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Décisions

CJCE, 11 novembre 1981, n° 60-81

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

IBM Corporation

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Mertens de Wilmars

Présidents de chambre :

MM. Bosco, Touffait

Avocat général :

Sir Gordon Slynn

Juges :

MM. Mackenzie Stuart, Koopmans, Everling, Grévisse

CJCE n° 60-81

11 novembre 1981

LA COUR,

1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 18 mars 1981, la société International Business Machines Corporation (IBM), dont le siège est à Armonk, New York, aux États-Unis d'Amérique, a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traite CEE, un recours visant à l'annulation de l'acte ou des actes de la Commission communiqués à IBM par une lettre du 19 décembre 1980, et par lesquels une procédure a été engagée contre IBM en application de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil, du 6 février 1962, premier règlement d'application des articles 85 et 86 du traité (JO p. 205), et une communication des griefs a été notifiée à IBM, ou à l'annulation de la communication des griefs elle-même.

2 Cette lettre, signée par le directeur général pour la concurrence de la Commission, a été adressée à IBM après une instruction menée durant plusieurs années par les services de la Commission à propos de certaines pratiques commerciales d'IBM et de ses filiales en vue de déterminer si ces pratiques constituaient ou non un abus de position dominante sur le marché en cause au sens de l'article 86 du traité CEE. Par cette lettre, IBM a été informée que la Commission avait engagé contre elle une procédure au titre de l'article 3 du règlement n° 17 du Conseil et qu'elle envisageait de prendre une décision concernant des infractions à l'article 86. IBM a reçu par la même lettre une communication des griefs au sens de l'article 2 du règlement n° 99-63 de la Commission, du 25 juillet 1963, relatif aux auditions prévues à l'article 19, paragraphes 1 et 2, du règlement n° 17 du Conseil (JO p. 2269). Le directeur général pour la concurrence lui a demandé d'y répondre par écrit dans un délai déterminé en lui précisant qu'elle aurait ultérieurement l'occasion d'exprimer oralement son point de vue lors d'une audition.

3 Estimant que les actes qui lui avaient été communiqués par la lettre du 19 décembre 1980 étaient entachés de plusieurs vices, IBM a demandé à la Commission de retirer la communication des griefs et de mettre fin à la procédure. La Commission n'ayant pas accèdé à cette demande, IBM a introduit le présent recours, par lequel elle demande l'annulation des actes en question.

4 A l'appui de son recours, IBM fait valoir que les actes attaqués ne respectent pas les exigences minimales fixées pour de tels actes et qu'ils n'ont pas permis à IBM de se défendre, en raison du contenu défectueux de la communication des griefs, de l'insuffisance des délais impartis et de la réserve faite par la Commission de formuler ultérieurement d'autres griefs. IBM estime, en outre, que les actes attaqués constituent un exercice illégal des pouvoirs de la Commission parce qu'ils n'ont pas fait l'objet d'une décision de tous les membres de la Commission agissant collégialement alors qu'il n'y a pas de délégation correspondante de pourvoir et que, légalement, il ne peut pas y en avoir, en tout cas sans publication ou notification régulière. IBM soutient enfin que les actes attaqués enfreignent la règle de "courtoisie" (comity) et de non-ingérence du droit international, règle que la Commission aurait dû prendre en considération avant d'adopter les actes en question, le comportement incriminé d'IBM se situant essentiellement en dehors de la Communauté, et notamment aux États-Unis d'Amérique où il fait également l'objet de procédures judiciaires.

5 La Commission, soutenue par la partie intervenante Memorex SA, a soulevé contre ce recours une exception d'irrecevabilité au sens de l'article 91, paragraphe 1, du règlement de procédure. La Cour a décidé de statuer sur cette exception d'irrecevabilité sans engager le débat au fond.

6 A l'appui de cette exception, la Commission et la partie intervenante Memorex SA font valoir que les actes attaqués sont des actes de procédure, exprimant un point de vue de la Commission, susceptible d'être modifié par celle-ci, et préparatoires par rapport à la décision finale à prendre par la Commission à l'issue de la procédure, et ne constituent donc pas des décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours au titre de l'article 173 du traité CEE.

7 IBM fait valoir que l'engagement d'une procédure et une communication des griefs constituent des décisions au sens de l'article 173 du traité CEE en raison de leur nature juridique et des conséquences qu'ils produisent, et que ces actes peuvent dès lors faire l'objet d'un recours.

8 Selon l'article 173 du traité, un recours en annulation est ouvert contre les actes du Conseil et de la Commission autres que les recommandations ou avis. Ce recours tend à assurer, conformément aux prescriptions de l'article 164, le respect du droit dans l'interprétation et l'application du traité et il serait contraire à cet objectif d'interpréter restrictivement les conditions de recevabilité du recours en limitant sa portée aux seules catégories d'actes vises par l'article 189.

9 Pour déterminer si les mesures attaquées constituent des actes au sens de l'article 173 c'est, dès lors, à leur substance qu'il y a lieu de s'attacher. Suivant une jurisprudence constante de la Cour, constituent des actes ou décisions susceptibles de faire l'objet d'un recours en annulation au sens de l'article 173 les mesures produisant des effets juridiques obligatoires de nature à affecter les intérêts du requerrant, en modifiant de façon caractérisée la situation juridique de celui-ci. Par contre, la forme dans laquelle des actes ou décisions sont pris est, en principe, indifférente en ce qui concerne la possibilité de les attaquer par un recours en annulation.

10 Lorsqu'il s'agit d'actes ou de décisions dont l'élaboration s'effectue en plusieurs phases, notamment au terme d'une procédure interne, il résulte de cette même jurisprudence qu'en principe ne constituent un acte attaquable que les mesures qui fixent définitivement la position de la Commission ou du Conseil au terme de cette procédure, à l'exclusion des mesures intermédiaires dont l'objectif est de préparer la décision finale.

11 Il n'en serait autrement que si des actes ou décisions pris au cours de la procédure préparatoire, non seulement réunissaient les caractéristiques juridiques ci-dessus décrites, mais constituaient elles-mêmes le terme ultime d'une procédure spéciale distincte de celle qui doit permettre à la Commission ou au Conseil de statuer sur le fond.

12 Par ailleurs, il y a lieu d'observer que si des mesures de nature purement préparatoire ne peuvent en tant que telles faire l'objet d'un recours en annulation, les illégalités éventuelles qui les entacheraient pourraient être invoquées àl'appui du recours dirigé contre l'acte définitif dont elles constituent un stade élaboration.

13 Les effets et la nature juridique de l'engagement d'une procédure administrative en application des dispositions du règlement n° 17 et d'une communication des griefs telle que prévue à l'article 2 du règlement n° 99-63 doivent être appréciés à la lumière de la fonction de ces actes dans le cadre de la procédure administrative de la Commission en matière de concurrence dont les modalités ont été établies par les règlements susmentionnés.

14 Cette procédure a été aménagée en vue de permettre aux entreprises concernées de faire connaître leur point de vue et d'éclairer la Commission le plus complètement possible avant qu'elle ne prenne une décision affectant les intérêts des entreprises. Elle vise à créer, en faveur de celles-ci, des garanties procédurales, et, tel qu'il ressort du 11e considérant du règlement n° 17, à consacrer le droit des entreprises d'être entendues par la Commission.

15 C'est pour cette raison que, conformément à l'article 19, paragraphe 1, du règlement n° 17 et en vue de garantir le respect des droits de la défense, il est nécessaire d'assurer à l'entreprise concernée le droit de présenter des observations à l'issue des instructions au sujet de l'ensemble des griefs que la Commission se propose de retenir contre elle dans sa décision, et, partant, de l'informer de ces griefs dans le document prévu à l'article 2 du règlement n° 99-63. C'est encore pour cette raison que, afin de lever un doute éventuel sur la situation procédurale de l'entreprise concernée, l'engagement d'une procédure en application des dispositions précitées est clairement marqué par un acte manifestant l'intention de prendre une décision.

16 Afin de justifier la recevabilité de son recours, IBM a invoqué une série d'effets produits par l'engagement d'une procédure et par une communication des griefs.

17 Certains de ces effets ne dépassent pas les effets propres à un acte de procédure et n'affectent pas, en dehors de sa situation procédurale, la situation juridique de l'entreprise concernée. Tel est notamment le cas de l'interruption de la prescription, provoquée tant par l'engagement d'une procédure que par une communication des griefs en vertu du règlement n° 2988-74 du Conseil, du 26 novembre 1974, relatif à la prescription en matière de poursuite et d'exécution dans les domaines du droit de transport et de la concurrence de la Communauté économique européenne (JO L 319, p. 1). Il en est de même de la circonstance que ces actes sont des étapes nécessaires que la Commission doit franchir, en vertu des dispositions du règlement n° 17, avant de pouvoir infliger à l'entreprise concernée une amende ou une astreinte, et du fait que ces actes créent, pour l'entreprise concernée, la charge de devoir se défendre dans le cadre d'une procédure administrative.

18 D'autres effets invoqués par IBM ne portent pas atteinte aux intérêts de l'entreprise concernée. Il en est ainsi de l'effet, dont est revêtu l'engagement d'une procédure en vertu de l'article 9, paragraphe 3, du règlement n° 17, de mettre un terme à la compétence des autorités des états membres, effet qui, par ailleurs, n'a pas pu se réaliser en l'espèce en l'absence de toute procédure nationale, et qui consiste en substance à mettre l'entreprise concernée à l'abri de poursuites parallèles de la part des autorités des états membres. Il en est également ainsi de l'effet reconnu à la communication des griefs de cristalliser la position de la Commission, cet effet consistant en substance à empêcher la Commission, conforméméent à l'article 4 du règlement n° 99-63, de retenir dans sa décision, en l'absence d'une nouvelle communication des griefs, d'autres griefs que ceux au sujet desquels l'entreprise a eu l'occasion de faire connaître son point de vue, sans pour autant interdire à la Commission d'abandonner des griefs et de modifier ainsi sa position en faveur de l'entreprise.

19 Une communication des griefs ne crée pas, pour l'entreprise concernée, l'obligation de modifier ou de reconsidérer ses pratiques commerciales, et elle n'a pas l'effet de la priver d'une protection contre des amendes dont elle jouissait auparavant, comme cela est le cas de la communication par laquelle la Commission informe une entreprise, en vertu de l'article 15, paragraphe 6, du règlement n° 17, du résultat de l'examen provisoire d'un accord notifié par cette entreprise. Si une communication des griefs peut avoir pour effet de révéler à l'entreprise concernée qu'elle court un risque réel de se voir infliger une amende par la Commission, ceci constitue une simple conséquence de fait et non pas un effet juridique que la communication des griefs est destinée à produire.

20 Un recours en annulation dirigé contre l'engagement d'une procédure et contre une communication des griefs pourrait obliger la Cour à porter une appréciation sur des questions sur lesquelles la Commission n'a pas encore eu l'occasion de se prononcer, et aurait ainsi pour conséquence une anticipation des débats au fond et une confusion des différentes phases des procédures administratives et judiciaires. Il serait donc incompatible avec les systèmes de répartition des compétences entre la Commission et la Cour et des voies de recours, prévus par le traité, ainsi qu'avec les exigences d'une bonne administration de la justice et d'un déroulement régulier de la procédure administrative de la Commission.

21 Il résulte de ce qui précède que ni l'engagement d'une procédure, ni une communication des griefs ne sauraient être considérés, de par leur nature et leurs effets juridiques, comme des décisions au sens de l'article 173 du traité CEE, contre lesquelles un recours en annulation est ouvert. Dans le cadre de la procédure administrative telle qu'elle est organisée par les règlements n° 17 et n° 99-63, ils constituent des actes de procédure, préparatoires par rapport à la décision qui en constitue le terme ultime.

22 Afin de justifier la recevabilité de son recours, IBM se réfère encore aux circonstances particulières de l'espèce et à la nature et aux implications des moyens invoqués par elle au fond, en faisant valoir qu'un recours juridictionnel à un stade précoce devrait être ouvert en espèce tant en application de principes du droit international en la matière qu'en vertu de principes généraux découlant des droits des états membres. Le présent recours aurait en effet pour objet d'établir que la procédure administrative a été entièrement illégale dès son début en vertu de règles du droit communautaire et du droit international, relatives notamment à la compétence d'engager de telles procédures Toute continuation de cette procédure administrative serait illégale, et la possibilité d'obtenir ultérieurement une annulation de la décision finale ne serait pas suffisante pour assurer à IBM une protection juridique efficace.

23 Il n'y a pas lieu, aux fins de la présente affaire, de statuer sur la question de savoir si, dans des circonstances exceptionnelles, lorsqu'il s'agit de mesures dépourvues même de toute apparence de légalité, un recours juridictionnel à un stade précoce, tel qu'IBM l'entend, peut être considéré comme compatible avec le système des voies de recours prévu par le traité, car les circonstances alléguées en l'espèce par la requerrant ne sauraient, de toute façon, justifier la recevabilité d'un tel recours.

24 En espèce, par ailleurs, il n'est pas nécessaire, afin d'assurer à IBM une protection juridique efficace, que les actes attaqués puissent faire dès maintenant l'objet d'un recours. Si, aux termes de la procédure administrative, et après examen des observations qu'IBM pourra présenter dans le cadre de celle-ci, la Commission devait adopter une décision affectant les intérêts d'IBM, cette décision pourra faire, en vertu de l'article 173 du traité CEE, l'objet d'un recours juridictionnel dans le cadre duquel il sera loisible à IBM d'invoquer tous moyens utiles. Il appartiendra alors à la Cour d'apprécier si des illégalités ont été commises au cours de la procédure administrative et si celles-ci sont de nature à affecter la légalité de la décision prise par la Commission au terme de la procédure administrative.

25 Le recours doit dès lors être rejeté comme irrecevable.

Sur les dépens

26 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. IBM ayant succombé en son action, il y a lieu de la condamner aux dépens, y compris ceux de la partie intervenante Memorex SA. Il y a lieu de comprendre dans cette condamnation aux dépens, outre les dépens occasionnés par la procédure au principal, ceux occasionnés par la demande d'IBM d'ordonner des mesures provisoires et réservées dans l'ordonnance du 7 juillet 1981 du président de la Ccour, ainsi que ceux occasionnés par la demande d'IBM d'ordonner la communication de certains précisions et documents relatifs à l'engagement de la procédure par la Commission, demande devenue sans objet eu égard au rejet du recours principal.

Par ces motifs, LA COUR, déclare et arrête :

1. Le recours est rejette comme irrecevable.

2. La requerrante est condamnée aux dépens, y compris ceux de la partie intervenante Memorex SA, ainsi que ceux occasionnés par les demandes d'IBM visant à ordonner des mesures provisoires et la communication de certains détails et documents relatifs à l'engagement de la procédure par la Commission.