CA Versailles, 13e ch., 12 octobre 1989, n° 6817-88
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
CRD Total France (Sté)
Défendeur :
Pierrel (ès qual.), Michel Masson (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Doze
Conseillers :
Mme Monteils, M. Jauffret
Avoués :
SCP Keime-Guttin, Me Lambert
Avocats :
Mes Ramin, Lambert, Meresse
La société Total France dispose d'un point de vente, station-service, à Pavillons-sous-Bois. Elle a confié cette station en location-gérance à compter du 5 juillet 1982 à Monsieur et Madame Michel Masson.
Dans le cadre d'une réorganisation générale de son système d'exploitation, la société Total a engagé les époux Masson à créer une SARL, et elle a conclu avec cette société un contrat d'exploitation de station-service, à effet du 5 janvier 1984.
Le contrat signé le 15 mai 1984, se réfère expressément au protocole interprofessionnel du 1er mars 1983, et comporte un article 1 ainsi conçu: "contrat de mandat, la société effectuera au nom et pour le compte de Total, la vente au détail des hydrocarbures laissés en dépôt par Total aux prix fixés par Total..."
La société Masson s'obligeait à fournir une caution de 320 000 F de Cofincou.
Les activités annexes étaient toujours effectuées sous le régime de location-gérance.
Constatant une baisse de leurs revenus, les époux Masson alertaient la société Total en janvier 1986 sur quoi la société Total réclamait leur démission. A la suite de leur refus, Total exigeait le paiement comptant des livraisons de carburant, ce que les époux Masson étaient dans l'incapacité de faire.
Par lettre recommandée avec avis de réception du 29 janvier 1986, la société Total résiliait le contrat d'exploitation de station-service, pour le 6 février 1986, au motif suivant:
"conformément à la clause résolutoire du contrat stipulant: le présent contrat pourra être résilié de plein droit, sans préavis et sans aucune formalité judiciaire sur simple notification de Total si lors de l'établissement de chaque état des ventes, le règlement correspondant n'est pas réalisé".
C'est en se fondant sur les articles 1984 et suivants du Code civil que la SARL Masson a assigné la société Total aux fins d'indemnisation de ses pertes d'exploitation et dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de mandat d'intérêt commun.
La SARL Masson faisait l'objet d'un jugement de liquidation judiciaire du 1er juillet 1986.
Par jugement avant dire droit du 3 novembre 1978, le Tribunal de commerce de Nanterre ordonnait une expertise aux fins de déterminer les pertes imputables au mandat subies par la SARL Masson.
Le mandataire liquidateur de la SARL Masson n'ayant pu assumer les frais d'expertise, l'affaire revenait en l'état devant le Tribunal de commerce de Nanterre.
Par jugement du 14 avril 1988, le Tribunal de commerce de Nanterre a:
- condamné la société CRD Total France à payer à Maître Masson ès qualités de mandataire liquidateur de la SARL Michel Masson la somme de 35 000 F avec intérêts au taux légal à compter du 15 avril 1986, date de l'assignation,
- dit chacune des parties mal fondées en le surplus de leurs demandes respectives et les en a déboutées.
Les premiers juges ont estimé que Total aurait dû s'assurer que la rémunération disponible des dirigeants était conforme aux limites professionnelles admises. Ils ont rejeté la demande d'indemnité pour rupture abusive, au motif que la résiliation avait été prononcée pour une cause légitime et contractuelle, le non-paiement par Masson des livraisons faites par Total.
Appelante de ce jugement, la société CRD Total France demande de l'infirmer en ce qu'il a admis le principe de complément de rémunération à la SARL Masson, et de condamner la SARL Masson à lui payer 7 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Elle soutient que les conditions de rémunération prévues au contrat dérogent aux dispositions du Code civil, en ce que la commission prévue est forfaitaire et inclut notamment les éventuelles pertes d'exploitation.
Elle rappelle ceci: l'accord interprofessionnel auquel se réfère le contrat ne prévoit pas la prise en charge par la société pétrolière des pertes subies par le détaillant, qu'il prévoit seulement l'étude de solutions pour l'avenir et sur demande du détaillant.
Monsieur Masson exerçait une activité commerciale de gérant à ses risques et périls.
Maître Pierrel en qualité de liquidateur de la SARL Masson demande de:
- confirmer le jugement rendu le 14 avril 1988 en ce qu'il a condamné Total à payer 35 000 F à Maître Masson ès qualités,
- l'infirmer pour le surplus et statuant à nouveau,
- condamner la société Total sur le fondement de l'article 2000 du Code civil à payer à Maître Pierrel ès qualités la somme de 228 708 F,
- condamner la société Total à payer la somme de 300 000 F à titre de dommages-intérêts pour rupture fautive du contrat de mandat d'intérêt commun,
- dire que ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du jour de l'assignation soit du 15 avril 1986, avec capitalisation des intérêts échus,
- condamner la société Total au paiement d'une somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du NCPC.
Il fonde sa demande:
1- sur l'article 2000 du Code civil aux termes duquel:
"le mandant doit aussi indemniser le mandataire "des pertes que celui-ci a essuyées à l'occasion de sa gestion sans imprudence qui lui soit imputable"
2- sur l'article 1 du contrat du mandat et sur le protocole interprofessionnel du 1er mars 1983.
Il fait valoir que la SARL Masson n'a pas renoncé au bénéfice de l'article 2000 du Code civil contrairement à ce que prétend la société Total, qu'une renonciation ne se présume pas et doit être expresse et sans équivoque;
Que la SARL Masson a demandé à la société Total à plusieurs reprises d'étudier la situation déficitaire de son exploitation;
Que seule la société Total fixait les prix des carburants, exploitait la distribution de ces carburants à ses risques et périls.
Il soutient que Total est entièrement responsable de la rupture du contrat, en ce qu'elle a refusé d'appliquer les dispositions de l'article 2000 du Code civil, du préambule de l'accord interprofessionnel et d'étudier le cas de la station-service en exigeant le paiement préalable des livraisons avant dépotage, en ne respectant pas le préavis de six mois dû à son mandataire.
La société Total réplique que le contrat pouvait être résilié sans préavis, que la société mandataire devait payer les produits au comptant (article 4) et remettre à chaque livraison un chèque représentant le montant des ventes effectuées depuis la livraison précédente (article 5).
Elle soutient que le salaire brut des gérants a été en 1984 de 133 500 F auquel il faut ajouter le loyer du logement: 12 084 F, ce qui est conforme aux accords professionnels;
Elle demande de constater que Maître Pierrel ès qualités ne fournit pas la comptabilité nécessaire à l'évaluation du montant des pertes subies par la SARL Masson et qu'une demande d'indemnisation des pertes au titre de l'article 2000 du Code civil est mal fondée;
Qu'il n'y a pas eu ni rupture fautive de sa part, ni mandat d'intérêt commun entre les parties.
DISCUSSION
Sur les pertes de gestion:
Considérant que les rapports des parties tels qu'ils sont déterminés par le contrat d'exploitation de station-service sont de deux sortes: un contrat de mandat pour la distribution des hydrocarbures, contrat qui a le caractère d'un mandat d'intérêt commun, puisque la SARL Masson comme la société Total avaient intérêt à l'essor des ventes et un contrat de location-gérance pour la revente des autres produits;
Considérant que la demande de Maître Pierrel ès qualités porte exclusivement sur l'activité de distribution des carburants, et non sur l'activité exercée dans le cadre de la location-gérance;
Considérant que les dispositions des articles 1984 et suivants du Code civil sont applicables au mandat; que contrairement à ce que soutient la société appelante, les dispositions de l'article 2000 du Code civil n'ont pas été écartées par les parties, ni expressément, ni implicitement;
Considérant d'une part que la renonciation à un droit ne se présume pas, qu'elle doit être expresse et non équivoque, ce qui n'est pas le cas en l'espèce, d'autre part que la fixation d'une commission, qualifiée de forfaitaire, ne suffit pas à rendre certaine la renonciation du mandataire au bénéfice de l'article 2000, qu'en effet les pertes de gestion ne sont pas comprises dans l'énumération de l'article 6-1 définissant l'ensemble des frais exposés par la SARL qui sont couverts par le versement de la commission;
Considérant en outre que les accords interprofessionnels retiennent le principe que la gestion de la station-service, pourra dégager un résultat positif si l'exploitant se comporte en bon commerçant, et stipulent que les droits des parties se situent dans le cadre des articles 1984 et suivants relatifs au mandat, lorsque celui-ci a été choisi comme mode d'exploitation au moins pour la vente des carburants; que l'application de l'article 2000 du Code civil n'est donc, là non plus, pas écartée, bien au contraire puisque les sociétés pétrolières s'engagent à étudier le cas qui leur serait soumis de toute station ne dégageant pas un résultat d'exploitation positif;
Considérant que c'est donc à bon droit que le tribunal de commerce a dit fondée la demande de la SARL Masson, aucune faute de gestion n'étant reprochée aux gérants;
Considérant, sur le montant de l'indemnisation des pertes, que la cour ne dispose pas d'éléments suffisants pour déterminer les pertes découlant de l'activité de mandataire de celles qui pourraient être la conséquence de l'activité de gérant, qu'une mesure d'instruction apparaît donc nécessaire;
Considérant que la SARL Masson soutient que la rupture du contrat est intervenue dans des conditions qu'elle considère comme fautives, qu'au contraire, la société Total prétend avoir appliqué les clauses contractuelles;
Considérant que l'article 5 paragraphe 2 du titre IV du contrat prévoit une possibilité de résiliation de plein droit et sans préavis, sur simple notification, dans des cas déterminés; que le motif invoqué en l'espèce par Total dans ses écritures est le défaut de paiement le 16 janvier 1984 des sommes dues pour les ventes effectuées depuis la livraison précédente;
Considérant que ce motif n'est pas celui qui a été énoncé par la SA Total dans sa lettre de rupture du 29 janvier 1986 qui se borne à rappeler que l'article 5 paragraphe 2 du titre 4 stipule que le contrat pourra être résilié si "lors de l'établissement de chaque état des ventes le règlement correspondant n'est pas réalisé";
Considérant qu'il n'est pas établi que l'état des ventes ait été fourni; qu'en outre, la société Total a exigé le 16 janvier 1986, un paiement avant dépotage de la livraison demandée par Monsieur Masson, et ce par chèque de banque;
Considérant que cette exigence outrepasse les conditions d'exigibilité prévues à l'article 5 du titre 2 du contrat, aux termes duquel un chèque certifié pouvait être exigé au cas d'incident ou de défaut de versement du produit des ventes;
Qu'à la date considérée, aucun incident n'était survenu;
Qu'il n'est pas établi, ni même allégué que la SARL Masson ait jusque là refusé ou omis de régler le produit des ventes, lequel, en l'espèce n'était pas établi et ne pouvait d'ailleurs pas l'être en la seule présence du chauffeur-livreur;
Considérant que la société Total a résilié le contrat avec une hâte et une brusquerie blâmables, d'autant que la SARL Masson avait conformément aux dispositions des accords interprofessionnels,alerté la société pétrolière dès le 7 janvier 1986 pour qu'elle recherche avec elle les causes de la baisse de rentabilité de la station-service, et prenne des mesures commerciales et financières nécessaires
Considérant qu'il n'est pas contesté que la société Total a tout d'abord cherché à obtenir la démission des gérants de la SARL, dans des conditions qui sont relatées dans la lettre de Monsieur Masson du 15 janvier 1986, lettre que Total dit avoir reçu et dont elle ne conteste pas les termes;
Que faute d'avoir réussi dans son entreprise tendant à obtenir une démission, la société Total a provoqué une situation qu'elle croyait de nature à autoriser à résilier le contrat sans accorder le préavis contractuel, ne respecter le délai de prévenance des accords interprofessionnels;
Considérant que la rupture du contrat est fautive et ouvre droit à dommages-intérêts;
Que la cour ordonnera également une expertise pour rechercher les sommes perçues à titre de commissions, et donner des éléments permettant de déterminer le préjudice.
Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Emendant et précisant, Dit que la société Total est tenue d'indemniser la société Masson, représentée par son mandataire liquidateur Maître Pierrel des pertes de gestion dans la distribution des hydrocarbures sous le mandat du 5 janvier 1984 au 6 février 1986, Dit que la société Total a rompu abusivement le contrat qui la liait à la SARL Masson, et sans respecter les délais impartis, Avant dire droit sur le préjudice, Ordonne une expertise, désigne Monsieur Christian Juhasz demeurant 69, avenue de Paris 78000 Versailles Téléphone: 39 51 27 22 en qualité d'expert avec la mission d'entendre les parties, se faire communiquer tous les éléments comptables et commerciaux détenus par la société Total et par la SARL Masson ou Maître Pierrel ès qualités, Examiner les comptes de la SARL Masson, isoler les recettes et les charges relatives à l'activité de distribution des carburants sous mandat pour la période due, Déterminer le résultat de cette activité pendant la même période, Dire quelles sont les commissions perçues pendant la période d'activité sous mandat et quelles sont celles qui ont été perçues pendant les deux années d'activité antérieure, Faire toutes investigations utiles et donner les éléments permettant de fixer le montant des dommages-intérêts, Dit que la société Total France sera tenue de consigner au secrétariat Greffe de la Cour d'appel de Versailles la somme de huit mille Francs (8 000 F) pour le 14 novembre 1989, Dit que l'expert devra déposer son rapport dans les six mois à compter de l'avis de consignation, Dit qu'en cas de refus ou d'empêchement de l'expert désigné il sera pourvu à son remplacement par ordonnance de Monsieur le Conseiller de la mise en état de la 13e Chambre, Réserve les dépens.