervenir au litige, au soutien des conclusions de la Commission.

35. Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal a décidé d'ouvrir la procédure orale et a posé des questions aux parties, au titre des mesures d'organisation de la procédure prévues à l'article 64 du règlement de procédure. Les parties ont déféré à ces demandes.

36. Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience qui s'est déroulée, à huis clos, le 11 juillet 2002.

Conclusions des parties

37. Schneider conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :

- annuler en toutes ses dispositions, et à titre subsidiaire, partiellement, la décision de séparation ;

- adopter toute autre mesure qu'il jugera appropriée ;

- ordonner à la Commission de rembourser à Schneider les dépens et notamment les honoraires versés par elle et les autres frais exposés en relation avec le présent recours.

38. La Commission, soutenue par les parties intervenantes, conclut à ce qu'il plaise au Tribunal :

- faire droit à sa demande d'audition des représentants de Legrand et du mandataire, en qualité de témoins ;

- rejeter le recours ;

- condamner Schneider aux dépens.

En droit

39. Schneider considère que l'illégalité de la décision d'incompatibilité emporte celle de la décision de séparation. Schneider formule le présent recours sous cette réserve préalable.

40. Schneider estime également que la décision de séparation est affectée de vices autonomes procédant d'irrégularités de procédure, de la violation de l'obligation de motivation, de l'incompétence territoriale de la Commission, de la méconnaissance de l'article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89, du non-respect du principe de bonne administration et, enfin, d'erreurs manifestes d'appréciation.

41. Le Tribunal considère que, en ce qu'elle ordonne à Schneider de se séparer du groupe Legrand aux fins de rétablir une concurrence effective au sens de l'article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89, la décision de séparation présuppose la légalité de la décision d'incompatibilité, dont elle constitue une mesure d'application.

42. La décision de séparation ne peut, en effet, légalement ordonner à Schneider de se séparer du groupe Legrand, en vertu de l'article 8, paragraphe 4, du règlement n° 4064-89 que si la décision d'incompatibilité a, elle-même, légalement établi, conformément aux articles 2, paragraphe 3, et 8, paragraphe 3, du règlement n° 4064-89 et au terme d'une procédure administrative régulière, que l'opération de concentration notifiée créera ou renforcera une position dominante ayant pour effet une entrave significative à une concurrence effective dans le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci.

43. Or, par arrêt de ce jour prononcé dans l'affaire T-310-01, le Tribunal a annulé la décision d'incompatibilité.

44. L'annulation de la décision d'incompatibilité a donc pour conséquence nécessaire de priver de base légale la décision de séparation.

45. L'illégalité de la décision d'incompatibilité entraînant ainsi celle de la décision de séparation objet du litige, la présente demande d'annulation dirigée contre cette dernière décision doit être accueillie, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens soulevés par la requérante, ni de statuer sur la demande d'audition de témoins présentée par la Commission.

46. Il y a donc lieu d'annuler la décision de séparation.

Sur les dépens

47. Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure du Tribunal, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu de la condamner à supporter, outre ses propres dépens, ceux de Schneider, en ce compris ceux afférents à la procédure de référé, conformément aux conclusions de la requérante.

48. En application de l'article 87, paragraphe 4, troisième alinéa, du règlement de procédure, Legrand, le Comité central d'entreprise de la SA Legrand et le Comité européen du groupe Legrand, parties intervenantes, supporteront leurs propres dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (première chambre),

déclare et arrête :

1) La décision C (2002) 360 final de la Commission, du 30 janvier 2002, ordonnant une séparation d'entreprises (affaire COMP/M.2283 - Schneider-Legrand), est annulée.

2) La Commission supportera ses propres dépens et les dépens exposés par la requérante, en ce compris ceux afférents à la procédure de référé T-77-02 R.

3) Legrand SA, le Comité central d'entreprise de la SA Legrand et le Comité européen du groupe Legrand supporteront leurs propres dépens.