CA Paris, 5e ch. B, 2 mai 2002, n° 1999-08941
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Marinho
Défendeur :
Rover France (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Main, Mme Pezard
Conseiller :
M. Faucher
Avoués :
SCP Bommart-Forster, SCP Regnier-Bequet
Avocats :
Mes Bertin, Bodo, François
LA COUR est saisie des appels interjetés par Monsieur Michel Marinho et la SA Rover France du jugement contradictoirement rendu le 26 mars 1999 par le Tribunal de grande instance de Paris qui, dans le litige les opposant à l'occasion de la rupture d'un contrat de concession, a condamné la société Rover France à payer à son concessionnaire, outre une indemnité de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts, Monsieur Marinho étant débouté du surplus de ses demandes.
Son contrat de concession ayant été, selon lui, résilié avec un préavis d'un an le 1er juin 1995, soit deux jours après avoir mis un terme aux pourparlers ayant eu lieu avec Monsieur Michoux pour la reprise de son fonds, Monsieur Marinho fait valoir dans ses dernières conclusions du 5 novembre 2001 :
- que, en ne répondant pas à la demande d'agrément présentée par lui, la société Rover France a, en agissant alors de mauvaise foi, fait échec à la réalisation d'un compromis de vente du fonds de commerce signé par lui et Monsieur Michoux le 7 décembre 1994 pour un montant de 1 000 000 F,
- que si la non-délivrance de son agrément par la société Rover France a permis à Monsieur Michoux de se dédire sans avoir à lui verser le montant de la clause pénale de 100 000 F, ce qui lui a effectivement causé un préjudice lié à la perte de cette somme, il n'en demeure pas moins que, par son comportement, la société Rover France a été la cause déterminante de l'échec de la vente de son fonds pour 1 000 000 F, de sorte qu'il a perdu une chance de le vendre,
- que la société Rover France, qui était certainement informée de son refus d'accepter des conditions de cession inéquitables, n'a pas hésité à résilier le contrat de concession après avoir interféré dans les négociations intervenues pour la cession du fonds et en plaçant son concessionnaire dans un état d'infériorité pour vendre sa concession,
- que les motifs invoqués par fa société Rover France pour résilier le contrat de concession sont fallacieux dans la mesure où rien ne démontre qu'il n'avait plus la motivation nécessaire pour poursuivre l'exécution du contrat, qu'il n'y avait plus d'issue ou qu'elle envisageait, à l'époque, de restructurer son réseau,
- que dix mois avant la notification de la résiliation de son contrat il a, sur l'invitation de l'intimée, réalisé des investissements à hauteur de 360 000 F pour développer l'activité de véhicules d'occasion de sa concession, ce qu'il n'aurait pas fait dans la perspective d'une résiliation à venir et qui corrobore la caractère abusif de la rupture,
- que la société Rover France a eu à son égard un comportement malveillant pendant l'exécution de son préavis dans la mesure où elle l'a privé de toute participation financière en matière de publicité, l'a soumis à un traitement discriminatoire (non-participation à un stage prévu, non livraison de véhicules) et a refusé, à l'issue du préavis, de reprendre son stock de véhicules neufs et de pièces détachées, lui laissant en outre la charge d'un outillage spécifique et le contraignant à régler des frais de publicité pour 6 747,09 F.
Dès lors Monsieur Marinho prie la cour de confirmer le jugement déféré en ce qu'il lui a alloué 100 000 F ou 15 244,90 euro à titre de dommages-intérêts, de l'infirmer pour le surplus et de condamner la société Rover France à lui payer :
* 700 000 F ou 106 714,31 euro de dommages-intérêts complémentaires pour perte de chance de céder son fonds,
* 1 200 000 F ou 182 938,82 F de dommages-intérêts pour abus de son droit de résilier le contrat,
* 100 000 F ou 15.244,90 euro de dommages-intérêts pour "perturbations de préavis",
* 50 000 F ou 7 622,45 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Dans ses ultimes écritures du 7 décembre 2001 la société Rover France soutient pour sa part :
- qu'elle n'a commis aucun acte déloyal lors des pourparlers de cession du fonds de commerce de Monsieur Marinho qui :
* sauf par des témoignages "tendancieux et faux" ne justifie pas que les conditions, autres de l'agrément du concédant, en particulier l'obtention d'un prêt, étaient réunies en l'espèce,
* démontre en réalité qu'elle n'a jamais signifié son refus d'agrément à Monsieur Michoux,
* a souhaité rompre les pourparlers avec celui-ci,
* ne justifie pas avoir été mis dans un "état d'infériorité" pour négocier sa concession, puisqu'il n'existait aucun candidat pour la reprise de celle-ci, laquelle est restée vacante jusqu'à son rattachement à un autre secteur, confondant "chance et rêve" ne justifie pas de son préjudice,
- qu'elle n'a commis aucun abus dans le prononcé de la résiliation ordinaire du contrat de concession,
- qu'elle n'a commis aucune faute lors de l'exécution de celui ci puisque
* rien ne démontre que la lettre de résiliation du 24 mai 1995 ait été antidatée et que le concédant ait eu connaissance de la rupture des négociations lorsqu'il a décidé de résilier le contrat,
* elle n'a jamais exigé de son concédant les investissements dont il se prévaut aujourd'hui et dont il se trouve le seul bénéficiaire,
* elle n'a jamais souhaité justifier a posteriori sa décision en invoquant de pseudo motifs à l'appui de la résiliation du contrat niais simplement éclairer le tribunal sur les circonstances économiques de l'époque,
- qu'elle n'a commis aucune violation contractuelle au cours de l'exécution du préavis dans la mesure où :
* si, bien que n'étant pas tenue de participer aux frais de publicité de son concessionnaire, elle pouvait néanmoins lui accorder des participations publicitaires à condition d'en avoir reçu la demande, cela n'a pas été le cas en l'espèce,
* Monsieur Marinho, qui n'a fait l'objet d'aucun traitement discriminatoire, ne justifie ni de l'annulation d'un stage ni du refus de lui livrer des véhicules automobiles,
* les pièces en stock ne pouvaient être reprises faute par elles de répondre aux conditions stipulées au contrat de concession et par le concessionnaire d'avoir adressé à sa concédante la liste desdites pièces plus de 60 jours après l'expiration du contrat,
* la reprise des véhicules n'est qu'une simple faculté et non une obligation,
* Monsieur Marinho ne peut, sans précision aucune, lui reprocher d'avoir laissé à sa charge "l'ensemble de l'outillage spécifique acquis dans le cadre du contrat de concession", ce d'autant que l'acquisition de cet outillage ressort de sa seule initiative de commerçant indépendant,
* en lui payant une somme de 6 747,09 F Monsieur Marinho n'a fait qu'exécuter le contrat de concession,
- que, en raison de sa mauvaise foi, Monsieur Marinho sera condamné à des dommages-intérêts pour procédure abusive.
En conséquence la société Rover France demande à la cour d'infirmer la décision du tribunal en ce qu'elle l'a condamnée à payer à son ancien concessionnaire 100 000 F de dommages-intérêts, de le confirmer pour le surplus, de débouter Monsieur Marinho de ses demandes et de le condamner, outre aux dépens, à lui payer 100 000 F ou 15 244,00 euro de dommages-intérêts pour procédure abusive et une somme identique au titre de ses frais irrépétibles.
SUR CE :
Considérant que Monsieur Michel Marinho a, pour une durée indéterminée, conclu le 1er décembre 1986 avec la société Austin Rover France, aujourd'hui Rover France, un "contrat de concessionnaire" pour la vente exclusive, sur le territoire de Beaune, de véhicules automobiles et de pièces commercialisés par la concédante ;
Qu'il a, le 25 mai 1993, donné mandat au Cabinet Marc, représenté par Monsieur Ivan Billaud, de rechercher un acquéreur pour la vente, à un prix de 1 200 000 F minimum, de son fonds de commerce de garage, puis, le 7 décembre 1994, signé avec Monsieur Eric Michoux une promesse de vente de ce fonds pour un prix de 1 000 000 F soumise aux conditions suspensives suivantes :
- agrément de l'acquéreur par la société Rover France avec un délai maximum porté au 15 février 1995,
- renouvellement de l'autorisation de voirie,
- obtention d'un prêt, "délai maximum 1er février 1995 étant accordé";
Qu'il adressait la lettre suivante à la société Rover France le 1er février 1995 :
"Nous tenons à vous informer que depuis plusieurs mois un acquéreur s'intéresse sérieusement à notre affaire. Cet éventuel repreneur en la personne de Mr Michoux Eric avec lequel nous sommes liés d'un compromis souhaite reprendre toutes les activités actuellement exercées.
"De ce fait nous souhaiterions que vos services puissent étudier ce projet de candidature dans les meilleurs délais afin de permettre à votre marque toute la prospérité que vous êtes en droit d'attendre. Dans le cas où ce projet ne puisse se réaliser nous poursuivrons bien évidemment comme dans le passé notre responsabilité sur le secteur dans les meilleures conditions face aux difficultés qui menacent la pérennité des petites affaires.
" Dans l'attente de vous lire, ... "
Considérant que, par courrier recommandé avec demande d'avis de réception du 24 mai 1995, reçu le 2 juin 1995, la société Rover France a confirmé à Monsieur Marinho sa décision de mettre fin à leur contrat avec, conformément à celui-ci, un préavis d'un an;
Considérant que le concessionnaire reproche à sa cocontractante d'avoir fait échec à la réalisation du compromis de vente, d'avoir manqué à son devoir de loyauté en résiliant le contrat conclu le 1er décembre 1986 et d'avoir manqué à ses obligations contractuelles au cours du préavis;
Considérant qu'il ne peut sérieusement être contesté au vu tant d'attestations dont rien, en dépit des affirmations sans fondement objectif de la société Rover France, ne permet de mettre en doute la sincérité que d'une lettre adressée par Monsieur Ivan Billaud à Monsieur Marinho le 29 mai 1995, que la société concédante, qui a reçu Monsieur Michoux,
- d'une part ne voyait aucun obstacle à l'entrée de celui-ci dans le réseau puisque Monsieur Jean-Pierre Prost atteste de ce qu'elle lui a proposé, au début de l'année 1995, une association pour la création, avec Monsieur Michoux, d'une concession au Creusot,
- d'autre part était informée et a interféré dans les négociations ayant lieu entre Monsieur Marinho et son acquéreur potentiel puisqu'il ressort de la correspondance précitée de Monsieur Ivan Billaud que le concessionnaire a refusé la proposition de Monsieur Michoux relative à "une possibilité d'association V0 pour satisfaire les exigences de Rover";
Considérant en outre que dans une lettre adressée à un de ses confrères, Maître Gilles Seraphin, le 19 juin 1998, Maître Claude Segaut, notaire, écrit : "il s'avère qu'effectivement cette affaire n'a pas aboutie en raison du refus pour le réseau Rover du transfert de la concession par Monsieur Marinho au profit de Monsieur Michoux. Cette affaire s'est donc trouvée purement et simplement annulée, l'une des conditions suspensives n'ayant jamais été réalisée";
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que la société Rover France, laquelle ne pouvait interférer comme elle l'a fait en l'espèce dans les négociations entre Monsieur Marinho et Monsieur Michoux, a illégitimement fait obstacle à la vente projetée qui n'a pu aboutir en raison de son attitude; qu'il y a donc lieu de confirmer le jugement déféré en ce qu' il a décidé que la société concédante, dont le refus d'agrément a été détourné de sa finalité, avait agi de mauvaise foi;
Considérant que ce manque de loyauté a aussi animé la société Rover France lorsque, dans le prolongement de la rupture des négociations entre le vendeur et l'acheteur potentiel, elle a résilié le contrat de concession ;
Qu'à cet égard, en effet, force est de constater :
- que la lettre de rupture, quoique datée du 24 mai 1995, a été envoyée le 1er juin 1995, le cachet de la poste faisant foi, et reçue le 2 juin 1995 à un moment où Monsieur Michoux, à s'en tenir à la lettre du 29 mai 1995, devait avertir la société Rover France de son "désintérêt définitif" pour la concession, peu important à cet égard que la rupture ait été officialisée par un acte sous-seing privé du 4 juillet 1995,
- que Monsieur Ivan Billaud atteste de ce que Monsieur Michoux l'a informé de "la possibilité pour la société Rover France d'enlever le panneau de la marque à Monsieur Marinho si le prix n'était pas très largement diminué",
- que le 31 mai 1995, comme cela ressort d'un compte rendu de visite, les conseillers de la société Rover France ont abordé avec Monsieur Marinho un sujet de "réflexion sur la stratégie commerciale et l'organisation de la concession" et convenu avec lui que pour une prochaine réunion devant se tenir le 4 juillet 1995, le concessionnaire devait "réfléchir à un plan d'action à court terme";
Considérant qu'il résulte de ce qui précède que, à un moment où elle laissait croire à Monsieur Marinho, qui lui donnait entière satisfaction comme en témoigne une correspondance du 10 janvier 1995, que son contrat allait se poursuivre conformément à sa demande formulée dans sa lettre précitée du 1er février 1995, la société Rover France a, par mesure de rétorsion, abusivement rompu son contrat;
Considérant que, consécutivement à l'obstacle injustifié de la société Rover France à la cession projetée et à la résiliation intempestive du contrat de concession, Monsieur Marinho a perdu une chance de vendre son fonds à un prix avantageux, et comme le rélève son expert comptable dans une note non contestée du 18 juin 1998, essuyé de lourdes pertes, évaluées à 100 519 F, en 1996 et, après une réorganisation, retrouvé un équilibre précaire en 1997 avec un bénéfice, en retrait toutefois par rapport aux exercices 1994 et 1995, s'élevant à 188 327 F, tout en voyant, en l'absence de faute de sa part, les éléments incorporels de son fonds très dévalorisés, ce qui l'a fragilisé pour négocier avec un éventuel repreneur, à tel point qu'en l'an 2000 il a négocié une promesse de vente pour un prix de 300 000 F, donc nettement moins important que celui convenu en 1995; que ces divers éléments permettent d'évaluer, toutes causes de préjudice confondues, à 137 000 euro le dommage subi par Monsieur Marinho qui, au regard de la promesse de vente conclue le 7 décembre 1994, devait, en cas de refus d'agrément, restituer à Monsieur Michoux la somme de 100 000 F ou 15 244,90 euro ;
Considérant que, ceci étant, c'est par des motifs détaillés et pertinents que le tribunal a jugé que la preuve d'un traitement déloyal et discriminatoire de la société Rover France à l'encontre de son concessionnaire au cours du préavis n'était pas rapportée; que dès lors Monsieur Marinho, qui a réglé en connaissance de cause la somme de 6.747,09 F dont il ne demande pas formellement la restitution, doit être débouté ici de sa demande de dommages-intérêts;
Considérant qu'il est équitable d'allouer à Monsieur Marinho une indemnité de 2 287 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant que, partie pour l'essentiel perdante, la société Rover France doit être déboutée de ses demandes de dommages-intérêts et d'indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Par ces motifs : Confirme le jugement déféré en ses dispositions non contraires au présent arrêt, le réforme pour le surplus et, statuant à nouveau, condamne la société Rover France à payer à Monsieur Marinho la somme de 137 000 euro à titre de dommages-intérêts avec intérêts au taux légal à compter du présent arrêt et celle de 2 287 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Déboute la société Rover France de ses demandes et la condamne aux dépens de première instance et d'appel; Admet la SCP Bommart-Forster, Avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.