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Décisions

CJCE, 25 octobre 1979, n° 22-79

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Greenwich film production (SA)

Défendeur :

SACEM, Éditions Labrador (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lecourt

Présidents de chambre :

MM. Monaco, Pescatore

Avocat général :

M. Gand

Juges :

MM. Donner, Trabucchi, Strauss (rapporteur), Mertens de Wilmars

CJCE n° 22-79

25 octobre 1979

1. Par arrêt du 12 décembre 1978, parvenu à la Cour le 5 février 1979, la Cour de cassation française a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question relative à l'interprétation de l'article 86 de ce traité.

2. Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique, dite SACEM, d'une part, la société anonyme Greenwich film production et la société des Éditions Labrador, d'autre part.

3. Il ressort du dossier que la SACEM a assigné Greenwich film devant le Tribunal de grande instance de Paris en paiement de redevances au titre de l'exécution publique de la partition musicale de deux films, et que Greenwich film, en cours d'instance, a appelé en garantie Labrador pour lui rembourser les montants qu'elle serait éventuellement tenue de payer à la SACEM. Le tribunal a constaté que les compositeurs de la musique des deux films en question avaient adhéré à la SACEM, en apportant à celle-ci le droit exclusif pour le monde entier d'autoriser ou d'interdire l'exécution publique de leurs œuvres ; que Greenwich, pour s'assurer la collaboration des deux compositeurs aux deux films dont elle était le producteur, avait passé des contrats avec Labrador, elle-même membre de la SACEM et éditeur des deux compositeurs de musique ; que Greenwich a soutenu qu'elle était titulaire des droits d'auteur de la musique des deux films, ayant acquis ces droits de Labrador qui les tenait directement des auteurs ; que l'adhésion des deux compositeurs à la SACEM était antérieure aux contrats passés par Greenwich avec Labrador.

4. Il ressort en outre des constatations faites par le tribunal qu'en ce qui concerne les redevances dues pour l'exécution publique de musique de film, une distinction doit être faite entre les territoires où il y a un encaissement direct par la SACEM et les territoires où tel n'est pas le cas. Conformément à la terminologie utilisée par la SACEM, ces derniers territoires sont appelés " pays non statutaires ". La demande de la SACEM ne concerne que les redevances dues pour l'exécution publique dans les " pays non statutaires ". Greenwich et Labrador ont convenu entre eux qu'au cas où Greenwich serait obligée de verser à la SACEM des sommes pour les droits du compositeur et éditeur pour ces territoires, la somme représentant la part " éditeur " lui serait remboursée en intégralité par Labrador.

5. C'est sur la base de ces données de fait que le tribunal a condamné Greenwich à payer les sommes devant revenir à la SACEM au titre de l'exécution publique de la partition musicale des deux films en question dans les " pays non statutaires ". Il a nommé un expert pour déterminer le montant exact de cette somme. Le tribunal a jugé, sur l'appel en garantie, que Labrador devrait rembourser à Greenwich la quote-part " éditeur " sur les sommes que Greenwich devrait verser à la SACEM.

6. Greenwich a interjeté appel de ce jugement, en faisant valoir que les activités de la SACEM, notamment pour autant que celle-ci aurait exigé des deux compositeurs, conformément à ses statuts de l'époque, l'apport global de toutes catégories de droits pour le monde entier, constitueraient un abus d'une position dominante sur le marché. Ces activités devraient dès lors être considérées comme prohibées par l'article 86 du traité CEE de même que par l'article 59 bis de l'ordonnance française du 30 juin 1945.

7. La cour d'appel a rejeté le grief tiré de la violation de l'article 59 bis de l'ordonnance du 30 juin 1945, au motif que rien n'établit ni permet de penser que les activités de la SACEM aient (ou aient eu) pour objet ou puissent avoir (ou avoir eu) pour effet d'entraver le fonctionnement du marché, et que " les décisions et arrêts intervenus sur le plan européen, mais non à l'égard de la SACEM, ne sont évidemment d'aucun secours " pour l'application du droit interne français.

8. En ce qui concerne le grief tiré de la violation de l'article 86 du traité, la cour d'appel a considéré tout d'abord que, si elle avait par hypothèse à apprécier le mérite de ce grief, celui-ci tomberait selon son opinion sous le coup de motifs analogues à ceux exprimés au regard de l'article 59 bis de l'ordonnance du 30 juin 1945. Toutefois, la " recevabilité " de ce grief ayant été contestée par la SACEM, la cour d'appel a considéré que ce point devrait être préalablement examiné. A cet égard, la cour d'appel a estimé que le litige, où s'opposent des sociétés françaises, porte sur les conséquences pécuniaires de contrats de cession ou d'exploitation de la bande sonore de films s'exécutant uniquement hors du territoire de la Communauté (il est constant que les " pays non statutaires " sont tous des pays tiers du point de vue de la Communauté). La cour d'appel en a conclu qu'il n'est ni établi ni allégué que cette situation contractuelle soit susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, et que les règles communautaires sont dès lors étrangères au débat entre les parties.

9. En cassation, Greenwich a attaqué cette dernière décision par un moyen unique de cassation, alléguant la violation des articles 86 et 177 du traité. La Cour de cassation a sursis à statuer et a demandé à la Cour de justice de se prononcer à titre préjudiciel sur l'application de l'article 86 du traité en ce qui concerne l'exécution dans des pays tiers de contrats conclus sur le territoire d'un Etat membre par des parties dépendant de celui-ci.

10. Il écoule de ce qui précède qu'au stade actuel de la procédure les juges du fond n'ont pas examiné la question de savoir si, au sens de l'article 86 du traité, la SACEM peut être considérée comme une entreprise qui exploite de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci. Toutefois, la question posée par la Cour de cassation ne peut recevoir une réponse que si on suppose par hypothèse que ces conditions sont réunies. Il appartiendra aux juridictions françaises de vérifier par la suite si, en l'espèce, tel a été effectivement le cas. Il leur appartient également d'apprécier si, et dans quelle mesure, les pratiques abusives éventuellement constatées se répercutent sur les intérêts des auteurs ou de tiers concernés en vue d'en tirer les conséquences sur la validité et l'effet des contrats litigieux ou de certaines de leurs clauses.

11. Des éléments de réponse à la question ainsi délimitée se trouvent dans la jurisprudence antérieure de la Cour de justice. C'est ainsi que la Cour, pour apprécier si le commerce entre Etats membres est susceptible d'être affecté par l'abus d'une position dominante sur le marché concerné, a estimé qu'il faut prendre en considération les conséquences pour la structure de la concurrence effective dans le marché commun ; elle a ajouté qu'il n'y a pas lieu de distinguer entre les productions destinées à l'écoulement à l'intérieur du Marché commun et celles destinées à être exportées(arrêt du 6 mars 1974 dans les affaires jointes 6 et 7-73, Istituto chemioterapico italiano et Commercial solvents corporation/Commission, Recueil 1974, p. 223). Il n'y a pas de raison de restreindre une telle interprétation aux seuls échanges de produits et de ne pas l'appliquer à la prestation de services telle que la gestion des droits d'auteur.

12. En effet, il est bien connu que dans certains Etats membres la gestion des droits d'auteur des compositeurs de musique est normalement confiée par ceux-ci à des sociétés qui ont pour vocation d'administrer l'exercice de ces droits et de réclamer les redevances afférentes pour tout compositeur exerçant sa profession sur le territoire de l'Etat membre concerné. Il n'est pas exclu, dans ces circonstances, que les activités de telles sociétés puissent être aménagées de telle manière qu'elles auraient pour effet de compartimenter le Marché commun et d'entraver ainsi la liberté des prestations de services qui est l'un des objectifs du traité. Ces activités seraient alors susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres au sens de l'article 86 du traité, même si la gestion des droits d'auteur ne concernait, dans certains cas, que l'exécution d'œuvres musicales dans des pays tiers. Pour examiner si l'article 86 est applicable, l'exécution de certains contrats ne saurait être appréciée isolement, mais doit l'être à la lumière de l'ensemble des activités de l'entreprise concernée.

13. Il ressort de ce qui précède que, si une société d'exploitation des droits d'auteur des compositeurs de musique devait être considérée comme une entreprise qui exploite de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci, la circonstance que cette exploitation ne concernerait, dans certains cas, que l'exécution dans des pays tiers de contrats conclus sur le territoire d'un Etat membre par des parties dépendant de cet Etat, ne fait pas obstacle à l'applicabilité de l'article 86 du traité.

Sur les dépens

14. Les frais exposes par le gouvernement de la république italienne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Statuant sur la question à elle soumise par la Cour de cassation française par arrêt du 12 décembre 1978, dit pour droit :

Si une société d'exploitation des droits d'auteur des compositeurs de musique devait être considérée comme une entreprise qui exploite de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci, la circonstance que cette exploitation ne concernerait, dans certains cas, que l'exécution dans des pays tiers de contrats conclus sur le territoire d'un Etat membre par des parties dépendant de cet Etat, ne fait pas obstacle à l'applicabilité de l'article 86 du traité.