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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 29 novembre 1999, n° 1998-08101

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Crozat

Défendeur :

SCI Résidence du Parc

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

Mmes Mandel, Regniez

Avoués :

SCP Bourdais-Virenque, SCP Varin-Petit

Avocats :

Mes Tourres, Tordjman.

TGI Paris, 3e ch., du 23 janv. 1998

23 janvier 1998

Faits et procédure

Référence étant faite au jugement entrepris pour l'exposé des faits, de la procédure et des moyens antérieurs des parties, il suffit de rappeler les éléments essentiels suivants :

Monsieur Crozat, architecte, a conçu des logements pour étudiants constitués de studios individuels comprenant chacun une kitchenette et un équipement sanitaire ;

Une première réalisation de 84 studios a été effectuée à Besançon en 1991 pour la société anonyme d'HLM de Franche-Comté, maître d'ouvrage, puis une seconde à Blois de 48 logements étudiants, quai du Foix, pour la SCI Stud'Et Rive droite ".

Monsieur Crozat ayant constaté que la SCI Stud'Et Rive droite avait réalisé avec la collaboration de Monsieur Dupleix, architecte, une résidence " studios étudiants " à Blois, rue des Granges et que deux opérations identiques avaient été menées à Nantes par la SCI Stud'Et de la Chantrerie qui a le même gérant que la précédente, Monsieur Daniault, et à Reims par la SCI Résidence du Parc, et estimant que son " concept " avait été repris à l'identique, a, par exploit en date du 13 août 1996, assigné cette dernière devant le Tribunal de grande instance de Paris et parallèlement les SCI Stud'Et Rive droite et Stud'Et de la Chantrerie devant le Tribunal de grande instance de Reims.

Devant le Tribunal de grande instance de Paris, il sollicitait la condamnation de la SCI Résidence du Parc à lui verser avec exécution provisoire la somme de 807 342,82 F HT à titre de dommages et intérêts augmentée des intérêts au taux légal à compter du 13 juin 1996 outre des mesures d'interdiction et le paiement d'une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La SCI Résidence du Parc concluait au rejet des prétentions de Monsieur Crozat et réclamait à titre reconventionnel le paiement d'une somme de 100 000 F à titre de dommages et intérêts et de celle de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Le tribunal retenant que le concept de logements d'étudiants en studio tel que revendiqué par Monsieur Crozat ne révélait aucun apport intellectuel et n'était pas protégeable par le droit d'auteur, l'a débouté de ses prétentions.

Par ailleurs le tribunal a rejeté la demande reconventionnelle de la SCI Résidence du Parc.

Appelant de cette décision selon déclaration du 24 février 1998, Monsieur Crozat demande à la cour par ses dernières conclusions signifiées le 30 septembre 1999, de dire que son œuvre et ses plans bénéficient de la protection du droit d'auteur, que la SCI Résidence du Parc a réalisé, en violation de ses droits, 214 studios d'étudiants à Reims, de prononcer à son encontre des mesures d'interdiction, de la condamner à lui payer la somme de 807 342,82 F HT à titre de dommages et intérêts et ce, avec intérêts au taux légal à compter du 13 juin 1996, date de la mise en demeure, à titre subsidiaire de dire que les agissements de la SCI Résidence du Parc sont constitutifs de fautes engageant sa responsabilité sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et de prononcer à son encontre les mêmes condamnations que ci-dessus.

Par ailleurs, il réclame une indemnité de 25 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La SCI Résidence du Parc poursuit la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a refusé à Monsieur Crozat la protection du Code de la propriété intellectuelle et conclut en outre à ce qu'il soit débouté de sa demande de dommages et intérêts sur le fondement de I'article 1382 du Code civil.

Elle reprend sa demande reconventionnelle telle que formée devant les premiers juges et sollicite le paiement d'une somme de 20 000 F au titre des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR

Sur le caractère original de l'œuvre revendiquée

Considérant que Monsieur Crozat fait valoir que les plans par lui conçus pour des logements étudiants présentent un caractère original ;

Que selon lui l'originalité résulte :

" - du parti urbanistique retenu (petit immeuble où la convivialité est encore maîtrisée-VRD conçus en continuité de ceux existants),

- du parti architectural : concept du logement étudiant évitant les vis-à-vis - logements équipés d'une kitchenette et d'un équipement sanitaire adapté et meublé - locaux communs résidentiels caves et services communs,

- des dispositions constructives : construction des immeubles sur vide sanitaire permettant sous le couloir, d'établir une gamme technique distribuant les colonnes montantes ménagées entre chaque cellule et permettant une adaptation à toute technique de construction depuis le traditionnel jusqu'à la préfabrication complète. "

Qu'il ajoute que le concept " Studios Etudiants " est en tant que tel un produit original présentant les caractéristiques suivantes:

- studios de 18 m2 (éventuellement en couple),

- kitchenette dans la chambre,

- sanitaires dans la chambre,

- porte d'accès à l'étage par passe banalisé (digicode ou autre).

Qu'il expose que son concept se différencie du concept chambre " Stud'inet Dumez " et des SES dont le brevet a été déposé le 14 mai 1969 en ce que ceux-ci ont pour objet la construction de maisons individuelles personnalisées à partir d'éléments standardisés ;

Qu'il fait valoir que l'opération de construction de résidences étudiantes réalisée à Reims en 1985 et 1986 est totalement différente de celle qu'il a conçue à Besançon et " se décompose par niveau en un ensemble de chambres individuelles regroupées des sanitaires, d'une cuisine et d'un salon collectif " tandis que chacun des logements construits à Besançon " correspond en soi à un véritable studio, puisqu'ils comprennent tous une kitchenette et une salle d'eau " ;

Considérant que l'intimée réplique que la conceptrice du produit " studios d'étudiants " serait la société Cedibat et que ce produit est une des applications du système SES, procédé dit " sous ensembles standardisés " qui a fait l'objet d'un premier brevet déposé le 14 mai 1969 par Monsieur Verluise puis de trois autres brevets en 1972 et 1974 ;

Qu'elle prétend que des 1986 furent réalisés à Rennes des " stud'inettes " d'étudiants mettant en œuvre le procédé SES et que les plans de Monsieur Crozat qui répondent à des nécessités techniques et à une finalité utilitaire sont dépourvus de toute originalité et constituent aujourd'hui des lieux communs ;

Considérant ceci exposé, que selon les articles L. 111-1 et L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle, l'auteur d'une œuvre de l'esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d'un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous ; que les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l'architecture et aux sciences sont notamment considérées comme œuvres de l'esprit ;

Mais considérant qu'ainsi que l'ont précisé les premiers juges, de simples idées, un genre, n'étant pas protégeables en tant que tels, et la loi n'étant susceptible de s'appliquer qu'à l'œuvre formalisée, Monsieur Crozat ne peut revendiquer un droit d'auteur sur le concept de studio pour étudiants avec une kitchenette et un sanitaire ;

Qu'il lui appartient de démontrer que ses plans pour ces studios portent l'empreinte de sa personnalité et sont originaux ;

Considérant que Monsieur Crozat ne faisant pas grief à la SCI Résidence du Parc d'avoir reproduit les plans de façade et l'architecture extérieure du bâtiment de Besançon ou de Blois, il n'y a pas lieu de rechercher si ceux-ci bénéficient de la protection par le droit d'auteur ;

Considérant que l'architecture intérieure de chaque studio, ainsi seule invoquée, se caractérise selon l'appelant par la superficie de 18 m2, la présence d'une kitchenette et de sanitaires dans la chambre et une porte d'accès à l'étage par passe banalisé (digicode ou autre) ;

Que selon le plan établi en avril 1991 par l'appelant pour les studios construits à Besançon, chaque cellule individuelle d'une superficie de 18 m2 a une forme rectangulaire et comprend de part et d'autre de I'entrée une salle d'eau isolée du reste de la pièce avec douche, lavabo et WC et une kitchenette dépourvue de porte mais séparée du reste de la pièce par une cloison ; que la cellule est prolongée sur I'extérieur par une loggia ;

Que les studios réalisés à Blois se distinguent des précédents en ce que la porte d'accès à la salle d'eau n'est pas placée en vis-à-vis de la kitchenette mais donne sur la pièce elle même, en ce qu'une porte supplémentaire isole l'entrée et la kitchenette du reste du logement et en ce que cette dernière a une longueur moindre mais est prolongée par un placard dans lequel est manifestement installé un chauffe-eau ;

Qu'il est précisé dans la description de l'opération de Blois que la construction peut faire appel à différents modes constructifs, maçonnerie traditionnelle et/ou préfabrication partielle (par composants) ce qui démontre que le recours au procédé de construction des SES n'est pas obligatoire ;

Considérant que même si les réalisations antérieures opposées par l'intimée, à savoir, les logements pour étudiants construits à Rennes en 1986 n'étaient pas dotés d'une kitchenette et d'une salle d'eau individuelle, il convient de relever que ces studios avaient une superficie d'environ 18 m2 ;

Considérant que l'intégration de part et d'autre de l'entrée de tels studios pour étudiant d'un coin cuisine et de sanitaires individuels dont les dimensions sont commandées par la superficie réduite de la pièce et dont les formes sont purement fonctionnelles, ne témoigne d'aucune création portant l'empreinte de la personnalité de l'architecte ;

Que le jugement doit donc être confirmé en ce qu'il a dit que les plans de Monsieur Crozat n'étaient pas protégeables par le droit d'auteur ;

Sur la concurrence déloyale

Considérant que Monsieur Crozat fait valoir en appel (sans que cela ait soulevé d'observations de la part de l'intimée), que la SCI Résidence du Parc a eu à son encontre un comportement fautif constitutif de concurrence déloyale en reproduisant servilement ses plans et en les utilisant pour réaliser d'autres résidences pour étudiants dans des conditions rigoureusement identiques ;

Qu'il ajoute que la plaquette de présentation pour l'opération de Reims intègre la reproduction de ses plans sans même qu'on ait pris la précaution d'enlever le cartouche portant son nom ;

Considérant que la SCI Résidence du Parc réplique que Monsieur Crozat ne démontre ni la consistance de son préjudice, ni l'existence d'une faute et qu'il n'a déposé aucune plainte contre son confrère, Monsieur Dupleix, qui aurait, selon lui, utilisé ses plans ;

Considérant ceci exposé, qu'il résulte du plan mis aux débats par I'intimée lui-même et relatif au Bâtiment B de la construction de logements pour étudiants à Reims, 21 bis à 25 avenue Henri Farman que ces logements ont un plan en tous points conformes à ceux établis par Monsieur Crozat pour les " stud'et " de Blois, quai du Foix ;

Qu'on retrouve de part et d'autre de l'entrée, une salle d'eau isolée du reste de la pièce et une kitchenette ayant les mêmes dimensions et les mêmes implantations que dans les logements de Blois aussi bien pour les appareils sanitaires que pour l'évier et la plaque électrique ;

Que comme dans ceux ci, la salle d'eau a une porte qui donne sur la salle de séjour, qu'il existe une porte entre les pièces humides et le reste de la pièce, que la kitchenette est en longueur et est prolongée par un placard contenant le chauffe-eau ;

Qu'il convient d'observer que si, à l'heure actuelle, les logements d'étudiants comportent le plus souvent une pièce principale, une salle de bains et une kitchenette, il n'est en rien nécessaire de disposer ces éléments exactement comme l'a fait Monsieur Crozat et de choisir les mêmes implantations;

Considérant de plus que la plaquette de présentation du produit " Stud'Et " dont il n'est pas contesté qu'elle a été diffusée dans le cadre de l'opération de construction de Reims comporte différents plans dont ceux élaborés par Monsieur Crozat, sans que son cartouche ait été supprimé;

Considérant enfin qu'il y a lieu de relever que la SCI Résidence du Parc a agi en pleine connaissance du travail précédemment réalisé par Monsieur Crozat dès lors que l'un des porteurs de parts de l'intimée, est la société Cedibat dont l'animateur Monsieur Daniault est le gérant de la SCI Stud'Et Rive Droite avec laquelle Monsieur Crozat avait conclu un contrat de maîtrise d'œuvre pour la réalisation des 48 studios d'étudiants à Blois;

Considérant dans ces conditions qu'en s'appropriant le travail réalisé par Monsieur Crozat pour construire et promouvoir le même type de produits, la SCI Résidence du Parc a eu un comportement contraire aux usages loyaux du commerce et a commis une faute engageant sa responsabilité sur le fondement de I'article 1382 du Code civil;

Sur le préjudice

Considérant que Monsieur Crozat sollicite en réparation de son préjudice le paiement d'une somme de 807 342,82 F en exposant que celui-ci doit être évalué en tenant compte tant du manque à gagner réel par studio d'étudiant réalisé en violation de ses droits que d'un taux d'honoraires HT de 9,48%, d'une rétrocession d'honoraires de 35 % au bénéfice de la société Cedibat, sous-traitante et des charges fixes ;

Mais considérant que si Monsieur Crozat ne peut prétendre que son préjudice s'analyse comme la perte d'un marché, il demeure qu'il s'infère nécessairement des actes déloyaux constatés l'existence d'un préjudice résultant des procédés fautifs utilisés par la SCI Résidence du Parc et que l'appelant a un intérêt né et actuel à ce que soient sanctionnés les faits précédemment mentionnés générateurs tant d'un dommage moral que d'un trouble dans son activité d'architecte ;

Que ce préjudice sera réparé par le versement d'une somme de 200 000 F ;

Que s'agissant de dommages et intérêts, il n'y a pas lieu de faire droit au paiement des intérêts au taux légal à compter de la mise en demeure ;

Considérant par ailleurs qu'il convient d'autoriser des mesures d'interdiction dans les conditions précisées au dispositif et de les assortir d'office d'une astreinte en application des dispositions de l'article 33 de la loi du 9 juillet 1991 ;

Sur la demande reconventionnelle

Considérant que la SCI Résidence du Parc qui succombe ne saurait faire grief à Monsieur Crozat d'avoir usurpé la qualité de " concepteur du produit studios d'étudiants " ;

Qu'elle sera en conséquence déboutée de sa demande en paiement de dommages et intérêts ;

Sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

Considérant que l'équité commande d'allouer à Monsieur Crozat pour les frais hors dépens par lui engagés une somme de 20 000 F.

Par ces motifs : Confirme Le jugement entrepris en toutes ses dispositions ; Y ajoutant, Dit que la SCI Résidence du Parc a commis des actes de concurrence déloyale à l'encontre de Monsieur Crozat en reproduisant servilement et en utilisant pour la construction de studios d'étudiants à Reims les plans par lui établis pour les " stud'et " de Blois, quai du Foix ; Fait interdiction à la SCI Résidence du Parc d'utiliser ces plans pour la construction d'immeubles de logements sous astreinte de 1 000 F par infraction constatée passé un délai de deux mois à compter de la signification di présent arrêt ; Condamne la SCI Résidence du Parc à payer à Monsieur Crozat la somme de 200 000 F à titre de dommages et intérêts et celle de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute autre demande des parties ; Condamne la SCI Résidence du Parc aux dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Bourdais Virenque au bénéfice de l'article 699 du NCPC.