CA Paris, 16e ch. A, 30 janvier 1989, n° 86-10592
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Relais 76 (Sté), Baillemont (Epoux), Brajeux (ès qual.)
Défendeur :
Esso (Sa)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Lathelier
Conseillers :
Mme Antoine, M. Lapierre
Avoués :
Me Roblin, SCP Laurent-Taze-Bernard
Avocats :
Mes Meresse, Bellenger
Le 24 janvier 1980 s'est constitué à Rouen la SARL Le Relais 76. Cette société devait exploiter, en location-gérance, la station-service appartenant à la société Esso et sise 101 avenue du Mont Riboudet à Rouen (Seine-Maritime). Le capital social a été fixé à 50 000 F et réparti en 500 parts ; les associés étaient les suivants Madame Desvaux née Baillemont (244 parts), Monsieur Pierre Baillemontt (244 parts) et Monsieur Fabric Baillemont (12 parts). Madame Desvaux, comptable de son métier, a été nommée gérante statutaire.
Le 30 janvier les époux Baillemont (Pierre) - Pernel se sont portés cautions solidaires des engagements de la SARL Le Relais 76 à l'égard de la société Esso à hauteur de la somme de 100 000 F. Ils ont déclaré renoncer aux bénéfices de discussion et de division et s'engager pour la durée de la société (60 ans).
Le contrat de location-gérance entre Esso et Le Relais 76 a été signé le 6 février 1980, pour une durée indéterminée. Il prévoit : une redevance mensuelle de 4 700 F ; l'attribution au gérant de 69,92 % de la marge sur l'essence, de 62,18 % de la marge sur le supercarburant et de 61,31 % de la marge sur le gazole.
Le contrat de location-gérance a été résilié amiablement le 20 octobre 1981 et aussitôt remplacé par un contrat de mandat-gérance. Aux termes de cette nouvell convention :
- les conditions de vente des produits étaient fixées par la société Esso ;
- le stock initial remis au mandataire était fixé à 45 m3 de supercarburant, 10 m3 d'essence ordinaire et 30 m3 de gazole ;
- la gestion du fonds était confiée à la SARL Le Relais 76 ;
- celle-ci était rémunérée "par une commission sur toutes les ventes de produits énergétiques réalisées par son intermédiaire" ;
- le taux et la facturation de cette commission étaient fixés et établis dans des conditions très précises longuement énumérées dans l'acte sous la rubrique, art. VII : Commission ;
- diverses autres dispositions étaient prises (inventaires, livraison des produits, reddition des comptes, modalités d'exploitation, entretien du matériel, etc...) ;
- le mandataire gérant devait payer à Esso une redevance de 900 F par mois HT.
Les cautions ci-dessus désignées ont alors pris vis-à-vis d'Esso les mêmes engagements que les précédents.
Des difficultés de redditions de comptes ont fait leur apparition en mai 1984 date à laquelle la société Le Relais 76 devait de l'argent à Esso, et envisageait soit une fermeture momentanée de la station, soit un dépôt de bilan, soit une rupture anticipée du contrat, soit un abandon par Esso de sa créance. Celle-ci était évaluée à l'époque considérée à une somme de l'ordre de 100 000 à 120 000 F.
Le contrat de mandat-gérance a été résilié amiablement les 4 et 14 mai 1984 avec prise d'effet au 10 mai 1984.
Par la suite, la société Esso a réclamé vainement par LRAR des 5 juillet 1984 et 15 novembre 1984 ce qu'elle considérait comme étant le payement de son dû, soit la somme de 465 803,74 F ramenée curieusement, lors de la deuxième mise en demeure à 436 610,35 F (ce qui représente une différence relativement importante de 29 193,39 F). Les cautions ont été priées de respecter leur engagement et de verser 100 000 F à la société Esso.
Le 23 janvier 1985 la société anonyme française Esso (Esso SAF) a assigné séparément la SARL Le Relais 76 et les époux Pierre Baillenont en payement, solidairement de :
- 431 739,86 F au principal ;
- des intérêts de droit ;
- 8 000 F de dommages-intérêts ;
- et de 12 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par jugement contradictoire du 24 avril 1986, le Tribunal de commerce de Paris (14e chambre) a retenu sa compétence (qui avait été contestée par les défendeurs) et statuant au fond, a :
- condamné solidairement la société Le Relais 76 et les époux Baillemont à payer à la SAF Esso
. 431 739,86 F au principal ;
. les intérêts légaux de cette somme à compter du 4 juillet 1984 et à concurrence de 100 000 F à compter du 15 novembre 1984 en ce qui concerne les cautions ;
. 8 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
- rejeté toutes les autres demandes des parties ;
- ordonné l'exécution provisoire.
La société Le Relais 76 et les époux Baillemont-Pernel sont appelants.
La société Le Relais 76 a été mise en liquidation judiciaire le 10 juin 1986 et son liquidateur Me Brajeux de Rouen, intervient régulièrement aux débats.
Les appelants concluent à l'infirmation du jugement attaqué ; ils demandent à la cour dans leurs conclusions successives, et dans leur ordre chronologique :
- de constater l'incompétence du Tribunal de commerce de Paris et de renvoyer l'examen de la cause au Tribunal de grande instance de Lisieux ;
- subsidiairement, le rejet des prétentions dirigées contre les époux Baillenont ;
- la condamnation au payement à leur profit de la somme de 437 073,45 F ;
- les intérêts légaux.
Les appelants contestent l'arrêté de compte et demandent une expertise comptable. Ils réclament par ailleurs à Esso payement d'un complément de commission de 288 000 F en application de l'article 4 paragraphe 4 du protocole interprofessionnel du 1er mars 1983 et de l'article 1999 du Code civil. Ils demandent encore à leur adversaire 700 000 F de dommages-intérêts et 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Dans leurs secondes conclusions les appelants demandent à la cour de surseoir à statuer au motif que le 9 octobre 1987 ils ont déposé une plainte contre X pour faux et usage de faux entre les mains du Doyen des Juges d'instruction de Paris.
Les appelants font valoir, pour l'essentiel :
- que les engagements de caution sont des faux ;
- qu'aux termes de l'article 2000 du Code civil, applicable aux faits de la cause, le mandant doit indemniser le mandataire des pertes qu'il a essuyées à l'occasion de sa gestion, sans imprudence qui lui soit imputable.
- que l'accord interprofessionnel du 1er mars 1983 reprend des dispositions similaires ;
- que la prétendue créance Esso doit être éventuellement établie et chiffrée par un expert judiciaire ;
- qu'ils ont droit à un complément de rémunération ;
- qu'Esso aurait dû les aider à surmonter leurs difficultés financières.
Les appelants ajoutent :
- que leur éventuelle renonciation à se prévaloir des dispositions de l'article 2000 du Code civil ne se présume pas ;
- qu'Esso doit, en dehors de problème du caractère forfaitaire de leur rémunération, les indemniser de leurs pertes ;
- que le terme "forfait" ne correspond pas à la réalité ;
- qu'ils n'ont commis aucune faute grave de gestion ;
La société Esso formule, selon l'ordre chronologique de ses conclusions, les prétentions suivantes :
- confirmation du jugement et allocation à son profit de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
- application de la règle de l'anatocisme ;
- payement de 20 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et de 20 000 F de dommages-intérêts ;
- rejet de l'exception d'incompétence soulevée en cause d'appel ;
- constatation du montant de sa créance et non pas règlement de celle-ci le débiteur faisant l'objet d'une procédure collective.
La SAF Esso expose :
- un grand nombre de faits matériels qui sont sans intérêt pour la discussion ;
- que l'exception d'incompétence est irrecevable en application de l'article 74 du nouveau Code de procédure civile comme étant soulevée pour la première fois en cause d'appel ;
- que les actes de cautionnement sont sincères et authentiques ;
-que l'article 2000 du Code civil ne s'applique pas aux mandats purement commerciaux et ne saurait s'appliquer aux faits de la cause ;
- que les comptes qu'elle présente sont exacts ;
- que la SARL Le Relais 76 a été très mal gérée ;
Sur quoi, LA COUR, vu les conclusions des parties pour un plus ample exposé des faits, moyens, arguments et prétentions
I - Sur la procedure :
Considérant que les débiteurs ont soulevé l'incompétence de la juridiction commerciale "ratione materiae" dans les premières conclusions qu'ils ont déposés, le 4 octobre 1985 devant le tribunal ; qu'ils se sont comportés de la même manière devant la cour ;
Considérant que le tribunal ayant retenu sa compétence et statué au fond, la cour est valablement saisie de ce moyen, la procédure spéciale du contredit n'étant pas applicable en l'occurrence ;
Considérant que le litige oppose deux sociétés commerciales qui sont "en compte" ; que les cautions ont été données par un des membres de la SARL dans l'intérêt du bon fonctionnement de cette société commerciale ; que c'est à bon droit que le litige a été porté en première instance, devant la juridiction consulaire ;
Considérant que les époux Baillemont produisent une plainte contre X pour faux et usage de faux ni signée ni datée ; qu'ils ne justifient pas avoir versé la consignation de 4 000 F qui leur a été demandée le 13 octobre 1987 par le Doyen des Juges d'instruction ; qu'il ne prouvent pas que l'action publique a été effectivement mise en mouvement ; qu'il n'y a donc pas lieu de surseoir à statuer ;
II - Sur le fond :
Considérant qu'il est sans intérêt en la cause de résoudre le point de savoir si les articles 1999 et 2000 du Code civil sont applicables à l'espèce; que l'article 2000 n'est pas d'ordre public et qu'il peut valablement être décidé que le mandataire peut être rétribué par un simple forfait excluant tout autre versement;
Considérant, en second lieu, que ce texte prévoit l'hypothèse de " l'imprudence " dans la gestion du mandataire, imprudence qui exclut l'application de la première partie du texte;
Considérant, en troisième lieu, que le contrat de mandat passé entre commerçants laisse à la charge exclusive du mandataire tous les aléas relatifs à l'exercice du commerce à l'état du marché et à la fluctuation de la conjoncture économique; que tel est le cas des courtiers de marchandises,des agents commerciaux, et des représentants de commerce dits "représentants-mandataires" et propriétaires d'une ou de plusieurs cartes de représentation exclusive;
Considérant que le protocole relatif aux exploitants mandataires de stations-services signé le 1er mars 1983 par les organismes compétents (commission nationale des locataires gérants, chambre syndicale nationale du commerce et de la réparation automobile, chambre syndical de la distribution des produits pétroliers) ne prévoit la prise en charge de frais en pertes par la société pétrolière propriétaire du fonds que dans les cas suivants ;
- pertes de carburant par suite de phénomènes naturels (évaporation, contraction de volume) ;
- entretien des locaux et du matériel professionnels ;
- rachat des stocks en fin d'exploitation ;
- indemnité de fin de contrat ;
- indemnité de fermeture ;
Considérant qu'il résulte des débats et des documents de la cause que la SARL Le Relais 76 n'a cessé pendant plusieurs années d'accuser des pertes de plus en plus importantes ; que, selon les propres bilans de cette société, ces pertes ou plus exactement les déficits ont été de :
- 37 357,56 F pour l'exercice se terminant le 31 mars 1981 ;
- 145 899,05 F pour l'exercice 1981-1982 ;
- 162 764,31 F pour l'exercice suivant ;
- 58 507,20 F pour l'exercice 1984-1985 ;
Considérant que la gérante qui a pourtant reçu une formation de comptable aurait dû prendre conscience beaucoup plus tôt de l'évolution fatale de son "affaire"; qu'en laissant s'accumuler des pertes bien supérieures au capital social, elle a fait preuve de légèreté et d'incompétence; qu'elle a même commis le délit prévu par l'aride 428 de la loi du 24 juillet 1966
Considérant que cette constatation s'impose d'autant plus que les successeurs dans l'exploitation du fonds ont réalisé sans tarder des bénéfices tandis que la SARL Le relais 76 était mise en liquidation judiciaire ;
Considérant, tout ceci étant posé, que l'examen des documents de la cause, dans leur ordre chronologique, permet d'affirmer ce qui suit :
- "Monsieur Pierre Baillemont, caution, était en même temps membre de la société ; les actes de cautionnement sont réguliers en la forme et au fond et rien ne permet de mettre en doute leur authenticité ; le contrat de location-gérance de février 1980 ne prévoit au bénéfice du locataire-gérant d'autre rémunération que le bénéfice retiré de sa gestion après le payement de la redevance ce contrat a été résilié amiablement, sans aucune difficulté" ;
Considérant qu'il résulte encore des débats et des pièces produites :
- que le contrat de mandat-gérance du mois d'octobre 1981 ne prévoit au bénéfice de la société Le Relais 76 d'autre rémunération que le payement d'une commission forfaitaire sur les ventes et une prime de fin de contrat ;
- que la SARL Le Relais 76 ne justifie pas actuellement de l'existence des créances contractuelles ou indemnitaires qu'elle prétend aujourd'hui détenir sur la SAF Esso ;
- que cette SARL maintenant en liquidation judiciaire est à découvert depuis plusieurs années et qu'à en croire un document produit par elle-même (lettre que lui a adressée le 17 décembre 1984 son expert-comptable, Monsieur Lafolie) ;
- elle a vendu moins d'essence qu'elle l'avait prévu ;
- elle a supporté des charges trop lourdes, au regard de ses recettes ;
Considérant qu'il s'agit là de l'illustration même d'une mauvaise gestion ;
Considérant que la prétendue créance de la SAF Esso ne résulte en l'état que de ses propres écritures comptables, documents établis unilatéralement, d'exploitation impossible par un non initié ou par un profane et ne portant en aucun cas, l'acceptation, la signature ou l'aval du débiteur ;
Considérant qu'il convient de remarquer qu'il résulte de tout ce qui précède que la société Esso a modifié à plusieurs reprises le chiffre de sa créance qu'il est ainsi établi qu'elle même ne sait pas très exactement où en est le compte litigieux ; qu'une expertise comptable s'impose ;
Considérant que les époux Baillemont-Pernel sont tenus d'honorer, dans les termes où ils l'ont fait, les deux engagements de caution qu'ils ont signés ;
Considérant que les circonstances de la cause ne justifient ni l'allocation de dommages-intérêts spéciaux ni le recours aux dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Considérant que la SARL Le Relais 76 et les époux Baillemont ne fournissent en l'état aucune preuve à l'appui des demandes suivantes :
- restitution à Monsieur Baillemont des fonds déjà versés ;
- payement par la société Esso de 437 073,45 F ;
- payement, selon différentes modalités des intérêts légaux ;
- payement par la société Esso de 288 000 F de complément de commission ;
- payement de 700 000 F de dommages-intérêts ;
- payement de 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Par ces motifs, la COUR : se déclare compétemment saisie en sa qualité de juge d'appel des décisions du Tribunal de commerce de Paris ; dit n'y avoir lieu de surseoir à statuer en application de l'article 4 du Code de procédure pénale, rejette toutes les demandes de dommages-intérêts spéciaux et de remboursement de frais irrépétbiles, et, émendant le jugement attaqué, Déboute en l'état la SARL Le Relais 76 et les époux Baillemont des demandes précuniaires formulées dans les alinéa 2, 3, 6, 7 et 8 du dispositif de leurs conclusions du 14 septembre 1987 (page 7) ; Condamne les époux Baillemont à payer à la SAF Esso la somme de 100 000 F avec intérêts de droit du 15 novembre 1984 (date de la mise en demeure à eux adressée) ; statuant avant dire droit pour le surplus commet M. Yvan Saada, expert-comptable, 94 rue Broca à Paris 13ème, lequel aura pour mission 1/ d'entendre les parties et tous sachants ; 2/ de se faire remettre partout où besoin sera tous documents utiles : documents comptables internes, pièces bancaires (relevés de comptes, virements, chèques) pièces fiscales et sociales (déclaration à l'Administration des Impôts et à l'URSSAF, avis d'imposition, appels de cotisations), pièces contractuelles, correspondances, etc ; 3/ de faire le compte des parties pour la période comprise entre le 6 février 1980 et le 31 mai 1984 ; 4/ de chiffrer les créances et les dettes respectives des parties, si elles existent et de procéder après avoir fourni toutes explications utiles à l'établissement final du solde de tous comptes ; 5/ de faire toutes constatations, observations et remarques utiles ; Dit que la SAF Esso devra déposer au Greffe avant le 15 février 1989 une consignation de 10 000 F à valoir sur les honoraires de l'expert faute de quoi il sera passé outre par voie de radiation ; Dit que l'expert qui vaquera sous les surveillances du Service du Contrôle des Expertises de la Cour d'appel de Paris et de Monsieur Lathelier, Président de la 16e chambre A de ladite cour, devra déposer son rapport avant le 1er octobre 1989 ; condamne solidairement la SARL Le Relais 76, représentée par M. Brajeux et les époux Baillemont aux dépens d'appel exposés jusqu'à la date du présent arrêt ; Dit que les dépens d'appel pourront être recouvrés par la SCP d'avoués Laurent-Taze-Bernard selon les modalités prévues par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.