CA Paris, 16e ch. A, 13 mai 1998, n° 97-01827
PARIS
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Dussart (SARL)
Défendeur :
ELF Antar France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Duclaud
Conseillers :
Mmes Guerin, Cobert
Avoués :
SCP Roblin-Chaix De Lavarene, SCP Varin-Petit, SCP DMCS Cornevaux
Avocat :
Me Léger.
LA COUR statue sur l'appel interjeté par la société Dussart d'un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 30 octobre 1996 qui a :
- condamné la société Elf Antar France à lui payer la somme de 9.765,46 F augmentée des intérêts au taux légal à compter du 8 septembre 1995 avec anatocisme et, celle de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- condamné enfin ladite société Elf Antar France aux dépens.
Les faits et la procédure peuvent être résumés ainsi qu'il suit.
La société Elf Antar France a conclu avec la société Dussart en avril 1991 une convention au terme de laquelle elle lui donnait en location-gérance un fonds de commerce de station-service sis à Ozoir La Fermière, moyennant une redevance de 17.841 F HT. par mois, loyer qui sera réduit les deux derniers mois d'exploitation à 10.519 F HT.
Ledit contrat de location-gérance incluait un titre 2 au terme duquel la société Elf France donnait mandat à la société Dussart de vendre au détail des carburants pour l'exécution duquel celle-ci devait percevoir une commission forfaitaire destinée à couvrir les charges annuelles du mandat évalués d'un commun accord des parties à partir du "compte des charges de mandat" et du litige prévisionnel annuel de la station, et en fin d'exercice, si nécessaire, pouvait se voir verser par ladite société Elf France un complément de commissions destiné à équilibrer les charges réelles et justifiées du mandat.
Quant aux autres activités et vente de produits (autres que les carburants) qui, elles, étaient régies par le contrat de location-gérance, la société Elf Antar se réservait l'exclusivité de l'approvisionnement en lubrifiants, en fuel domestique, mélange deux-temps, produits que la société Dussart avait la liberté de revendre au prix qu'elle souhaitait. S'agissant des ventes d'accessoires destinés à l'automobile, ladite société Dussart était libre de choisir ses fournisseurs.
Le 11 février 1992, la société Elf Antar France et la société Dussart ont conclu un protocole d'accord au terme duquel ladite société Elf France a:
- au titre du mandat pour fa distribution des carburants versé à ladite société Dussart une commission de fin d'exercice d'un montant de 71 751,04 F,
- accepté de participer à une partie du comblement du déficit de la société Dussart pour la même période, sous forme de versement d'une contribution forfaitaire exceptionnelle d'un montant de 173 000 F HT.,
- obtenu l'engagement de la société Dussart de renoncer à toute demande ultérieure de paiement de quelque somme que ce soit pour la période précitée et les exercices antérieurs, chacune des parties déclarant que cet accord constituait une transaction définitive et irrévocable "dans les termes de l'article 2004 et suivants du Code civil ayant l'autorité de la chose jugée en dernier ressort.",
Le 16 juillet 1992, la société Elf France a demandé à la société Dussart de lui fournir une caution solidaire de 500 000 F.
Le 30 juillet 1992, la société Dussart a opposé à celle-ci un refus catégorique à cette demande, et lui a demandé :
- soit de rétablir les comptes d'exploitation de manière telle que "la perte chronique de 250 000 F par an soit effacée, par exemple par suppression du loyer ou augmentation des commissions,
- soit de leur confier l'exploitation d'une autre station-service "dont la société Elf Antar aura donné au préalable les conditions d'exploitation avec le bilan des prédécesseurs pour vérifier la réalité de sa rentabilité".
Cette missive a ajouté : " A défaut, nous prendrons acte de votre responsabilité dans la rupture de nos accords dont vous supporterez toutes les conséquences dommageables".
Le bilan de la société Dussart pour l'exercice 31 mars 1991 au 31 mars 1992 fait apparaître une perte de 40 830 F tandis que le bilan au 31 août 1982, date de cessation de l'exploitation de la station service d'Ozoir La Fermière, fait ressortir une perte de 135 583 F malgré le versement par la société Elf France d'une subvention de 35 503 F.
Le 7 janvier 1994, la société Elf Antar a écrit aux époux Dussart pour leur faire part de sa décision de leur verser une participation exceptionnelle de 47 578 F HT, montant correspondant au solde de leur déficit d'exploitation hors carburants (150 582 F HT) minoré par une démarque non justifiée de 44 642 F HT ... ainsi que par un excédant de frais de personnel évalué à 39 500 F HT et des pertes de carburants injustifiées de 18 862 F HT, relevant à notre avis de défaillance de gestion de votre part ne pouvait être de ce fait prises en charge par notre société."
Monsieur et Madame Dussart ont, par acte du 8 septembre 1995, assigné la société Elf aux fins de la voir condamner à lui payer les sommes de :
- 9 765,46 F au titre du solde débiteur du compte courant, majorés des intérêts à compter du 31 août 1992, avec anatocisme,
- 176 116 F au titre des pertes d'exploitation sauf à parfaire à dire d'expert, augmentés des intérêts ainsi qu'il vient d'être dit,
- 800 000 F sauf à parfaire à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat augmentés des intérêts toujours calculés selon les modalités précédentes,
- 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par conclusions responsives, la société Elf a demandé au tribunal de lui donner acte de ce qu'elle reconnaît devoir 9 765,46 F au titre du solde créditeur de relevé de fin de gérance, de débouter les époux Dussart de leurs demandes et de les condamner à lui verser la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Lors de l'audience, les époux Dussart ont réduit leur demande à titre de provision à 135.183 F, ajouté la demande de désignation d'un expert aux frais avancés d'Elf pour déterminer les pertes consécutives au mandat de distribution de carburants pendant la période du 1er avril au 31 août 1992.
C'est dans ces conditions qu'est intervenu le jugement déféré qui, pour l'essentiel, a rejeté les demandes de la société Dussart.
Ladite société Dussart, appelante, demande à la cour de confirmer ce jugement en ce qu'il a condamné la société Elf à leur verser la somme de 9 765,46 F augmentée des intérêts au taux légal à compter du 8 septembre 1995, avec anatocisme, de l'infirmer pour le surplus et statuant à nouveau de :
- condamner la société Elf au versement d'une somme de 135.583 F au titre des pertes d'exploitation pour le deuxième exercice, sauf à parfaire à dire d'expert,
- condamner la société Elf à lui verser une somme de 800 000 F, sauf à parfaire, à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de mandat d'intérêt commun, vingt mois avant son terme,
- dire que ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 31 août 1992, date à compter de laquelle toutes ces sommes étaient exigibles, et ce, conformément aux dispositions de l'article 2001 du Code civil,
- ordonner l'anatocisme,
- condamner la société Elf à lui verser une somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ainsi qu'au paiement des dépens.
La société Elf Antar France, intimée, invite la Cour à:
- confirmer le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Dussart de ses demandes tendant à la prise en charge par elle des pertes qu'elle a subies et, au paiement des dommages-intérêts pour rupture fautive du contrat de gérance :
- lui donner acte de ce qu'elle a réglé la somme de 9.765,46 F à la société Dussart,
- infirmer quant au reste ledit jugement,
- condamner la société Dussart à lui payer une somme de 15 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- la condamner enfin aux dépens de première instance et d'appel.
Ceci étant exposé,
I - Sur la demande d'indemnisation des pertes d'exploitation
Considérant que pour s'opposer à cette demande qui porte sur l'indemnisation des pertes d'exploitation survenue entre le 31 mars et le 31 août 1992, la société Elf Antar France la prétend non fondée en droit au motif, selon elle, que les parties ont expressément exclu l'application des articles 1999 et 2000 de leurs conventions;
Qu'à ce moyen, la société Elf Antar France ajoute qu'elle a rempli l'intégralité de ses obligations contractuelles et que pour la période du 31 mars au 31 août 1992, elle a versé à la société Dussart une somme de 21 224 F TTC à titre d'indemnité "mandat" ainsi qu'une de 13.235 F à titre de contribution pour des pertes de produits ainsi qu'une somme de 56 427,51 F à titre d'aide au développement ;
Qu'encore, la société Elf Antar France soutient que le déficit restant de la société Dussart était dû à une démarque non justifiée, à des pertes de carburants injustifiées, à des frais de personnel trop élevés et à des défaillances de gestion en général;
Qu'enfin, selon l'intimée, la société Dussart n'établit nullement que les pertes qu'elle a essuyées proviendraient d'une insuffisance des commissions au regard des charges déterminées dans le cahier des charges provisionnelles;
Mais considérant que loin d'emporter renonciation de la SARL Dussart à l'application des articles 1999 et 2000 du Code civil, le contrat de gérance dont il s'agit fait au contraire une exacte application de ces textes puisque la société Elf Antar France s'engage à rembourser les frais que la société Dussart a exposés pour l'exécution de son mandat et à l'indemniser des pertes que celle-ci a essuyées à l'occasion de sa gestion, sauf faute de celle-ci ou gestion imprudente qui lui soit imputable;
Qu'en l'occurrence, la société Dussart demande l'application de l'article 2.4.3. du contrat de gérance ;
"Dans l'hypothèse où il apparaîtrait en fin d'exercice, que les commissions versées n'ont pas permis de couvrir les charges du mandat telles qu'évaluées dans le compte des charges du mandat, la société Elf et la SARL Dussart examineraient, à l'initiative de la partie la plus diligente, les comptes d'exploitation du mandat. La société Elf versera si nécessaire à la société Dussart un complément de commissions destiné à équilibrer les charges réelles et justifiées du mandat.";
Que si la société Elf Antar France dit qu'elle a rempli les obligations de cette clause, elle ne prouve nullement la faute de gestion de la société Dussart qui la dispenserait de combler le solde du déficit annoncé par la société Dussart pour la période du 31 mars au 31 août 1992; que dans la lettre qu'elle a adressée le 7 janvier 1994 à la société Dussart, qui est à l'origine du présent litige, la société cite les motifs pour lesquels elle refuse d'indemniser la société Dussart des pertes qu'elle annonce : "démarque non justifié de 44 642 F HT (charges pour 20 000 F HT et marge "boutique" pour 24.642 F HT) ainsi que par un excédent de frais de personnel évalué à 39 500 F HT et des pertes de carburants injustifiées de 18 862 F HT, relevant à son avis de défaillances de gestion";
Qu'il appartient à la société Elf de démontrer ces défaillances de gestion; qu'elle ne le fait nullement;
Que toutefois, il apparaît qu'elle a rempli ses obligations contractuelles sur un point: le remboursement des pertes de carburant puisque dans son relevé provisoire de fin de gérance, il apparaît qu'elle a versé à ce titre les sommes de 21 224,65 F et 13 235 F, lesquelles correspondent à la couverture contractuelle de ce poste telle qu'il ressort des Accords Interprofessionnels AIP du 25 juillet 1990; que dans ce cas, il y a inversion de la charge de la preuve et c'est à la société Dussart d'expliquer pourquoi il y a 18 862 F de perte de carburants anormale, ce qu'elle ne fait pas;
Qu'il s'ensuit que la société Elf Antar France sera condamnée à verser à la société Dussart une indemnité de : 135 583 F. - 18 862 F. = 116 721 F, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 7 janvier 1994, date à laquelle cette société a fait savoir à la société Dussart son refus illégitime de combler le présent solde du déficit de la société Dussart, - la Cour usant ainsi de la faculté de fixation du point de départ des intérêts en cas de condamnation à une indemnité que lui donne l'article 1153-1 du Code civil;
Que la somme de 9 765,46 F versée par la société Elf Antar France au titre du solde créditeur du compte courant ne viendra pas en déduction des 116 721 F précités;
II - Sur la rupture abusive du contrat de gérance par la société Elf Antar France
Considérant que la société Elf Antar France conteste à tort être responsable de la rupture du contrat de gérance au motif que c'est la société Dussart qui a pris l'initiative de celle-ci;
Qu'en effet, il faut comprendre que c'est elle, société Elf, qui a acculé la société Dussart à renoncer à continuer l'exploitation de la station-service d'Ozoir La Ferrière : si elle avait réglé en temps utile, c'est-à-dire avant le 31 août 1992, ou du moins, pris l'engagement de le faire, peu après cette date, la somme de 116 721 F, il est évident que la société Dussart n'aurait jamais rompu le contrat; qu'elle y a été contrainte par la mauvaise foi de la société Elf Antar France à exécuter ses obligations; que celle-ci doit donc réparer le préjudice qu'a subi, à la suite de celle-ci, la société Dussart;
Que la cour trouve dans la procédure les éléments pour fixer celui-ci forfaitairement tous préjudices confondus à 315 122,62 (salaires des gérants) x 3 = 78 780,65 F x 12 somme que la cour arrondit à 80 000 F; qu'en effet, il convient d' indemniser la SARL Dussart à raison de trois mois de rémunérations de son gérant et de sa femme, qu'elle a dû verser sans faire aucun chiffre d'affaires, ce qui a constitué une aggravation illégitime de ses charges salariales; que cette fixation n'est pas arbitraire mais est proche de la réalité puisqu'il ressort de la lettre que la société Elf a adressée aux époux Dussart le 7 janvier 1994 que ceux-ci étaient déjà réinstallés, car leur nouvelle adresse professionnelle était: "Station Total, 70 Route de Corbeil 91700 Sainte Geneviève des Bois", et ce alors que le contrat de gérance avait pris fin le 31 août 1992;
Que les intérêts sur cette somme de 80 000 F attribuée à titre de dommages-intérêts courront à partir du 8 septembre 1995, date d'assignation;
Considérant que les conditions d'application de l'article 1154 du Code civil étant réunies, il y a lieu d'ordonner l'anatocisme sur les sommes de 116 721 F et 80 000 F au 17 mars 1997, date de la demande de capitalisation;
Considérant ceci étant, que l'équité commande de condamner la société Elf à payer à la société Dussart la somme de 15 000 F en paiement de ses frais irrépétibles tant de première instance que d'appel;
Que la société Elf, qui succombe, ne saurait équitablement se voir allouer une somme à ce titre;
Par ces motifs, LA COUR ; Donne acte à la société Elf Antar France de ce qu'elle a réglé la somme de 9.765,46 F à la société Dussart; Infirme le jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Dussart de ses demandes; Statuant à nouveau, Condamne la société Elf Antar France à payer à la société Dussart la somme de 116 721 F augmentée des intérêts au taux légal à compter du 7 janvier 1994; Précise que la somme précitée de 9 765,46 F ne viendra pas en déduction de celle de 116 721 F; Condamne encore la société Elf Antar France à verser à la société Dussart la somme de 80 000 F à titre de dommages-intérêts augmentée des intérêts au taux légal à compter du 8 septembre 1995; Dit que les intérêts au taux légal échus depuis plus d'un an au 17 mars 1997 sur les sommes de 116 721 F et 80 000 F produiront eux-mêmes des intérêts; Y ajoutant, Condamne la société Elf Antar France à payer à la société Dussart la somme de 15 000 F en paiement de ses frais irrépétibles tant de première instance que d'appel; Déboute la société Elf Antar France de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Elf Antar France aux dépens de première instance et d'appel; Autorise la SCP Roblin Chaix de Lavarenne, avoué, à les recouvrer conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.