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Décisions

CJCE, 13 juillet 1966, n° 32-65

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

République italienne

Défendeur :

Conseil de la Communauté économique européenne, Commission de la Communauté économique européenne

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Hammes

Président de chambre :

M. Delvaux

Avocat général :

M. Roemer

Juges :

Donner, Trabucchi, Lecourt

CJCE n° 32-65

13 juillet 1966

Attendu que le Gouvernement de la République italienne a introduit contre le Conseil de la CEE et, en tant que de besoin, contre la Commission, un recours tendant, en ordre principal, à l'annulation du règlement 19-65 du Conseil, en date du 2 mars 1965, relatif à l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité instituant la CEE, à des catégories d'accords et de pratiques concertées ;

Que ledit recours tend, en outre, sur la base de l'article 184 dudit traité, à faire déclarer inapplicables l'article 4, paragraphe 2, n° 2, a et b, et l'article 5, paragraphe 2, du règlement 17-62 du Conseil, en date du 6 février 1962, prescrivant la notification des accords en faveur desquels les intéressés désirent se prévaloir de l'article 85, paragraphe 3 ;

Qu'il vise, enfin, sur la même base, à faire prononcer l'inapplicabilité du règlement 153-62 de la Commission, en date du 20 décembre 1962, instituant des formalités simplifiées de notification pour certains accords dits de concession exclusive.

Quant au chef principal du recours relatif à l'annulation du règlement 19-65 du Conseil

Attendu qu'aux termes du règlement 19-65, adopté en vertu de l'article 87 du traité, le Conseil a conféré à la Commission la faculté d'octroyer par voie de règlement le bénéfice des exemptions de l'article 85, paragraphe 3, à des catégories d'accords auxquels ne participent que deux entreprises dans certaines conditions ;

Que le recours en annulation, régulièrement introduit, reproche audit règlement d'avoir été adopté en violation des articles 2, 3, f, 85, 86, 87 et 222 du traité et de procéder d'un détournement de pouvoir.

Sur le premier moyen tiré de la violation de l'article 87

Attendu qu'il est d'abord fait grief au règlement 19-65 d'avoir statué sur les exemptions de l'article 85, paragraphe 3, sans avoir préalablement précisé la portée de l'interdiction édictée par l'article 85, paragraphe 1, de sorte que, en définissant l'exception avant d'avoir explicité la règle à laquelle l'exception déroge, ledit règlement aurait violé l'article 87 et enfreint le principe selon lequel est autorisé tout ce qui n'est pas interdit pour y substituer le principe contraire selon lequel est interdit tout ce qui n'est pas autorisé ;

Attendu qu'aux termes de l'article 87 du traité, le Conseil " arrête tous règlements ou directives utiles en vue de l'application des principes figurant aux articles 85 et 86 " ;

Que l'appréciation du caractère " utile " d'un règlement éventuel appartient au Conseil ;

Qu'elle peut se manifester sur un point déterminé, sans obliger le Conseil à procéder de manière exhaustive sur l'ensemble des articles 85 et 86 ;

Que le Conseil peut donc, s'il l'estime opportun, appliquer par règlement l'exemption prévue à l'article 85, paragraphe 3 ;

Qu'on ne saurait en déduire pour autant que doive être supposé interdit tout ce qui n'est pas exempté ;

Attendu, d'autre part, que l'article 85, paragraphe 3, du traité prévoit que l'exemption dont il s'agit peut être octroyée par catégories d'accords ;

Que la sécurité juridique des entreprises pouvait justifier l'utilisation prioritaire de cette faculté qui n'oblige pas le Conseil à réglementer simultanément l'application des autres dispositions dudit article ;

Que le Conseil a donc pu, sans violer l'article 87, tiré de l'article 85, paragraphe 3, le moyen d'arrêter les termes d'un règlement consacré à l'exemption par catégories d'accords, sans entraîner ni altération des principes de l'article 85, paragraphe 1, ni renonciation à tout règlement ultérieur appliquant l'une ou l'autre disposition dudit article 85 à des accords non visés par le règlement litigieux ;

Sur le deuxième moyen tiré simultanément de la violation de l'article 85 et du détournement de pouvoir

Attendu qu'il est reproché au règlement 19-65, d'une part, de violer l'article 85, paragraphes 1 et 3 simultanément avec les articles 2 et 3, f, du traité, d'autre part, de consacrer un détournement de pouvoir, pour avoir supposé interdit de plein droit, en vertu de l'article 85, paragraphe 1, tout accord relevant des catégories exemptées, et avoir ainsi considéré comme réunissant de plein droit les conditions dudit paragraphe 1, non seulement les catégories exemptées par ledit règlement, mais encore tous accords desdites catégories qui seraient passés entre plus de deux entreprises, ou entre deux entreprises sans remplir l'une des conditions de l'article 1 dudit règlement ;

Attendu que, fixant les règles de concurrence applicables aux entreprises dans la 3e partie du traité consacrée à la " politique de la Communauté ", l'article 85 tend à mettre en œuvre les moyens d'" action de la Communauté " indiqués à l'article 3, notamment " l'établissement d'un régime assurant que la concurrence n'est pas faussée " et ce, afin de parvenir à " l'établissement d'un Marché commun " qui constitue l'un des objectifs fondamentaux fixés à l'article 2 ;

Que l'article 85, en son ensemble, doit être ainsi replacé dans le cadre des dispositions du préambule du traité qui l'éclairent et notamment de celles relatives à " l'élimination des barrières " et à la " loyauté dans la concurrence " nécessaires à la réalisation de l'unité de marché ;

Attendu que la rédaction de l'article 85 est caractérisée par la formulation d'une règle d'interdiction (paragraphe 1) et de ses effets (paragraphe 2), tempérée par l'énoncé d'un pouvoir d'octroi de dérogations à cette règle, lesdites dérogations pouvant être éventuellement accordées par catégories (paragraphe 3) ;

Que le fait pour un accord de n'être pas frappé par l'article 85, paragraphe 1, ne relevant pas des mêmes conditions et pouvant ne pas entraîner les mêmes conséquences que le fait de bénéficier de la dérogation de l'article 85, paragraphe 3, il n'est donc pas indifférent pour les entreprises de voir sauvegarder par les règlements éventuels la portée respective de ces deux dispositions ;

Attendu que si l'octroi du bénéfice de l'article 85, paragraphe 3, à un accord déterminé suppose la reconnaissance préalable que cet accord tombe sous l'interdiction instituée par l'article 85, paragraphe 1, la possibilité prévue au paragraphe 3 d'octroyer ce même bénéfice par catégories ne saurait impliquer qu'un accord déterminé relevant de ces catégories réunirait nécessairement de ce fait les conditions du paragraphe 1 ;

Qu'en donnant au Conseil le pouvoir d'autoriser des exemptions par catégories, l'article 85, paragraphe 3, a mis celui-ci dans l'obligation de n'exercer ce pouvoir qu'à l'égard de catégories d'accords susceptibles de remplir les conditions du paragraphe 1 ;

Qu'un règlement du Conseil serait, en effet, sans portée si les accords relevant des catégories par lui définies ne pouvaient tomber sous ces conditions ;

Que, cependant, la définition d'une catégorie ne constitue qu'un cadre et ne signifie pas que les accords y entrant soient tous passibles de l'interdiction ;

Qu'elle n'implique pas davantage qu'un accord relevant de la catégorie exemptée, mais ne répondant pas à toutes les conditions de ladite définition doive nécessairement tomber sous l'interdiction ;

Que l'octroi d'une exemption par catégories ne saurait donc comporter quelque préjugé que ce soit, fut-ce implicitement, à l'encontre d'aucun accord individuellement considéré ;

Attendu d'ailleurs que le règlement 19-65 ne contrevient pas à ces principes ;

Que l'article 1, paragraphe 1, dudit règlement habilite la Commission à " déclarer par voie de règlement et conformément à l'article 85, paragraphe 3, du traité, que l'article 85, paragraphe 1, n'est pas applicable à des catégories d'accords auxquels ne participent que deux entreprises " et qui remplissent certaines conditions entrant dans le cadre des accords de représentation exclusive ;

Qu'aux termes du paragraphe 2 du même article, le règlement à adopter par la Commission " doit comprendre une définition des catégories d'accords auxquels il s'applique et préciser notamment : a) les restrictions ou les clauses qui ne peuvent pas figurer dans les accords, b) les clauses qui doivent figurer dans les accords ou les autres conditions qui doivent être remplies " ;

Que ledit règlement se limite donc à tracer un cadre à l'action de la Commission, tout en abandonnant à celle-ci le soin de préciser les conditions qu'un accord doit remplir pour bénéficier de l'exemption par catégories ;

Que, pris en application de l'article 85, paragraphe 3, et non de l'article 85, paragraphe 1, ainsi que cela résulte de son intitulé et de ses motifs, ce règlement ne crée aucune présomption de droit relativement à l'interprétation à donner de l'article 85, paragraphe 1 ;

Que, destiné à exempter de l'interdiction des accords et pratiques concertées par catégories, il ne peut avoir pour conséquence de précipiter d'abord, fut-ce implicitement, sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, les catégories qu'il se propose de favoriser et de présumer réunies de plein droit au détriment de quelque accord que ce soit, les conditions dudit article ;

Que le règlement attaqué ne pouvait donc modifier les obligations à satisfaire pour constater en chaque espèce, considérée dans son individualité, la réalité des éléments constitutifs de l'interdiction prévue à l'article 85, paragraphe 1 ;

Que les doutes exprimés par le requérant, que pourrait faire naître la rédaction du règlement 19-65, ne sont donc pas de nature à établir qu'il a été porté atteinte au système de l'article 85 ;

Qu'en se bornant à autoriser la Commission à relever de l'interdiction préventivement et par catégories les accords désignés au règlement 19-65, pour les cas seulement où ils tomberaient éventuellement sous l'article 85, paragraphe 1, ledit règlement n'a ni transgressé l'article 85, paragraphe 2 et l'article 3, f, du traité, ni donné lieu à détournement de pouvoir.

Sur le troisième moyen tiré de la violation des articles 86 et 222 du traité

Attendu qu'il est fait une première série de griefs au règlement attaqué, pour avoir, en son article 1, paragraphe 1, a, considéré les accords de concession exclusive comme justiciables, non de l'article 86 sur l'abus de position dominante, mais de l'article 85, alors que ce dernier article serait consacré aux seuls accords entre agents économiques agissant au même stade (" horizontaux ") et que les accords entre opérateurs situés à des stades successifs (" verticaux ") relèveraient uniquement de l'article 86, lequel aurait ainsi été violé, simultanément avec l'article 85 ;

Attendu que ni le libellé de l'article 85, ni celui de l'article 86, ne permet de baser une telle spécialisation de l'un et l'autre de ces articles en fonction de la place des entreprises dans les stades économiques ;

Qu'aucun de ces textes n'établit de distinction entre opérateurs concurrents au même stade, ou entre opérateurs non concurrents situés à des stades différents ;

Qu'on ne saurait distinguer là où le traité ne distingue pas.

Attendu qu'on ne saurait, en outre, écarter l'éventuelle application de l'article 85 à un accord de concession exclusive, au motif que concédant et concessionnaire ne seraient pas concurrents entre eux ;

Qu'en effet, la concurrence visée à l'article 85, paragraphe 1, n'est pas seulement celle que pourraient se faire les parties à l'accord, mais aussi celle qui pourrait s'exercer entre l'une d'elles et les tiers ;

Qu'il doit en être d'autant plus ainsi que, par un tel accord, les parties pourraient chercher, en empêchant ou en limitant la concurrence des tiers sur le produit, à instituer ou garantir à leur profit un avantage injustifié au détriment du consommateur ou de l'usager, contraire aux objectifs généraux de l'article 85 ;

Qu'il est donc possible que, sans entraîner un abus de position dominante, un accord entre opérateurs économiques situés à des stades différents soit susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres et, simultanément, ait pour but ou pour effet d'empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence, tombant ainsi sous l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1 ;

Que chacun des articles 85 et 86, répondant ainsi à des objectifs propres, est indifféremment applicable à divers types d'accords, dès lors que sont réunies les conditions spéciales de l'un ou de l'autre de ces articles ;

Attendu enfin qu'on comparerait en vain, d'une part la situation, justiciable de l'article 85, du producteur lié par un accord d'exclusivité au distributeur de ses produits et, d'autre part, celle du producteur intégrant à son entreprise la distribution de ses propres produits par un moyen quelconque, de représentation commerciale par exemple, et échappant à l'article 85 ;

Que ces situations sont juridiquement distinctes ;

Que, d'autre part, elles offrent un intérêt différent, l'efficacité pouvant n'être pas identique entre deux circuits économiques, dont l'un est intégré et l'autre pas ;

Que si le libellé de l'article 85 rend l'interdiction applicable, sous réserve d'en remplir les autres conditions, à un accord passé entre plusieurs entreprises et exclut, de ce chef, la situation d'une entreprise unique intégrant à ses propres services son propre réseau de distribution, il n'en résulte pas pour autant que doive être légalisée, par simple analogie économique, d'ailleurs incomplète, et en contradiction avec ledit texte, la situation contractuelle dérivant d'un accord entre une entreprise de production et une entreprise de distribution ;

Que d'ailleurs si, dans le premier cas, le traité a voulu, par l'article 85, respecter l'organisation interne de l'entreprise et ne la mettre en cause éventuellement, par le moyen de l'article 86, qu'au cas où elle atteindrait le degré de gravité d'un abus de position dominante, il ne pouvait avoir la même réserve lorsque les entraves à la concurrence résultent de l'accord intervenu entre deux entreprises différentes et qu'il suffit alors généralement d'interdire ;

Qu'on ne saurait donc nier le caractère d'" accords entre entreprises " à l'accord intervenu entre une entreprise de production et une entreprise de distribution ;

Attendu enfin qu'un accord entre producteur et distributeur qui tendrait à reconstituer les cloisonnements nationaux dans le commerce entre Etats membres pourrait être de nature à contrarier les objectifs les plus fondamentaux de la Communauté ;

Que le traité, dont le préambule et le texte visent à supprimer les barrières entre Etats et qui, en maintes dispositions, fait montre de sévérité à l'égard de leur réapparition, ne pouvait permettre aux entreprises de recréer de telles barrières ;

Que l'article 85, paragraphe 1, répond à un tel objectif, même s'il s'agit d'accords entre entreprises situées à des stades différents du processus économique ;

Qu'ainsi aucun des textes visés en cette première catégorie de griefs n'a été violé ;

Attendu que, dans une deuxième catégorie de griefs, le Gouvernement de la République italienne reproche au règlement attaqué d'avoir, en son article 1, paragraphe 1, b, violé l'article 222 du traité, en ce que ce règlement serait indûment intervenu dans l'exercice des droits de propriété industrielle ;

Attendu que l'article 222 se borne à préciser que le " traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les Etats membres " ;

Que l'article 1, paragraphe 1, b, du règlement 19-65 autorise la Commission à accorder par catégories l'exemption d'interdiction aux accords relevant desdites catégories " qui comportent des limitations imposées en rapport avec l'acquisition ou l'utilisation des droits de propriété industrielle " ;

Que, ce faisant, pour autant que l'article 222 pourrait être concerné, le règlement n'a nullement préjugé le régime de la propriété dans les Etats membres ;

Qu'en édictant, comme il l'a fait, la disposition litigieuse, il a, sans violer l'article 222, valablement tiré de la généralité des termes de l'article 85 qui vise " tous accords entre entreprises ", la possibilité d'exempter de l'interdiction, des accords comportant des limitations en rapport avec les droits de propriété industrielle ;

Qu'il résulte de l'ensemble de ces considérations que le recours en annulation du règlement 19-65 doit être rejeté ;

Quant aux chefs accessoires du recours relatifs à l'inapplicabilité des règlements 17-62 du Conseil et 153-62 de la Commission

Attendu qu'en vertu de l'article 184 du traité, le Gouvernement de la République italienne a, aux termes du même recours, demandé que soient déclarées inapplicables certaines dispositions des règlements 17-62 du Conseil et 153-62 de la Commission ;

Attendu que le Conseil et la Commission ont soulevé une exception d'irrecevabilité contre cette partie du recours, au motif notamment que ces règlements ne constituant pas la base juridique du règlement 19-65 dont l'annulation est demandée en ordre principal, ne sauraient faire l'objet de la procédure visée à l'article 184 du traité ;

Attendu qu'aux termes de cet article, toute partie peut, à l'occasion d'un litige mettant en cause un règlement, se prévaloir des moyens prévus à l'article 173, alinéa 1, pour invoquer l'inapplicabilité de ce règlement ;

Que ledit texte n'a pas pour but de permettre à une partie de contester l'applicabilité de quelque règlement que ce soit à la faveur d'un recours quelconque ;

Que le règlement dont l'illégalité est soulevée doit être applicable, directement ou indirectement, à l'espèce qui fait l'objet du recours ;

Que le règlement 19-65 est sans rapport nécessaire avec les dispositions attaquées des deux règlements dont l'inapplicabilité est demandée, puisqu'il tend à relever de l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, certaines catégories d'accords et que les règlements 17-62 et 153-62 prévoient l'un une obligation de notification, l'autre la possibilité de notification simplifiée ;

Que l'absence de connexité entre ces deux derniers et le règlement 19-65 est telle, dans le cadre du présent litige, que l'inapplicabilité éventuelle des uns serait sans incidence sur la légalité de l'autre et que l'éventuelle annulation du règlement visé par le recours principal n'aurait pas nécessairement entraîné l'inapplicabilité des autres ;

Qu'enfin le recours principal ayant été déclaré mal fondé, les demandes d'inapplicabilité dont il était le support apparaissent sans objet ;

Que lesdites demandes sont donc irrecevables.

Attendu que la partie requérante a succombé en son recours ;

Qu'aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ;

Par ces motifs

LA COUR,

Rejetant toutes autres conclusions plus amples ou contraires, déclare et arrête :

1. Le recours 32-65 est rejeté ;

2. La partie requérante est condamnée aux dépens de l'instance