CA Chambéry, ch. com., 11 juin 2002, n° 00-01894
CHAMBÉRY
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Société d'Exploitation Provencia (SA)
Défendeur :
Meyet (ès qual.), Annemasse Primeurs (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Beraudo
Conseillers :
Mme Cuny, M. Betous
Avoués :
SCP Bollonjeon-Arnaud-Bollonjeon, SCP Buttin-Richard-Fillard
Avocats :
Mes Favre, Azema.
Vu le jugement rendu contradictoirement le 8 juin 2000 en matière commerciale par le Tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains qui a condamné la société d'Exploitation Provencia à payer à Maître Robert Meynet, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de la société Annemasse Primeurs, la somme de 2 675 575 F (407 888,78 euro) à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice subi par cette société à la suite de la rupture sans préavis par la société Provencia du contrat d'approvisionnement qui liait les deux sociétés depuis juin 1991, outre celle de 15 000 F (2 286,74 euro) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu l'appel interjeté le 4 août 2000 pax la société d'Exploitation Provencia à l'encontre du jugement du 8 juin 2000;
Vu les dernières conclusions en date du 27 février 2002, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens et par lesquelles la société d'Exploitation Provencia (la société Provencia) demande à la cour :
- d'infirmer le jugement déféré, de constater qu'elle a respecté un préavis raisonnable au regard de la durée totale du contrat d'approvisionnement ainsi qu'eu égard à la précarité de la situation contractuelle connue par les parties et de débouter en conséquence Maître Meynet de l'ensemble de ses demandes;
- de dire et juger, subsidiairement, que le préavis ne saurait, tenant la durée du contrat et son caractère précaire, excéder deux mois, soit une indemnité compensatrice maximale de 48 546,71 euro;
- de lui allouer la somme de 5 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les dernières conclusions en date du 22 mars 2002, auxquelles il convient de se référer pour un plus ample exposé des faits, prétentions et moyens et par lesquelles Maître Robert Meynet, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de cession de la SA Annemasse Primeurs demande à la cour :
- de confirmer le jugement entrepris en ce qu'il a considéré que : " l'ancienneté des relations d'affaires entre les deux sociétés (instauration en 1973), l'ampleur des flux générés par le contrat rompu (plus de 34 000 000 F en 1991), et la baisse significative du chiffre d'affaires du grossiste qu'impliquait sa nouvelle mission, justifiait que la société Provencia respectât un délai de préavis de six mois qui n'a, en l'espèce, été effectué qu'à due concurrence d'un mois ";
- de réformer la décision déférée en ce qu'elle n'a pas tiré toutes les conséquences de ses constatations quant au préjudice et statuant à nouveau de ce chef, de condamner la société Provencia à lui payer, ès qualités, les sommes suivantes :
- 16 769,39 euro correspondant aux investissements immobiliers,
- 79 273,49 euro pour les véhicules,
- 23 546,51 euro pour le matériel informatique,
- 340 723,55 euro au titre de l'incidence de la charge de personnel après la rupture du contrat,
- 758 939,23 euro correspondant au manque à gagner sur la marge brute;
- de lui allouer la somme de 45 734,71 euro en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu la clôture le 10 avril 2002 de la mise en état de la procédure;
MOTIFS DE LA DECISION :
Attendu que la recevabilité de l'appel interjeté par la société Provencia n'est ni contestée ni contestable;
Attendu qu'il résulte effectivement des pièces soumises à la contradiction des parties :
- que la société Provencia qui entretenait depuis 1973 un courant d'affaires avec la société Annemasse Primeurs a confié à cette dernière société, à compter du 26 juin 1991 pour une durée test de trois mois selon courrier du 21 juin précédent, l'approvisionnement fruits et légumes "en circuit unique et à livre ouvert" de ses magasins de Cluses, Saint-Julien, Saint-Genis, Thonon-Les-Bains, Annemasse et Domancy;
- que par courrier du 27 juin 1991 la société Provencia a étendu à compter du 1er juillet 1991, cet approvisionnement fourni par la société Annemasse Primeurs à cinq magasins supplémentaires, à savoir ceux de Saint-Jeoire, Saint-Jean-de-Maurienne, Douvaine, Albertville et Faverges;
- que par courrier du 26 mai 1992 la société Provencia mettait fin à compter du 4 juin suivant à ses relations d'affaires avec la société Annemasse Primeurs, suite à la mise en place de sa propre plateforme d'approvisionnement fruits et légumes;
- que par une seconde lettre du 7 octobre 1992 la société Provencia décidait d'arrêter pour la fin du mois l'approvisionnement en fleurs et plantes qu'elle avait également confié à la société Annemasse Primeurs;
- que par jugement du 2 avril 1993 le Tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains statuant commercialement a ouvert une procédure de redressement judiciaire à l'encontre de la société Annemasse Primeurs;
- que par ordonnance rendue le 4 janvier 1994 par le juge des référés, Maître Meynet, ès qualités, obtenait la désignation d'un expert avec notamment pour mission de :
- déterminer la nature, l'importance et le montant des investissements réalisés en 1991 par la société Annemasse Primeurs en rapport avec l'augmentation de son approvisionnement du groupe Provencia,
- déterminer la diminution des ressources de la société Annemasse Primeurs liée à la rupture de l'approvisionnement du groupe Provencia en juin puis octobre 1992,
- donner son avis sur le lien de causalité entre les difficultés financières liées à la rupture et l'ouverture du redressement judiciaire;
- que l'expert désigné, Monsieur Peillon, a déposé le 15 mars 1996, le rapport de ses opérations, notamment au vu duquel le tribunal a statué par le jugement déféré;
Sur la rupture des relations contractuelles
Attendu qu'il est de principe qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait par tout commerçant de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie, sans préavis tenant compte de la durée de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée, en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels; que la cour constate à cet égard :
- que si l'approvisionnement initialement accordé par la société Provencia était pour une durée " test " de trois mois, celui-ci s'est poursuivi bien au-delà de cette période d'essai, en sorte que les parties étaient bien liées par un contrat d'achat exclusif à durée indéterminée, portant, ainsi que cela résulte du courrier de l'appelante du 27 juin 1991, sur " l'ensemble de la fourniture du rayon fruits et légumes à l'exception de la banane et de différents légumes de la société Verdonnet-Bouchet ";
- que la société Provencia n'est pas fondée à arguer de la précarité de ses relations contractuelles avec son grossiste et à soutenir qu'il ne s'agissait en réalité que de contrats verbaux d'approvisionnement à durée indéterminée à exécution successive depuis 1973, les dispositions de l'article L. 442-6 5° ne faisant aucune distinction entre les relations commerciales contractuellement établies et les autres;
- que si des relations commerciales établies et à durée indéterminée, peuvent être résiliées à tout moment par l'une des parties, dès lors que ces dernières ne sauraient être indéfiniment engagées, encore faut-il qu'un délai de préavis suffisant soit respecté;
- que la société Provencia n'a en réalité laissé à la société intimée qu'un délai insuffisant d'une dizaine de jours seulement pour prendre ses dispositions à la suite de la perte de sa clientèle, puisqu'elle a officiellement prévenu la société Annemasse Primeurs par son courrier du 26 mai 1992, de la mise en place, dès le 4 juin suivant, d'un système d'approvisionnement en fruits et légumes qui allait en fait l'écarter du marché, puisque, selon l'expression de l'appelante, elle n'assurerait plus à compter de cette date, que la fourniture " des ailes du marché ";
- que l'appelante ne démontre pas, contrairement à ses allégations, qu'elle aurait, courant janvier 1991, verbalement averti son grossiste de la création de sa plate-forme fruits et légumes à compter du 3 juin 1991, alors qu'il est constant que la rupture des relations commerciales doit être non équivoque;
- que la société Provencia n'établit pas davantage que la société Annemasse Primeurs aurait accepté, ainsi que cela résulterait de son courrier du 14 mai 1992, les nouvelles modalités d'approvisionnement proposées par l'appelante consécutivement à la mise en place de la plate-forme;
- que si le dirigeant de la société Annemasse Primeurs paraît en effet se féliciter dans cette correspondance de la poursuite d'un courant d'affaires avec un partenaire représentant un quart de son chiffre d'affaires, il ne pouvait cependant à cette date, percevoir les conséquences économiques pour son entreprise des modifications imposées par la SA Provencia;
- qu'au surplus le grossiste se trouvait dans un état de dépendance économique qui l'empêchait de reconnaître d'emblée et expressément auprès de cet important groupe de supermarchés, la perte du premier de ses clients;
Attendu qu'il résulte des énonciations précédentes que la rupture a été annoncée sans réel préavis, sans raison légitime et unilatéralement par la SA Provencia, qui a laissé son grossiste investir pour accroître ses moyens de productions et qui a ainsi permis que se crée chez lui, une confiance dans le renouvellement des contrats;
Attendu qu'il convient en conséquence de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a estimé la rupture des relations commerciales, brutale et abusive à défaut pour la société Provencia d'avoir respecté un préavis, dont la durée de six mois fixée par le tribunal est à l'abri de toutes critiques, compte tenu notamment, de l'ancienneté d'un courant d'affaires qui s'est poursuivi pendant près de vingt ans;
Sur le préjudice de la société Annemasse Primeurs
Attendu qu'en l'état de leurs écritures et de leurs productions, ni Maître Meynet ni la société Provencia n'allèguent aucun élément de fait suffisamment crédible qui permettrait à la cour d'écarter les constatations et les conclusions de l'expert judiciaire; qu'il convient de relever en effet dans le rapport de Monsieur Peillon ou dans ses annexes :
- qu'il est de principe que le grossiste brutalement évincé a droit à la perte des gains qu'il aurait perçus de sa cliente pendant la durée du préavis, c'est-à-dire le montant de la marge bénéficiaire brute correspondant à son marché;
- que Maître Meynet n'établit pas que le premier juge, en se fondant sur les données chiffrées arrêtées par l'expert judiciaire, aurait sous-évalué la marge bénéficiaire brute que la société Annemasse Primeurs était en droit d'attendre de la SA Provencia pendant le délai de préavis;
- que le commissaire à l'exécution du plan de la SA Annemasse Primeurs ne démontre pas davantage que les investissements réalisés par cette société, notamment ceux concernant les biens immobiliers, constituent des actifs spécifiques à coût irrécouvrable dont la valeur a été perdue à l'occasion de la rupture contractuelle, dès lors que même si ces biens étaient dédiés à la relation commerciale litigieuse, la société intimée a continué à les utiliser et à en bénéficier, postérieurement à la rupture;
- que les investissements en informatique et en véhicules ont été décidés par la société Annemasse Primeurs dès le mois de février 1991, soit quatre mois avant le contrat d'approvisionnement du 21 juin 1991 (p. 21 et annexe 9 rapport Peillon);
- que s'agissant de l'accroissement du personnel du grossiste, la société Provencia avait proposé de faire reprendre une partie de ces salariés par sa plate-forme et qu'aucune indemnité de licenciement n'a été versée par la société Annemasse Primeurs pendant les six mois qui ont suivi la rupture aux dix salariés embauchés pour faire face au contrat de la société Provencia (rapport p. 25 et annexe 12);
- que contrairement à ce que soutient Maître Meynet, la date du 23 avril 1991 retenue par l'expert n'est pas arbitraire et correspond à l'engagement ferme de la société Provencia de confier à la SA Annemasse Primeurs le soin d'approvisionner ses magasins;
- qu'il résulte des pièces soumises à la contradiction, que si la SA Annemasse Primeurs souhaitait vivement devenir le prestataire de service quasi-exclusif des magasins à l'enseigne Provencia antérieurement à la date retenue par l'expert, ce n'est qu'en avril 1991 que l'accord d'approvisionnement a été mis en place (rapport p. 14);
- que le grossiste n'avait aucune raison, sauf à prendre des risques financiers inconsidérés, d'anticiper les investissements avant d'obtenir l'accord exprès d'approvisionnement;
- que l'intimé verse aux débats un rapport officieux établi de façon non contradictoire par le propre expert-comptable de la société Annemasse Primeurs qui ne permet pas non plus à la cour d'écarter les constatations et les conclusions de l'expert judiciaire;
- que la société Annemasse Primeurs a subi, du fait de la rupture, un préjudice distinct, indépendamment de l'ouverture du redressement judiciaire;
Attendu qu'il convient en conséquence de confirmer également le jugement entrepris en ce qu'il a alloué à Maître Meynet ès qualités, la somme de 2 675 575 F à titre de dommages et intérêts, sauf à convertir le montant de cette condamnation en euro;
Attendu que l'équité ne commande pas en l'espèce de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au titre de la procédure d'appel;
Attendu qu'il convient de condamner la SA Provencia, qui succombe sur la plupart de ses moyens, aux dépens;
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement par décision contradictoire, après en avoir délibéré conformément à la loi; Déclare recevable l'appel interjeté par la société d'Exploitation Provencia; Au fond, Confirme le jugement déféré, sauf à préciser que la condamnation au paiement de la somme principale sera désormais de 407 888,78 euro et celle au titre de l'article 700, de 2 286,74 euro; Dit n'y avoir lieu à application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; en cause d'appel; Condamne la société d'Exploitation Provencia aux dépens et autorise la Société Civile Professionnelle Buttin-Richard-Fillard, titulaire d'un office d'avoué, à en recouvrer le montant aux formes et conditions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile;.