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Décisions

CA Paris, 4e ch. B, 6 avril 2001, n° 1998-02828

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Cabinet Bouju Derambure Bugnion - BDB (SA)

Défendeur :

Cabinet Brevets Rodhain & Porte, Keib

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Boval

Conseillers :

Mme Regniez, M. Lachacinski

Avoués :

SCP Garnier, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bommart-Forster

Avocats :

Mes Brabant, Danet, Meffre

T. com. Paris, 15e ch., du 21 nov. 1997

21 novembre 1997

Les faits :

Pour un bref exposé des faits il convient d'indiquer qu'en 1991, le Cabinet Bouju, conseil en propriété industrielle a été racheté par le cabinet Bugnion et associés qui est devenu la société Bouju Derambure Bugnion. M. Keib qui était responsable du département brevets au sein du Cabinet Bouju, et qui estimait que M. Bouju, auprès duquel il travaillait depuis plus de 20 ans, lui avait fallacieusement laissé entendre qu'il lui succèderait, et qui était insatisfait de l'organisation mise en place par BDB, a dans les années suivant la cession du cabinet Bouju annoncé à plusieurs reprises sa décision de quitter la nouvelle structure avant de revenir à trois reprises sur sa démission. Le 14 juin 1994, il a adressé à son employeur une lettre l'informant de sa décision "définitive et irrévocable" de démissionner et annonçait son départ pour le 26 août suivant. Il a quitté son bureau le 19 août pour rejoindre le Cabinet Rhodain, qui l'avait recruté par l'intermédiaire d'un cabinet de recrutement au printemps 1994, sa date d'entrée effective en fonctions ayant été fixée à fin août 1994.

En parcourant fin août 1994 les dossiers précédemment traités par M. Keib, BDB a trouvé une note manuscrite intitulée "projet" et résumant selon elle les arguments que celui-ci se proposait d'utiliser dans une négociation avec elle, dans laquelle M. Keib mentionnait : " Moi et certaines personnes de l'ancien cabinet Bouju sont mécontents et désirent s'en aller. Certains clients amis de longue date, mécontents (factures trop élevées, procédures différentes) désirent également s'en aller. (...) Cependant je vous propose une transaction car je ne veux pas que mon départ cause de préjudice à quiconque. A/Je quitte le cabinet avec trois clients représentant un CA annuel de 2 à 3 MF. B/Je quitte le cabinet avec deux collègues au total nous dégageons pour BD SA une masse salariale de 2,4 MF. Si vous n'êtes pas d'accord les clients en question quitteront le cabinet sauf si parvenez à les retenir... "

BDB :

- avait adressé le 20 juin 1994 au Cabinet Rhodain une lettre l'informant de ce que M. Keib lui était lié par un contrat "prévoyant un préavis de 6 mois et qu'il se rendrait coupable d'une rupture abusive tant de son contrat de travail que de son mandat si ses engagements contractuels n'étaient pas respectés" et que son embauche en violation de ses engagements engagerait la responsabilité solidaire du cabinet Rhodain,

- a introduit le 6 septembre 1994 contre M. Keib et le Cabinet Rhodain un référé prud'homal dont elle a été déboutée par une ordonnance du 9 septembre 1994, confirmée par arrêt de cette cour du 28 octobre 1994, estimant sérieuses les contestations sur la validité de l'avenant du 9 juin 1994 signé dans des conditions apparaissant "suspectes", au contrat de travail de M. Keib ayant porté de 3 à 6 mois son délai de préavis.

Trois autres salariés de BDB avaient par ailleurs rejoint le Cabinet Rhodain, Mme de Thomasson, en avril 1993, soit plus d'un an avant M. Keib, Mme Stankoff en février 1995 et M. Remont en septembre 1995.

La procédure :

BDB a assigné Rodhain, par acte du 24 mai 1996, devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins de voir :

- Constater que Rodhain s'est rendu coupable, au préjudice de BDB de débauchage, de détournement de clientèle et de violation, de concert avec les salariés débauchés, de leur clause de respect de clientèle,

- Condamner Rodhain à payer à BDB la somme de 5 700 000 F, TVA en sus, à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier,

- Condamner également Rodhain à payer à BDB la somme de 500 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation de son préjudice résultant de l'atteinte à sa réputation,

- Ordonner l'exécution provisoire,

- Condamner Rodhain à payer à BDB la somme de 60 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Rodhain a contesté les griefs avancés par BDB, réclamé son débouté et l'allocation d'une somme de 50 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.; En cours de procédure, Monsieur Keib a déposé des conclusions d'intervention volontaire, aux fins de voir :

" - Constater que l'exploit introductif d'instance du Cabinet Derambure ainsi que ses conclusions contiennent des allégations diffamatoires et mensongères à l'encontre de Monsieur Gérard Keib et constituent une opération de dénigrement à son encontre vis-à-vis de son nouvel employeur.

- Constater que Monsieur Gérard Keib a, en conséquence, le plus grand intérêt à intervenir volontairement dans la procédure afin de voir exposer son argumentation.

- Constater que Monsieur Gérard Keib n'a opéré aucun détournement de clientèle, les clients dont fait état le Cabinet Derambure ayant le libre choix de ses conseils, étant précisé qu'il a été amplement démontré que ladite société était mécontente des prestations du Cabinet Derambure.

- Constater au surplus que ladite clause de "respect de clientèle" est illicite, son caractère général et non limitatif restreignant considérablement la liberté d'établissement du salarié.

- Constater que le Cabinet Derambure s'est d'ailleurs bien gardé de soumettre ladite clause à la censure des juridictions prud'homales, ayant déjà été débouté par le Conseil de prud'hommes de Paris et par la Cour d'appel d'une précédente procédure diligentée à l'encontre de Monsieur Gérard Keib.

- Constater que le Cabinet Derambure reconnaît dans ses conclusions que la notre manuscrite intitulée " projet " dont elle tire d'ailleurs des conséquences erronées, ainsi qu'il en sera démontré, doit être restituée à Monsieur Keib, l'appréhension d'un document appartenant personnellement à un salarié étant illicite et susceptible de recevoir une qualification pénale.

- Constater que l'acharnement procédural du Cabinet Derambure constitue une véritable manœuvre de déstabilisation de Monsieur Gérard Keib auprès de son nouvel employeur.

- Condamner en conséquence le Cabinet Derambure à verser Monsieur Gérard Keib la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts."

Le tribunal a débouté BDB de ses demandes en estimant :

- qu'il ne lui appartenait pas de juger de la validité d'une clause de respect de clientèle opposable à un salarié par son employeur,

- que Rodhain ne s'était pas rendu coupable de débauchage, de détournement de clientèle, ni de violation, de concert avec les salariés débauchés, de leur clause de respect de clientèle, et que ce cabinet n'était pas par conséquent responsable du préjudice qu'aurait subi BDB, et qu'il n'a pas porté atteinte à la réputation de BDB,

- que Monsieur Keib étant abondamment cité comme étant à l'origine voire l'auteur des agissements estimés déloyaux de Rodhain, il avait intérêt à agir pour défendre personnellement sa cause en tant que Président du Conseil d'Administration du Cabinet Rodhain;

- que BDB avait fait montre d'acharnement procédural à l'encontre de Monsieur Keib, par l'instance prud'homale, puis par la procédure commerciale lui causant ainsi un préjudice moral méritant réparation.

Le tribunal a :

"- Dit le Cabinet BDB mal fondé sur l'ensemble de ses demandes de dommages et intérêts, l'en déboute,

- Dit Monsieur Gérard Keib irrecevable en sa demande de jonction,; - Dit Monsieur Gérard Keib recevable en son intervention volontaire et bien fondé en sa demande de réparation,

- Condamné le Cabinet BDB à lui payer la somme de 50 000 F à titre de dommages et intérêts,

- Débouté les parties de leurs demandes autres au contraire au dispositif du présent jugement,

- Ordonné l'exécution provisoire,

- Condamné le Cabinet BDB à payer au Cabinet Brevets Rodhain Porte la somme de 50 000 F, sur le fondement des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ".

Ayant interjeté appel, BDB prie la cour de :

- constater que le cabinet Novamark Technologies SA (anciennement Brevets Rodhain & Porte) s'est rendu coupable, au préjudice de la société Bouju Derambure Bugnion, de débauchage et de violations, de concert avec les salariés débauchés, de leurs clauses de respect de clientèle, ainsi que de détournement de clientèle,

En conséquence :

- infirmer en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 21 novembre 1997,

- débouter le cabinet Novamark Technologies SA de l'ensemble de ses demandes fins et prétentions en cause d'appel,

- condamner le cabinet Novamark Technologies SA à payer à la société Bouju Derambure Bugnion la somme de 5 700 000 F, TVA en sus, à titre de dommages-intérêts, outre les intérêts légaux échus qui produiront eux-mêmes intérêts conformément à l'article 1154 du Code civil,

- condamner également le cabinet Novamark Technologies SA à payer à la société Bouju Derambure Bugnion la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts, en réparation de son préjudice résultant de l'atteinte à sa réputation,

- condamner le cabinet Novamark Technologies SA à payer à la société Bouju Derambure Bugnion la somme de 60 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel.

Novamark Technologies (anciennement Cabinet Rodhain) demande à la cour de :

"- confirmer le jugement rendu le 21 novembre 1997 par le Tribunal de commerce de Paris en toutes ses dispositions,

- déclarer le Cabinet Bouju Derambure Bugnion SA mal fondé en ses demandes, fins et conclusions et l'en débouter,

Y ajoutant,

- condamner le Cabinet Bouju Derambure Bugnion SA à verser à la société Novamark Technologies SA une somme de 100 000 F au titre des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile."

Il importe de souligner que M. Keib a quitté Novamark pour rejoindre BDB en juillet 1999. Aux termes des écritures qu'il avait signifiées le 24 juillet 1998, il prie la cour de :

- constater que les écritures de BDB en première instance et en appel contiennent des allégations mensongères et portant atteinte à la réputation de Monsieur Keib et constituent une opération de dénigrement et de déstabilisation le concernant,

- constater que lesdites allégations ont été de nature à occasionner une atteinte importante à la réputation de Monsieur Keib dans un milieu professionnel restreint,

- constater, en conséquence, que Monsieur Keib est juridiquement fondé à intervenir volontairement dans la procédure opposant le cabinet Bouju Derambure Bugnion au Cabinet Rodhain, et ceci, afin de voir exposer son argumentation,

- constater que la clause de respect de clientèle dont se prévaut le cabinet Bouju Derambure Bugnion est illicite, son caractère général et non limitatif étant de nature à empêcher le libre rétablissement de son salarié.

- constater, au surplus, que Monsieur Gérard Keib n'a opéré aucun acte de concurrence déloyale, et notamment de détournement de clientèle, les clients dont fait état le Cabinet Bouju Derambure Bugnion dans ses écritures ayant le libre choix de leur conseil,

- constater que Monsieur Keib n'a communiqué aucune information confidentielle quelle qu'elle soit au Cabinet Rodhain (aujourd'hui Novamark Technologies SA),

- constater que Monsieur Gérard Keib n'a participé à aucune manœuvre quelle qu'elle soit de débauchage de salariés,

- constater au contraire que Monsieur Gérard Keib a attiré, à plusieurs reprises, l'attention du Cabinet Bouju Derambure Bugnion sur la déstabilisation du personnel à l'occasion de la restructuration du cabinet,

- confirmer en conséquence, le jugement dont appel en toutes ses dispositions,; y ajoutant,

- condamner le Cabinet Bouju Derambure Bugnion à verser à Monsieur Keib la somme de 10 000 F en application de l'article 700 du NCPC.

La cour vise expressément les dernières écritures signifiées par les parties respectivement les 24 juillet 1998, 29 avril 1999 et 15 janvier 2001.

Sur ce, LA COUR,

Considérant sur BDB fait d'abord valoir que quatre de ses employés cadres ont rejoint le Cabinet Rhodain parce que celui-ci avait entrepris délibérément de "récupérer un département entier de BDB" se rendant ainsi manifestement coupable d'actes fautifs de débauchage; que cependant ce grief a été repoussé avec raison par le tribunal qui a exactement relevé que l'absorption du cabinet Bouju avait entraîné des démissions massives au sein de BDB, parmi lesquelles les départs vers le cabinet Rhodain n'avaient représenté qu'une portion minime ; quemême si les chiffres en cause font l'objet de contestations entre les parties, il ressort des documents communiqués qu'au moins plusieurs dizaines de salariés de Bouju ont quitté l'entreprise à la suite de son absorption -Novamark indiquant que 54 d'entre eux sur un total de 66 ont quitté le cabinet BDB pour rejoindre d'autres cabinets de conseils, 5 ayant ainsi rejoint le cabinet Pontet Allaud, 4 le cabinet Gutmann, etc...; queNovamark justifie par les pièces versées aux débats que les embauches qui lui sont reprochées, qui se sont espacées sur trois ans, ont été faites par l'intermédiaire de cabinets de recrutement (OM Executive Search pour M. Keib entré chez Rhodain en août 1994, Eggo Conseil pour Mme Stankoff entrée chez Rhodain en mai 1995) ou à la suite de candidatures spontanées (comme pour M. Remont qui ayant démissionné en septembre 1995 a envoyé des candidatures à plusieurs cabinets de conseils avant d'être recruté par Rhodain le 2 janvier 1996, ou encore Mme de Thomasson qui ayant démissionné le 19 avril 1993 avait été recrutée par Rhodain le 18 octobre 1993) ;

Considérant quel'appelante réitère le grief fait à Rhodain de s'être rendue complice de la violation par M. Keib de la clause de "respect de clientèle" figurant dans son contrat avec BDB qui a été écartée par le tribunal, bien que celui-ci ait estimé être incompétent pour se prononcer sur la nullité de cette clause, invoquée par les défendeurs ; que la cour, juridiction d'appel du Conseil des prud'hommes (et au sein de laquelle aucune disposition ne confère compétence exclusive pour connaître de ces matières aux chambres sociales) est en mesure de constater que la clause de "respect de clientèle" interdisant à M. Keib "tout contact de quelque nature que ce soit, directement ou par personne interposée avec la clientèle connue au cours de sa période de collaboration avec le cabinet" apporte une restriction inacceptable à la liberté d'établissement du salarié, en raison de son caractère excessivement général, puisqu'elle ne comporte aucune limitation dans le temps ou dans l'espace, ou par son objet ; qu'elle est nulle et ne saurait être opposée à la société intimée -qui relève exactement que BDB, consciente du caractère excessivement contestable de ladite clause, s'était abstenue d'en faire état dans la lettre qu'elle avait adressée au cabinet Rhodain le 20 juin 1994;

Considérant que BDB ne rapporte pas davantage la preuve des actes fautifs de détournement de clientèle qu'elle impute à son adversaire; que comme l'a justement relevé le tribunal, les quelques clients qui ont quitté BDB pour confier leurs affaires au Cabinet Rhodain, avaient exprimé depuis longtemps leur insatisfaction des prestations qui leur étaient apportées par BDB depuis l'absorption de Bouju, et ont établi des attestations dans lesquelles ils indiquent avoir consulté plusieurs cabinets pour leur confier leurs affaires; qu'aucun acte de démarchage fautif de nature à caractériser un détournement de clientèle n'est ainsi établi à l'encontre de Rhodain ;

Considérant qu'en l'absence d'un tel démarchage, il n'est pas démontré que les règles déontologiques propres à la profession de conseil en propriété industrielle qu'invoque BDB (dans les motifs de ses écritures) auraient été enfreintes, et puissent fonder ses demandes à l'encontre de Rhodain devenue Novamark ;

Considérant qu'étant ajouté que l'appelante n'établit en rien en quoi son adversaire aurait porté atteinte à sa réputation, le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté BDB de toutes ses prétentions à l'encontre du Cabinet Rhodain, aujourd'hui Novamark Technologies SA ;

Considérant que s'il convient de confirmer également le jugement en ce qu'il a déclaré recevable l'intervention volontaire de M. Keib, le tribunal ne peut pas être approuvé d'avoir fait droit à la demande de dommages intérêts formée par l'intéressé contre BDB au motif que celle-ci avait fait preuve d'acharnement procédural à son encontre d'abord par l'instance prud'hommale, puis par l'instance commerciale alors que M. Keib avait choisi d'intervenir volontairement dans l'instance commerciale où il n'avait nullement été attrait par BDB que le jugement sera réformé du chef des dommages-intérêts alloués à M. Keib ;

Considérant que l'équité n'exige pas qu'il soit fait droit aux demandes formées par M. Keib au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile qu'il convient en revanche d'allouer de ce chef à Novamark Technologies une indemnité complémentaire de 50 000 F ;

Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a condamné la société Bouju Derambure Bugnion au paiement de dommages-intérêts à M. Keib; Réformant de ce seul chef statuant à nouveau et ajoutant : Déboute M. Keib de sa demande de dommages intérêts; Condamne la société Bouju Derambure Bugnion à payer à la société Novamark Technologies une indemnité complémentaire de 50 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Rejette toute autre demande; Condamne la société Bouju Derambure Bugnion aux dépens d'appel; Admet les SCP Bommart Forster et Fisselier Chiloux Boulay au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.