CA Paris, 1re ch. H, 16 octobre 2002, n° ECOC0200400X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Ministre de l'Economie
Défendeur :
SAES (SNC), SM Entreprise (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
Mmes Kamara, Pezard
Conseiller :
M. Savatier
Avoué :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay
Avocats :
Mes Selinsky, Gaffuri.
Le 17 décembre 1997, le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques relevées lors de la passation d'un marché public de rénovation de l'hôpital de l'Hôtel-Dieu à Narbonne.
Après notification aux entreprises SAES et SM Entreprise d'un grief portant sur la mise en œuvre d'une entente illicite dans le cadre de leur réponse à l'appel d'offres, il a été fait application des dispositions de l'article L. 463-3 du Code de commerce.
Par décision n° 02-D-17 du 12 mars 2002, le Conseil de la concurrence a dit n'y avoir lieu de poursuivre la procédure au motif "qu'il n'est pas établi que le groupement entre les entreprises SAES et SM Entreprise, pour répondre au second appel d'offres... ait eu pour objet, ou pour effet, de limiter la concurrence sur le marché et constitue une pratique prohibée par les dispositions du livre IV du Code de commerce".
Le ministre chargé de l'Economie a formé un recours en annulation et en réformation contre cette décision.
Les faits :
En avril 1996, en vue de la réalisation du gros œuvre de la rénovation de bâtiments, le centre hospitalier de Narbonne a procédé à un appel d'offres ouvert qui prévoyait que le marché pouvait être attribué à une entreprise unique ou à un groupement d'entreprises. Ce marché a été attribué à la société SAES moins disante avec une offre d'un montant de 15,44 MF.
Saisi par la société SM Entreprise, le juge du référé précontractuel du tribunal administratif a annulé la procédure.
Un nouvel appel d'offres ayant été lancé par le maître d'ouvrage en novembre 1996, l'offre présentée par un groupement constitué par les sociétés SAES et SM Entreprise a été retenue, étant moins disante avec un montant de 17,9 MF.
LA COUR :
Vu les observations déposées les 17 mai et 30 août 2002 par le ministre chargé de l'Economie à l'appui de son recours par lesquelles, poursuivant la réformation de la décision attaquée, il demande à la cour de juger " que les sociétés SAES et SM Entreprise ont enfreint l'article L. 420-1 du Code de commerce en constituant entre elles un groupement ayant eu pour objet et pour effet de fausser le libre jeu de la concurrence " et " de sanctionner cette pratique en leur infligeant une sanction pécuniaire, qui, compte tenu de la gravité de la pratique en cause, de son impact économique et de la situation et de la responsabilité respectives des entreprises, pourra être fixée à 76 224 euros, c'est-à-dire le montant maximum prévu par l'article L. 464-5 du Code de commerce dans sa version applicable à la date des faits " ;
Vu les observations déposées le 13 août 2002 par lesquelles la société SAES poursuit le rejet du recours ;
Vu les observations déposées le 14 août 2002 par lesquelles la société SM Entreprise demande à la cour de rejeter le recours et de condamner le ministre chargé de l'Economie à lui payer une somme de 7 625 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Vu la lettre déposée le 19 juillet 2002 par laquelle le Conseil de la concurrence indique qu'il n'entend pas, dans la présente affaire, user de la faculté de présenter des observations écrites ;
Vu les observations écrites du ministère public tendant à la réformation de la décision attaquée et au prononcé de sanctions contre les entreprises concernées ;
Sur ce :
Considérant, en premier lieu, que le Conseil de la concurrence a retenu à bon droit que la constitution par des entreprises indépendantes et concurrentes d'un groupement en vue de présenter une réponse commune à un appel d'offres ne constituait pas, en soi, une pratique prohibée au sens de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;
Considérant, en deuxième lieu, que le requérant soutient que le Conseil a méconnu l'objet anticoncurrentiel du groupement constitué entre les sociétés SAES et SM Entreprise alors qu'il n'est pas établi que celui-ci ait eu des justifications économiques et techniques et alors qu'il avait pour objectif d'éliminer la concurrence et de répartir le marché ;
Considérant, cependant, que le seul fait que le dirigeant de la société SM Entreprise, entreprise locale, ait déclaré que " cette alliance me permet de maîtriser mon principal concurrent " ne saurait suffire à caractériser l'objet anticoncurrentiel du groupement ;
Qu'en effet, d'abord, le même dirigeant a aussi expliqué qu'après avoir été écarté lors du premier appel d'offres au profit de la société SAES, il avait pensé que son étude de prix n'était pas " correctement montée ", de sorte qu'il avait " pensé que le savoir-faire de cette entreprise pourrait être de nature à améliorer mon étude de prix afin de rechercher toujours plus de compétitivité ", cette société de notoriété et d'une taille nationale ayant l'expérience des gros chantiers;
Qu'ensuite, il est constant que, lors du premier appel d'offres, la société SM Entreprise avait déjà constitué un groupement avec deux autres entreprises locales pour soumissionner en exposant au maître d'ouvrage qu'il s'agissait " de se donner les moyens de mobiliser l'effectif nécessaire au respect du planning d'exécution, compte tenu du volume important des travaux " ; que l'existence de ce premier groupement avait empêché la société SM Entreprise de donner suite aux approches de la société SAES qui avait déjà, lors de l'appel d'offres initial, cherché à s'associer avec elle ; que l'allégation selon laquelle ce groupement n'avait pu être reconduit à raison de difficultés financières de l'un des partenaires n'est pas contredite ; que, dès lors, il apparaît qu'elle s'est naturellement tournée vers la société SAES, lors du second appel d'offres, d'autant que c'était cette dernière qui s'était vu attribuer le marché avant l'annulation de la procédure ;
Qu'encore, le responsable de la société SAES a déclaré que son partenaire avait l'avantage d'être une entreprise locale; qu'il n'est pas contesté que la société SM Entreprise était connue du maître d'ouvrage pour avoir déjà été chargée de certains travaux de réhabilitation de l'hôpital et qu'elle travaillait sur le site depuis plusieurs années;
Qu'en outre, il est avéré qu'entre les appels d'offres les carnets de commandes des entreprises soumissionnaires s'étaient remplis, de sorte qu'il pouvait leur apparaître opportun de se regrouper pour faire face au chantier en cause;
Qu'enfin, le groupement, constitué au su du maître d'ouvrage, pour le seul chantier concerné, s'est établi sur une base égalitaire, chacune des entreprises membres possédant la moitié des parts de la société en participation créée et s'engageant à supporter les bénéfices et les pertes au prorata de celles-ci et à réaliser les travaux en commun à parts égales ;
Qu'ainsi, contrairement à ce que prétend le ministre de l'Economie, la constitution du groupement n'était pas dépourvue de justifications sur le plan technique ou économique;
Considérant, en troisième lieu, que le ministre prétend que le Conseil " a méconnu l'effet anticoncurrentiel du groupement, l'offre remise en groupement [s'étant] traduite par un renchérissement substantiel, sans autre justification qu'une volonté de maximisation des marges " ;
Considérant, toutefois, qu'il y a lieu d'observer que, si l'offre du groupement a été supérieure à celle qu'avait formulée la société SAES seule, son montant était néanmoins très sensiblement inférieur à celui de l'offre faite par le groupement auquel participait la société SM Entreprise lors du premier appel, de sorte que le marché a été attribué au groupement, auquel elle participait pour moitié, à un prix plus bas que celui de son offre initiale, ce qui ne pouvait qu'avoir pour effet de limiter ses marges ;
Que ce renchérissement peut aussi s'expliquer par les changements intervenus dans la définition du marché, des charges et sujétions supplémentaires ayant été précisées ou ajoutées par le maître d'ouvrage postérieurement au premier appel d'offres, ce qui avait précisément conduit à l'annulation de celui-ci ; que, d'ailleurs, l'offre faite par la société Occitane Giraud, arrivée en second, avait aussi augmenté ; qu'enfin, il n'est pas étonnant que la société SAES, qui se savait moins disante lors du premier appel d'offres, ait pris le risque d'augmenter son prix lors du second, ce d'autant qu'il est apparu que son prix initial était très largement inférieur (près de 2 MF) aux offres de ses concurrents, ce dont le Conseil a exactement déduit que sa première offre était " particulièrement basse " ;
Que la constitution du groupement n'a pas empêché quatre autres entreprises de soumissionner ; que, si, initialement, elles avaient été huit à maintenir une offre, le retrait de certaines s'explique, comme l'a relevé le Conseil, par la volonté de celles-ci de ne pas présenter une offre trop supérieure à celle qu'avait exprimée la société SAES, dont elles avaient connaissance, ou par une augmentation de 50 % de leur carnet de commandes, ce qui ressort des déclarations faites aux enquêteurs par le dirigeant de la société Méridionale ;
Considérant qu'il s'ensuit que c'est par une juste appréciation des faits de la cause que le Conseil a dit n'y avoir lieu de poursuivre la procédure ; que le recours n'est donc pas fondé ;
Considérant que ni l'équité ni la situation économique des parties ne justifient l'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant qu'il convient de rejeter la demande de la société SM Entreprise tendant au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, la représentation n'étant pas obligatoire,
Par ces motifs : Rejette le recours formé par le ministre chargé de l'Economie contre la décision n° 02-D-17 du 12 mars 2002 du Conseil de la concurrence ; Rejette toute autre prétention ; Laisse les dépens à la charge du Trésor public.