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Décisions

CA Aix-en-Provence, 2e ch. com., 29 mars 2002, n° 00-17328

AIX-EN-PROVENCE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Carrefour France (SA)

Défendeur :

Gaillot

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Dragon

Conseillers :

MM. Blin, Jacquot

Avoués :

SCP de Saint Ferreol - Touboul, SCP Blanc - Amsellem - Mimran

Avocats :

Mes Braunstein, Lavie Koliousis

T. com. Antibes, du 21 juill. 2000

21 juillet 2000

FAITS ET PROCÉDURE

Le 29 septembre 2000, la SA Carrefour France a relevé appel d'un jugement rendu le 21 juillet 2000 par le Tribunal de commerce d'Antibes qui, au visa de l'article 1382 du Code civil, a dit qu'il n'y avait pas lieu à juger abusive la rupture du contrat de prestations liant les sociétés Carrefour Antibes, Carrefour Nice Lingostière et Carrefour France à M. Michel Gaillot, a constaté le comportement particulièrement fautif de la société Carrefour, les a condamnées in solidum au paiement de la somme de 500 000 F à titre de dommages-intérêts, a ordonné l'exécution provisoire à concurrence de la somme de 250 000 F et a condamné solidairement ces trois sociétés au paiement de celle de 5 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Carrefour France, qui indique qu'elle a seule vocation à être attraite à la procédure puisque Carrefour Antibes et Carrefour Nice Lingostière ne sont que des établissements secondaires, soutient :

- que les premiers juges ont exactement retenu que le contrat sans exclusivité liant les parties lui laissait la liberté d'exercer leur activité comme elle l'entendait,

- qu'ils ont néanmoins stigmatisé son comportement alors que M. Gaillot avait fondé ses demandes sur un prétendu renouvellement tacite du contrat conclu le 21 mars 1995,

- que ce contrat ouvrait seulement la possibilité à M. Gaillot d'effectuer des livraisons et installations à sa clientèle en cas de nécessité, chacun des magasins ayant en effet son propre service de livraison,

- qu'aucune exclusivité ne lui était accordée,

- que l'intimé soutient faussement que Carrefour Lingostière l'aurait éliminé alors que le 10 août 1998, il lui a présenté son successeur,

- que sur réponse à une sommation interpellative du 28 avril 1999 délivrée par M. Gaillot, Carrefour Amibes a déclaré qu'à plusieurs reprises, elle avait essuyé des refus sous le prétexte de la trop faible charge de la tournée proposée.

La société appelante demande en conséquence, outre l'infirmation de la décision entreprise, le débouté et la condamnation de l'intimé au paiement de la somme de 7 000 F en application des dispositions de I'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

M. Gaillot fait valoir par conclusions récapitulatives déposées le 17 janvier 2002 :

- que la société Carrefour, son unique client, a commis une faute en rompant brusquement toutes relations avec son entreprise,

- que depuis le 1er décembre 1997, Carrefour Antibes n'a plus fait appel à ses services,

- qu'aucune résiliation ne lui a été notifiée,

- qu'il n'a jamais refusé de livraison,

- que pour l'exercice 1997, le chiffre d'affaires réalisé avec Carrefour Antibes et Carrefour Nice Lingostière s'est élevé à 1 000 000 F,

- que le tribunal a à bon droit considéré qu'eu égard aux relations entretenues depuis plusieurs années, il y avait faute grave,

- que M. Gaillot était en relations d'affaires avec Carrefour depuis le 15 août 1981,

- qu'elle a commis une faute contractuelle en agissant sans préavis,

- qu'elle a commis une deuxième faute en rompant intempestivement toutes relations d'affaires,

- qu'il a dû faire face à ses charges en 1998,

- que son état de santé s'en est ressenti,

- qu'il a seulement arrêté l'activité "bazar" de Carrefour Lingostière qui était déficitaire pour lui.

Il demande ainsi que le jugement entrepris soit confirmé en ce qu'il a constaté le comportement fautif de la société Carrefour, que Carrefour Antibes, Carrefour Lingostière et Carrefour France soient condamnées in solidum au paiement de la somme de 152 449,02 euro et que la société Carrefour soit condamnée au paiement de celle de 1 525 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

L'instruction a été déclarée close le 21 janvier 2002, les avoués en ayant été informés à "l'ordre de travail" du 14 novembre 2001 au cours duquel l'affaire a reçu fixation.

MOTIFS DE LA DECISION

Attendu qu'il convient de donner acte à la société Carrefour France de ce qu'elle reconnaît avoir seule vocation à être attraite à la procédure au motif que Carrefour Antibes et Carrefour Nice Lingostière ne sont que des établissements secondaires;

- que la recevabilité des appels, tant principal qu'incident, n'est pas contestée; qu'en l'absence de moyen constitutif de fin de non-recevoir susceptible d'être relevé d'office, il convient de les déclarer recevables.

Attendu, sur le fond, que suivant "contrat de prestations" du 21 mars 1995, la société Carrefour France a confié à M. Gaillot "une mission générale de livraison de tout produit encombrant et de son branchement si sa nature le nécessite [...]"; que conclu pour une durée d'un an, il pouvait, aux termes de l'article 9, " être dénoncé unilatéralement par courrier recommandé avec accusé de réception avec un minimum de trois mois avant la date anniversaire du contrat"; que force est de constater que l'économie générale de ce contrat était de donner à la société Carrefour la simple faculté, et non l'obligation, de faire appel aux services de ce transporteur si cela lui paraissait opportun; que les premiers juges ont ainsi à bon droit estimé que ce contrat ne pouvait être considéré comme ayant été rompu.

Attendu que l'intimé sollicitant la confirmation du jugement entrepris en son principe, le litige a en réalité pour objet la réparation du préjudice ayant pour origine la rupture fautive, non du contrat précité, mais des relations commerciales établies entre les parties.

Attendu que, tenue en application des dispositions de l'article 12 du nouveau Code de procédure civile de juger le litige selon les règles de droit qui lui sont applicables, la cour doit donner à sa décision le fondement juridique qui découle des faits allégués, sans être obligée d'inviter les parties à formuler leurs observations sur l'exactitude de la qualification donnée audit fondement.

Attendu qu'il résulte de l'article 36, alinéa 5, de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986, dans sa rédaction issue de la loi n° 96-5888 du 1er juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales - texte applicable aux faits de l'espèce puisque la rupture alléguée est postérieure à son entrée en vigueur -, qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé le fait, par tout commerçant, de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte des relations commerciales antérieures ou des usages reconnus par des accords interprofessionnels.

Attendu que M. Gaillot et la société Carrefour France avaient établi des relations commerciales suivies dès avant l'année 1997 pour laquelle il verse aux débats 70 relevés de paiement; que d'un montant total vérifié par la Cour de 1 080 817,18 F TTC, ils mettent en évidence la régularité tout au long de cet exercice des ordres passés par la société Carrefour France; qu'il y avait donc bien entre les parties une relation commerciale établie au sens de l'article 36, alinéa 5, de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986.

Attendu que M. Gaillot soutient que la société Carrefour France ne lui a plus confié de prestations à partir de janvier 1998, ce que ne conteste pas clairement la société appelante qui ne démontre par ailleurs pas la réalité des refus qui lui auraient été opposés; que la société Carrefour France produit néanmoins le compte fournisseur ouvert dans les livres de l'établissement Nice Lingostière au nom de l'entreprise Gaillot sous le n° 031372; que ce compte fait apparaître que la somme totale de 125 069,43 F lui a été réglée de janvier à juin 1998; que si ce document démontre que la rupture des relations commerciales avec cette première entité a été partielle, il n'est pas allégué de la poursuite des relations commerciales avec la seconde; qu'en toute hypothèse, l'article 36, alinéa 5, de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 sanctionne la rupture même partielle d'une relation commerciale établie dès lors qu'elle revêt un caractère de brutalité; que tel est bien le cas en l'espèce en raison de la chute brusque du volume d'affaires constatée dès janvier 1998, chute que rien ne laissait prévoir, compte tenu de l'ancienneté et de la permanence des relations commerciales.

Attendu que la société Carrefour France était ainsi tenue de notifier par écrit à M. Gaillot sa décision de rompre même partiellement la relation commerciale établie avec lui; qu'en ayant omis de le faire avec un préavis d'un an qui aurait été seul susceptible de permettre à M. Gaillot de rechercher une solution de remplacement ou de cesser ses activités à jour de ses obligations notamment fiscales et sociales, elle a commis une faute au sens du texte précité.

Attendu que M. Gaillot est en droit d'obtenir réparation du préjudice consécutif à la faute retenue; que ce préjudice est constitué non seulement par le gain manqué et la perte éprouvée mais aussi, au regard du principe de l'unicité du patrimoine dans l'hypothèse d'un entrepreneur individuel, par les conséquences financières personnelles que la rupture a pu entraîner en raison de sa situation particulière.

Attendu que né le 6 septembre 1943 et donc parvenu à un âge où, en France, les possibilités de reclassement sont réduites, M. Caillot justifie qu'au moment de la rupture, il était titulaire d'une pension de retraite militaire d'un montant annuel de l'ordre de 55 000 F; qu'il verse aux débats les multiples mises en demeure, mesures de saisie mobilière et interdictions bancaires dont il a fait l'objet en 1998 et 1999 à la suite de sa défaillance consécutive à l'interruption brusque de ses activités; qu'au 19 mars 1999, il restait ainsi débiteur de la somme de 140 699 F au titre de la TVA; qu'il justifie par ailleurs d'un bénéfice fiscal de 42 394 F au titre de l'exercice 1997; qu'il justifie avoir travaillé de 1984 à 1988 en qualité de gardien salarié de la société Carrefour France à Antibes; qu'il affirme, sans être contredit, que c'est la société appelante qui a suscité la création de son entreprise, ce qui a pu le convaincre de la pérennité de leur collaboration; qu'il résulte de ces constatations et eu égard aux circonstances, que son préjudice doit être réparé par l'allocation de la somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts.

Attendu qu'aucune considération d'équité ne commande d'écarter en l'espèce l'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement; Donne acte à la société Carrefour France de ce qu'elle reconnaît avoir seule vocation à être attraite à la procédure; Reçoit les appels; Confirme la décision entreprise sauf en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts; Statuant à nouveau de ce seul chef, condamne la société Carrefour France à payer à M. Michel Gaillot la somme de 38 112,25 euro [250 000 F]; La condamne au paiement de la somme de 1 500 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Carrefour France aux dépens d'appel et autorise la société civile professionnelle Philippe Blanc et Colette Amsellem-Mimran, titulaire d'un office d'avoué près la cour, à recouvrer directement ceux dont elle a fait l'avance sans recevoir provision.