CJCE, 7e ch., 18 février 1971, n° 40-70
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
Question préjudicielle
PARTIES
Demandeur :
Sirena Srl
Défendeur :
Eda Srl, Ferrari, Formaggia, Grugni, Biraghi, Mappi, Puppo, Novimpex Srl
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lecourt
Présidents de chambre :
MM. Donner, Trabucchi
Avocat général :
M. Dutheillet de Lamothe.
Juges :
MM. Monaco, Mertens de Wilmars, Pescatore, Kutscher (rapporteur)
LA COUR
1. Attendu que, par ordonnance du 12 juin 1970, parvenue à la Cour le 31 juillet 1970, le Tribunal de Milan a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions relatives à l'interprétation des articles 85 et 86 dudit traité ;
Qu'aux termes de ces questions, la Cour est invitée à dire si les articles 85 et 86 du Traité " ... sont ou non applicables aux effets, découlant d'un contrat de cession de marque, passé antérieurement à l'entrée en vigueur du Traité ", et s'ils doivent être interprétés " en ce sens qu'ils empêchent que le titulaire d'une marque légalement déposée dans un Etat membre puisse faire valoir le droit absolu correspondant d'interdire à des tiers l'importation, en provenance d'autres pays de la Communauté, de produits portant la même marque, légalement apposée à l'origine " ;
2. Qu'il résulte du dossier transmis que le contrat auquel se réfère la juridiction nationale est un accord de 1937 aux termes duquel une entreprise américaine, titulaire d'une marque sur une crème cosmétique et médicamenteuse qu'elle produit, a, pour le territoire italien, " vendu, cédé et transféré... tous les droits, titres et intérêts sur ladite marque " à une société italienne qui, depuis lors, a produit, et écoulé sur le marché de ce pays, une crème munie de la même marque enregistrée conformément à la législation italienne ;
Qu'il ressort en outre du dossier que le litige au principal a pour objet un recours de la société italienne, intenté pour contrefaçon et tendant à faire interdire la distribution, sur le territoire italien, d'une crème de même nature importée de la république fédérale d'Allemagne et munie de la marque litigieuse par le producteur allemand qui aurait passé avec l'entreprise américaine un accord similaire valable pour le territoire allemand ;
3. Que la question posée revient donc à savoir si, à supposer que la législation nationale admette le droit du titulaire d'une marque à faire obstacle à des importations en provenance d'autres Etats membres, la règle communautaire affecte la portée de ce droit ;
4. Attendu que les articles 85 et suivants du Traité ne se prononcent pas sur les rapports entre le régime communautaire de la concurrence et les législations nationales relatives à la propriété industrielle et commerciale, et plus particulièrement au droit de marque ;
Attendu, d'autre part, que les règles nationales relatives à la protection de la propriété industrielle et commerciale n'ayant pas encore fait l'objet d'unification dans le cadre de la Communauté, le caractère national de cette protection est susceptible de créer des obstacles, et à la libre circulation des produits de marque, et au régime communautaire de la concurrence ;
5. Que, dans le domaine des dispositions relatives à la libre circulation des produits, les interdictions et restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale sont admises par l'article 36, mais sous la réserve expresse qu'elles " ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres " ;
Que l'article 36, tout en relevant du chapitre concernant les restrictions quantitatives aux échanges entre Etats membres, s'inspire d'un principe susceptible de trouver aussi application en matière de concurrence en ce sens que, si les droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale ne sont pas affectés dans leur existence par les articles 85 et 86 du Traité, leur exercice peut cependant relever des interdictions édictées par ces dispositions ;
6. Que, d'ailleurs, des considérations analogues s'expriment dans l'article 3 du règlement n° 67-67-CEE de la Commission, aux termes duquel l'exemption prévue par l'article 1, paragraphe 1, de ce règlement " n'est pas applicable..., en particulier lorsque les contractants exercent des droits de propriété industrielle en vue d'entraver l'approvisionnement de revendeurs ou d'utilisateurs dans d'autres parties du Marché commun en produits visés au contrat, régulièrement marqués et mis dans le commerce, ou la vente desdits produits par ces revendeurs ou utilisateurs dans le territoire concédé " ;
Que, en effet, s'il résulte du neuvième considérant de l'exposé des motifs que ledit règlement n'a pas entendu par là " préjuger... les rapports existant entre le droit de la concurrence et les droits de propriété industrielle ", le même considérant exprime cependant l'intention de ne pas " admettre que des droits de propriété industrielle... soient exercés d'une manière abusive en vue de créer une protection territoriale absolue " ;
7. Attendu que l'exercice du droit de marque est particulièrement susceptible de contribuer à la répartition des marchés et de porter ainsi atteinte à la libre circulation des marchandises entre Etats, essentielle au Marché commun;
Que, d'ailleurs, le droit de marque peut être distingué à cet égard d'autres droits de propriété industrielle et commerciale en ce que les éléments protégés par ceux-ci sont le plus souvent d'un intérêt et d'une valeur supérieurs à ceux dérivant d'une simple marque ;
8. Attendu que la demande en interprétation tend d'abord essentiellement à savoir dans quelles conditions l'exercice des droits de marque peut constituer une infraction à l'interdiction énoncée par l'article 85, paragraphe 1 ;
9. Attendu qu'aux termes de cette disposition, sont interdits comme incompatibles avec le Marché commun " tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées " susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'altérer le jeu de la concurrence ;
Que le droit de marque, en tant que statut légal, échappe en soi aux éléments contractuels ou de concertation envisagés par l'article 85, paragraphe 1 ;
Que, cependant, son exercice pourrait tomber sous le coup des prohibitions du Traité chaque fois qu'il apparaîtrait comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente;
Que, lorsque l'exercice du droit de marque a lieu en vertu de cession à des exploitants dans un ou plusieurs Etat membres, il convient donc d'établir en chaque espèce si cet exercice conduit à une situation tombant sous les interdictions de l'article 85 ;
10. Que les situations dont s'agit peuvent découler notamment d'ententes entre des titulaires de la marque ou leurs ayants droit, qui leur permettraient d'empêcher des importations en provenance d'autres Etats membres,
Que si la juxtaposition de cessions à des exploitants différents de droits de marque nationaux protégeant un même produit parvient à reconstituer des frontières imperméables entre les Etats membres, une telle pratique peut affecter le commerce entre Etats et altérer la concurrence dans le Marché commun;
Qu'il en serait autrement si, pour éviter tout cloisonnement du marché, les ententes relatives à l'utilisation des droits nationaux d'une même marque intervenaient dans des conditions susceptibles de concilier l'exercice généralisé des droits de marque à l'échelle de la Communauté avec le respect des conditions de concurrence et d'unité de marché si essentielles au Marché commun qu'elles sont sanctionnées par l'article 85 d'une nullité de plein droit ;
11. Que l'article 85 est donc applicable dès lors que sont empêchées, en invoquant le droit de marque, les importations de produits originaires de différents Etats membres portant la même marque du fait que leurs titulaires ont acquis cette marque, ou le droit d'en faire usage, en vertu soit d'accords entre eux, soit d'accords conclus avec des tiers;
Que ne fait pas obstacle à l'applicabilité de l'article 85 la circonstance que la législation nationale fasse découler les droits de marque d'éléments juridiques ou de fait autres que les accords susmentionnés, tels le dépôt de la marque ou la jouissance paisible de celle-ci ;
12. Attendu que, si les ententes ont pris naissance antérieurement à l'entrée en vigueur du Traité, il faut et il suffit qu'elles poursuivent leurs effets postérieurement à cette date ;
13. Attendu que, pour qu'une entente tombe sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, elle doit affecter de manière sensible le commerce entre Etats membres et restreindre le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ;
14. Attendu que la demande en interprétation tend enfin à savoir dans quelles conditions l'exercice d'un droit de marque est incompatible avec le marché commun et interdit aux termes de l'article 86 du Traité ;
15. Attendu qu'il résulte du libellé de cette disposition que le fait par elle prohibe suppose la réunion de trois éléments : l'existence d'une position dominante, l'exploitation abusive de celle-ci et la possibilité que le commerce entre Etats membres puisse en être affecté ;
16. Qu'il échet d'abord de constater que le titulaire d'une marque ne jouit pas d'une " position dominante " au sens de l'article 86 du seul fait qu'il est en mesure d'interdire à des tiers d'écouler, sur le territoire d'un Etat membre, des produits portant la même marque;
Que cet article exigeant que la position par lui visée s'étende pour le moins à une " partie substantielle " du Marché commun, il faut en outre que ledit titulaire ait le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur une partie importante du marché à prendre en considération, compte tenu notamment de l'existence éventuelle, et de la position, de producteurs ou distributeurs écoulant des marchandises similaires ou substituables;
17. Qu'en ce qui concerne l'exploitation abusive d'une position dominante, si le niveau du prix du produit ne suffit pas nécessairement à révéler un tel abus, il peut cependant, par son importance, en l'absence de justifications objectives, constituer un indice déterminant;
Sur les dépens
18. Attendu que les frais exposés par la Commission et par le gouvernement du royaume des Pays-Bas, qui ont soumis leurs observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement et que, la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;
LA COUR
Statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal de Milan, conformément à l'ordonnance rendue par cette juridiction le 12 juin 1970, dit pour droit :
1a) L'article 85 du Traité est applicable dès lors que sont empêchées, en invoquant le droit de marque, les importations de produits originaires de différents Etats membres portant la même marque du fait que leurs titulaires ont acquis cette marque, ou le droit d'en faire usage, en vertu soit d'accords entre eux, soit d'accords conclus avec des tiers ;
b) Si les accords susvisés ont pris naissance antérieurement à l'entrée en vigueur du Traité, il faut et il suffit qu'ils poursuivent leurs effets postérieurement à cette date ;
2a) Le titulaire d'une marque ne jouit pas d'une position dominante au sens de l'article 86 du Traité du seul fait qu'il est en mesure d'interdire à des tiers d'écouler, sur le territoire d'un Etat membre, des produits portant la même marque. Il faut en outre qu'il ait le pouvoir de faire obstacle au maintien d'une concurrence effective sur une partie importante du marché à prendre en considération;
b) Si le niveau du prix d'un produit ne suffit pas nécessairement à révéler l'abus d'une position dominante au sens dudit article, il peut cependant, par son importance, en l'absence de justifications objectives, constituer un indice déterminant.