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Décisions

CA Paris, 5e ch. C, 26 janvier 2001, n° 1999-04036

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Massart (ès qual.), MERA (Sté)

Défendeur :

France Télécom (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Desgrange

Conseillers :

MM. Bouche, Savatier

Avoués :

SCP Bommart-Forster, SCP Teytaud

Avocats :

Mes Darcet, Eslami

T. com. Paris, 20e ch., du 16 oct. 1998

16 octobre 1998

Par acte d'engagement portant le numéro de marché 94 H7 003, la société à responsabilité limitée MERA (Multi Electronique Rhône-Alpes) s'est engagée pour trois années à compter du 6 janvier 1994 à exécuter les travaux de rénovation et de réparation des appareils minitels de la Direction Régionale de Valence de France Télécom pour un " montant évaluatif "de 593 000 F TTC.

Par appel téléphonique du 23 mars 1996 qui a provoqué les protestations écrites de la société MERA les 25 et 29 mars suivants, France Télécom a décidé sans préavis de cesser l'envoi de minitels à réparer à compter du 19 avril.

Par acte portant le numéro de marché 95 U6 010, la société MERA s'est également engagée, cette fois pour une année à compter du 1er février 1995 à exécuter les mêmes prestations pour la Direction Régionale de Saint-Etienne de France Télécom pour un " montant évaluatif " de 830 200 F TTC.

Par fax du 19 octobre 1995 France Télécom a signifié à son partenaire qu'elle cessera l'envoi des terminaux à recycler en sous-traitance à partir du 24 novembre suivant, en raison de la mise en place du projet "Pantère" d'ateliers centraux.

Assignée le 3 mars 1997 en paiement de dommages-intérêts à la suite de la rupture brutale et injustifiée des relations commerciales, France Télécom a opposé à la demanderesse qu'elle n'avait pris aucun engagement d'envois minimum d'appareils à réparer, compte tenu des incertitudes de l'évolution des techniques, et que les stipulations mêmes des contrats permettaient une évolution permanente de l'étendue des prestations sous-traitées.

La société MERA, dépendante de ces marchés, a dû licencier une partie de son personnel, puis déposer son bilan à la suite de la rupture d'autres contrats France Télécom.

Par jugement du 16 octobre 1998, le Tribunal de commerce de Paris a jugé que France Télécom n'a pas failli à ses obligations et a condamné la société MERA représentée par son administrateur judiciaire Maître Sophie Gautier à lui payer la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Maître Olivier Massart en sa qualité de liquidateur judiciaire de la société MERA a relevé appel de cette décision.

Il soutient que France Télécom, depuis sa privatisation, continue à tort à se prévaloir de prérogatives de l'administration exorbitantes du droit commun qui s'assimilent à des obligations potestatives prohibées par le code civil, et qu'elle a même violé les dispositions du cahier des clauses et conditions générales sur la résiliation applicables aux marchés des télécommunications (CCCG/ACS) qui fait partie des marchés.

Il conclut en conséquence dans ses dernières écritures du 8 septembre 2000 qui saisissent la cour à l'infirmation du jugement entrepris et à la condamnation de France Télécom à lui payer un million de francs de dommages-intérêts et une somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

France Télécom, dans ses dernières conclusions du 1er octobre 1999, fait valoir que l'absence d'engagement quantitatif s'explique par l'impossibilité de connaître les quantités de prestations et d'appareils confiés à son réparateur, que le marché " s'exécute par émission de bons de commande successifs, selon les besoins ", et que la Cour d'appel de Paris, dans un arrêt du 4 juillet 1997, a reconnu que France Télécom n'a commis aucune faute dans la réduction du nombre des envois de minitels à la société MERA.

Elle conteste que la suspension des envois de minitels puisse s'assimiler à une résiliation des marchés, alors qu'aucune obligation quantitative ne s'imposait à elle, et encore plus que cette suspension ait revêtu le caractère brutal allégué par la société MERA, prévenue dès juillet de la mise en place du système Pantère.

Subsidiairement l'intimée conteste le préjudice invoqué par l'appelante et conclut à la confirmation du jugement déféré et à la condamnation de Maître Massart ès-qualités à lui verser la somme de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

MOTIFS DE LA COUR :

Considérant que les moyens soulevés devant la cour par Maître Massart es-qualités se réduisent d'une part à la potestativité des dispositions sur les quantités indéterminées d'appareils envoyés aux ateliers de la société MERA, potestativité dont il ne tire cependant pas la conséquence d'une nullité de l'ensemble des contrats, d'autre part à l'irrégularité de la rupture brutale des approvisionnements ;

que France Télécom au contraire persiste dans son droit contractuel inhérent au caractère " évaluatif " du marché de réduire, voire de suspendre l'approvisionnement de la société MERA, et dans la distinction entre cette suspension annoncée et une résiliation qui n'a pas été notifiée.

Considérant que la définition purement "évaluative" du montant des marchés souscrits par France Télécom et les pratiques contractuelles antérieures ne permettent pas à la société MERA d'invoquer son ignorance des conséquences aléatoires sur la bonne marche économique de ses affaires ; que, dans le cadre de ces véritables contrats-cadres issus directement des marchés publics auxquels ils se réfèrent encore en leur article 3 sur les " pièces constitutives du marché " (les CCCG/ACS) malgré la privatisation de France Télécom, cette définition évaluative permettait à la société sous-traitante d'organiser ses ateliers et le recrutement de son personnel et de chiffrer ses prix ; que cette simple estimation se trouvait atténuée par les dispositions de l'article 4 qui précisent :

"Au fur et à mesure des besoins, les demandes d'exécution de prestations seront notifiées à l'entreprise par lettres de commande" ;

que la pratique adoptée par France Télécom et acceptée par la société MERA de ratifier rétroactivement les réparations déjà effectuées par l'émission de bons de commande correspondants n'est pas de nature à remettre en cause l'exécution des conventions.

Considérant en toute hypothèse qu'à défaut de tirer les conséquences de l'indétermination de la chose sur la régularité des contrats, la société MERA est fondée à soutenir que leur exécution devait se faire de bonne foi ;

qu'à entendre France Télécom, puisqu'il n'y avait pas de quantité maximale ou minimale impérative, elle pouvait s'autoriser à ne faire aucune expédition de minitels, ce qui est un raisonnement d'autant plus spécieux qu'elle ne prétend pas avoir repris l'envoi de ceux-ci après une interruption temporaire, et qu'elle se garde bien de quantifier les appareils de transmission et de mesure autres que les minitels dont elle aurait poursuivi l'expédition dans le cadre du seul contrat de 1994 ;

qu'un tel raisonnement, sans doute inspiré des règles de droit public qui ont présidé longtemps aux relations entre les parties, ne saurait d'autant moins perdurer à présent que France Télécom est devenue bien avant la signature des marchés litigieux une société commerciale ; qu'il ne lui permet plus d'énoncer arbitrairement qu'elle "est entièrement libre, durant l'exécution du marché, de n'adresser aucune quantité d'appareils à traiter" ;

qu'en fondant sa décision brutale et sans préavis de suspension de ses commandes, non sur l'obsolescence d'une technologie encore en pleine expansion, mais sur la mise en place d'un réseau de réparation interne à France Télécom, et en l'absence de reproche à l'encontre du travail de son sous-traitant dont au contraire elle se félicite, la société intimée a violé les dispositions de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, a manqué à son obligation de loyauté dans l'exécution des conventions et a engagé sa responsabilité dans les conséquences de la rupture;

qu'au demeurant, en vertu des articles 51 et suivants du CCG/ACS qui fait partie des contrats, son droit de prononcer à tout moment la résiliation des marchés, qui aurait dû se faire par lettre recommandée, a pour corollaire, en l'absence de faute du titulaire, l'obligation d'indemniser celui-ci du préjudice qui en résulte ;

qu'enfin est inopérante la longue évocation par l'intimée d'un arrêt d'une autre chambre de la présente cour qui traite non pas de leur suppression assimilable à une rupture des relations contractuelles, mais de la réduction des commandes de réparations.

Sur le préjudice de la société MERA :

Considérant que la société MERA avait facturé en 1994 et 1995 chaque année une moyenne de 835 000 F hors taxe au titre du contrat 94 H7 003 de Valence, soit un chiffre très supérieur à celui estimatif, et 137 000 F pour les deux premiers mois et demi de l'année 1996 qui ont précédé la rupture ;

qu'au titre du second contrat annuel 95 H6 010 de Saint-Etienne, elle avait facturé en dix mois 913 000 F pour une évaluation contractuelle de 700 000 F ;

qu'elle a perdu une chance de poursuivre jusqu'au terme des deux contrats cette progression qui, une fois soustraits ses frais généraux, lui laissait un bénéfice net égal à 20 % ;

qu'elle a dû par ailleurs procéder par étapes au licenciement de son personnel (coût de 285 000 F) et conserver inutilement des stocks de pièces détachées (pour onze semaines d'avance les comptes de liquidation ont laissé apparaître un stock de 660 000 F) ;

que la cour trouve dans les informations fournies par l'appelante les éléments suffisants pour chiffrer à la somme de 550 000 F le montant de l'indemnité due par l'intimée, sans que l'on puisse imputer à la société appelante qui aurait pu se plaindre d'un état de dépendance économique une faute dans le défaut de diversification de ses activités ; que la société France Télécom ne se prévaut d'ailleurs pas dans le présent litige d'un avertissement qu'il aurait formulé à d'autres occasions à son partenaire afin qu'il procède à cette diversification.

Considérant que l'équité commande que l'appelant soit indemnisé de ses frais irrépétibles par une indemnité qui ne saurait être inférieure aux 15 000 F réclamés.

Par ces motifs : Infirmant le jugement du 16 octobre 1998 en toutes ses dispositions et faisant partiellement droit à l'appel de Maître Massart agissant en qualité de mandataire liquidateur de la société MERA, Dit qu'en rompant brutalement et unilatéralement les marchés de Valence et de Saint-Etienne la société France Télécom a engagé sa responsabilité et doit réparation à sa cocontractante des préjudices qui en sont résultés, Condamne la société France Télécom à payer à Maître Massart ès-qualités la somme de cinq cent cinquante mille francs (550 000 F) à titre de dommages-intérêts et une somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne la société France Télécom aux entiers dépens de première instance et d'appel ; Admet la SCP Bommart-Forster avoué au bénéfice du recouvrement direct contre la société France Télécom dans les conditions définies par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.