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Décisions

CJCE, 1re ch., 8 juin 1971, n° 78-70

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Deutsche Grammophon Gesellschaft mbH

Défendeur :

Metro-SB-Großmärkte GmbH & Co KG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M.Lecourt

Présidents de chambre :

MM.Donner, Tabucchi

Avocat général :

M. Roemer

Juges :

MM.Mertens de Wilmars, Pescatore, Kutscher, Monaco

CJCE n° 78-70

7 juin 1971

LA COUR

1. Attendu que, par ordonnance du 8 octobre 1970, parvenus à la Cour le 7 décembre 1970, le Hanseatisches Oberlandesgericht de Hambourg a, en vertu de l'article 177 du traité instituant la Communauté économique européenne, posé à la Cour des questions concernant l'interprétation des articles 5, alinéa 2, 85, paragraphe 1 et 86, du traité ;

Sur la première question

2. Attendu que, par la première question, il est demandé à la Cour de dire s'il est contraire à l'article 5, alinéa 2, ou à l'article 85, paragraphe 1, du traité CEE d'interpréter les paragraphes 97 et 85 de la loi allemande du 9 septembre 1965, relative au droit d'auteur et aux droits voisins, en ce sens qu'un fabricant de supports de son peut invoquer son droit exclusif de les mettre en circulation, pour interdire la commercialisation en république fédérale d'Allemagne de supports de son qu'il a livrés lui-même à sa filiale française, laquelle, tout en étant autonome juridiquement, est entièrement sous sa dépendance du point de vue commercial ;

3. Attendu qu'aux termes de l'article 177, la Cour, statuant à titre préjudiciel, est seulement habilitée à se prononcer sur l'interprétation du traité et des actes pris par les institutions de la Communauté, ou sur la validité de ceux-ci mais ne saurait, par le moyen de cet article, statuer sur l'interprétation d'une disposition nationale ;

Qu'elle peut toutefois dégager du libellé formulé par la juridiction nationale eu égard aux données exposées par celle-ci, les seuls éléments relevant de l'interprétation du Traité ;

4. Attendu qu'il ressort des données retenues par le Hanseatisches Oberlandesgericht de Hambourg que la question posée se ramène essentiellement à savoir si le droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés, reconnu par une législation nationale au fabricant de supports de son, peut, sans porter atteinte à la règle communautaire, faire obstacle à la commercialisation sur le territoire national de produits régulièrement mis en circulation par ce fabricant ou avec son consentement sur le territoire d'un autre Etat membre ;

Que la Cour de justice est invitée à dégager notamment de l'article 5, alinéa 2, ou de l'article 85, paragraphe 1, du traité le contenu et la portée de la règle communautaire applicable ;

5. Attendu qu'aux termes de l'article 5, alinéa 2, du traité " les Etats membres s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des buts du traité " ;

Que cette disposition énonce une obligation générale des Etats membres, dont le contenu concret dépend, dans chaque cas particulier, des dispositions du traité ou des règles qui se dégagent de son système général ;

6. Attendu qu'aux termes de l'article 85, paragraphe 1, du traité, " sont incompatibles avec le Marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises, et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre du de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun " ;

Que l'exercice du droit exclusif visé par la question pourrait tomber sous la prohibition énoncée par cette disposition, chaque fois qu'il apparaîtrait comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente qui, en interdisant les importations en provenance d'autres Etats membres de produits licitement mis en commerce dans ces Etats, aurait pour effet de cloisonner le marché ;

7. Attendu toutefoisque, pour le cas où cet exercice échapperait aux éléments contractuels ou de concertation envisagés par cette disposition, la réponse à la question posée conduirait à examiner si l'exercice du droit de protection en cause est compatible avec d'autres dispositions du traité, relatives notamment à la libre circulation des marchandises ;

8. Attendu que les principes à considérer en l'occurrence sont ceux qui, pour la réalisation d'un marché unique entre les Etats membres, sont posés, d'une part à la deuxième partie du traité, consacrée aux fondements de la Communauté, au titre de la libre circulation des marchandises et, d'autre part, à l'article 3, f), du traité, qui prévoit l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée dans le Marché commun ;

9. Que, d'ailleurs, lorsqu'il a admis, en son article 36, certaines interdictions ou restrictions aux échanges entre Etats membres, le traité les a visées de manière précise, en stipulant que de telles dérogations ne doivent constituer " ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce des Etats membres " ;

10. Que c'est donc à la lumière de ces règles, et notamment des articles 36, 85 et 86, qu'il y a lieu d'apprécier dans quelle mesure l'exercice d'un droit national de protection, voisin du droit d'auteur, peut empêcher la commercialisation de produits en provenance d'un autre Etat membre ;

11. Attendu que, parmi les interdictions ou restrictions qu'il admet à la libre circulation des marchandises, l'article 36 se réfère à la propriété industrielle et commerciale ;

Que, à supposer qu'un droit voisin du droit d'auteur puisse être concerné par ces dispositions, il ressort cependant de cet article que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits peut cependant relever des interdictions édictées par le traité ;

Que, s'il permet des interdictions ou restrictions à la libre circulation des produits justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, l'article 36 n'admet de dérogations à cette liberté que dans la mesure où elles sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété ;

12. Attendu que, si un droit voisin du droit d'auteur est invoqué pour interdire la commercialisation dans un Etat membre de produits mis en circulation par son titulaire, ou avec son consentement, sur le territoire d'un autre Etat membre, au seul motif que cette mise en circulation n'aurait pas eu lieu sur le territoire national, une telle interdiction, consacrant l'isolement des marchés nationaux, se heurte au but essentiel du traité, qui tend à la fusion des marchés nationaux dans un marché unique;

Que ce but ne pourrait être atteint si, en vertu des divers régimes juridiques des Etats membres, leurs ressortissants avaient la possibilité de cloisonner le marché et d'aboutir à des discriminations arbitraires ou à des restrictions déguisées dans le commerce entre les Etats membres ;

13. Que, dès lors, l'exercice, par un fabricant de supports de son, du droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés découlant de la législation d'un Etat membre, pour interdire la commercialisation dans cet Etat de produits qui ont été écoulés par lui-même ou avec son consentement dans un autre Etat membre, au seul motif que cette mise en circulation n'aurait pas eu lieu sur le territoire du premier Etat membre, serait contraire aux règles qui prévoient la libre circulation des produits à l'intérieur du Marché commun;

Sur la deuxième question

14. Attendu que, par la deuxième question, il est demandé à la Cour de dire si le fabricant de supports de son abuse de son droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés dans le cas où le prix de vente imposé est, sur le territoire national, supérieur au prix du produit originaire réimporté en provenance d'un autre Etat membre et lorsque les interprètes principaux ont été liés au producteur de supports de son par des contrats d'exclusivité;

Que cette question, par l'emploi des termes " abuse de son droit ", vise l'abus de position dominante, au sens de l'article 86 du traité;

15. Attendu que cet article interdit, " dans la mesure où le commerce est susceptible d'en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci " ;

16. Qu'il résulte de cette disposition que le fait par elle prohibé suppose l'existence d'une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci;

Que le fabricant de supports de son, titulaire d'un droit voisin du droit d'auteur, ne possède pas, du seul fait qu'il exerce son droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés, une position dominante au sens de l'article 86 du traité;

17. Que, cet article exigeant que la position par lui visée s'étende à une " partie substantielle " du Marché commun, il faut en outre que le fabricant ait, seul ou conjointement avec d'autres entreprises relevant du même groupe, la possibilité de faire obstacle à une concurrence effective sur une partie importante du marché à prendre en considération, compte tenu notamment de l'existence éventuelle de producteurs écoulant des produits similaires et de leur position sur le marché;

18. Qu'au cas où les interprètes des enregistrements seraient liés au fabricant par des contrats d'exclusivité, il y a lieu de considérer, entre autres, la préférence qui leur est accordée sur le marché, la durée et la portée des engagements stipulés, ainsi que les possibilités dont les autres fabricants de supports de son disposent, pour obtenir des prestations comparables en matière d'interprétation ;

19. Attendu que, pour tomber sous l'article 86, la position dominante doit en outre faire l'objet d'une exploitation abusive ;

Que, si l'écart entre le prix imposé et le prix du produit réimporté d'un autre Etat membre ne suffit pas nécessairement à révéler un tel abus, il peut cependant, en raison de son importance, et en l'absence de justifications objectives, constituer un indice déterminant dudit abus ;

Sur les dépens

20. Attendu que les frais exposés par le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement et que, la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par le Hanseatisches Oberlandesgericht de Hambourg, conformément à l'ordonnance rendue par cette juridiction le 8 octobre 1970, dit pour droit :

1. L'exercice, par un fabricant de supports de son, du droit exclusif de mettre en circulation les objets protégés découlant de la législation d'un Etat membre, pour interdire la commercialisation dans cet Etat de produits qui ont été écoulés par lui-même ou avec son consentement dans un autre Etat membre, au seul motif que cette mise en circulation n'aurait pas eu lieu sur le territoire du premier Etat membre, est contraire aux règles qui prévoient la libre circulation des produits à l'intérieur du Marché commun.

2.a) Un fabricant de supports de son, titulaire d'un droit exclusif de distribution découlant d'une législation nationale, ne jouit pas d'une position dominante au sens de l'article 86 du traité du seul fait qu'il exerce ce droit. Il en est autrement lorsque, vu les circonstances de l'espèce, il peut faire obstacle à une concurrence effective sur une partie importante du marché à prendre en considération.

b) Si l'écart entre le prix imposé et le prix du produit réimporté d'un autre Etat membre ne révèle pas nécessairement un abus de position dominante, il peut cependant, en raison de son importance, et en l'absence de justifications objectives, constituer un indice déterminant dudit abus.