CA Paris, 13e ch. B, 3 mai 2002, n° 01-03492
PARIS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Comité National contre le tabagisme
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Barbarin
Conseillers :
M. Nivose, Mme Géraud-Charvet
Avocats :
Mes Mercadier, Dunaud, Antonini.
M. R demande à la Cour, par voie de conclusions :
Sur l'action publique :
- de dire et juger que les publications parues dans la revue X incriminées par le CNCT ne sont pas constitutives de publicité illicite en faveur du tabac, au regard des dispositions des articles L. 355-26, L. 355-27 et L. 355-31 (devenus L. 3511-3, L. 3511-4 et L. 3512-2) du Code de la santé publique, tant l'élément matériel que l'élément moral du délit faisant défaut en l'espèce ;
- de dire et juger, subsidiairement, que la sanction des publications parues dans la revue X, incriminées par le CNCT, serait contraire aux articles 10 et 14 de la CEDH et constituerait une mesure d'effet équivalent prohibée par l'article 28 du Traité de la Communauté européenne ;
- de dire et juger, très subsidiairement, que M. R n'a pas participé personnellement à la commission des infractions alléguées par le CNCT, et constater en toute hypothèse que l'élément intentionnel du délit fait défaut en l'espèce ;
- de dire et juger, en tout état de cause, que le prévenu peut invoquer le bénéfice des dispositions de l'article L. 122-3 sur l'erreur de droit.
En conséquence :
- d'infirmer en toutes ses dispositions le jugement dont appel ;
- de prononcer la relaxe pure et simple de M. R, le renvoyer des fins de la poursuite et débouter le CNCT de ses entières demandes, fins et conclusions, tant à l'égard de M. R qu'à l'égard de la société Y ;
- subsidiairement, et si par extraordinaire la cour considérait qu'une condamnation pénale était encourue par M. R, de prendre en compte les circonstances particulières de l'espèce et le faire bénéficier des dispositions de l'article 132-59 du nouveau Code pénal, le dispenser de peine, et le dispenser de voir figurer la condamnation éventuellement prononcée sur son casier judiciaire ;
- très subsidiairement et en toute hypothèse de réduire le montant de l'amende prononcée par les premiers juges ;
- en tout cas de dire et juger qu'Y sera solidairement responsable du paiement de l'amende et des frais de justice éventuellement mis à la charge de M. R, conformément à l'article L. 355-31 (devenu L. 3512-2) du Code de la santé publique.
Sur l'action civile :
- de débouter le CNCT de sa demande de dommages-intérêts, ou en tout cas n'accorder au CNCT qu'une somme symbolique ;
- de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté le CNCT de sa demande de publication ;
- de condamner le CNCT à verser d'une part à M. R et d'autre part à la société Y une somme de 5 000 euros au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.
Il rappelle tout d'abord que, selon l'article L. 111-4 du Code pénal, la loi pénale est d'interprétation stricte. Que l'acte de publicité est un acte généralement commercial qui a pour objet de promouvoir auprès du public, par effet d'annonce, un produit ou un service, et que cette interprétation de la publicité ressort des déclarations de M. Evin lors des travaux préparatoires de la loi qui porte son nom. Il estime que, dans ces conditions, l'article L. 355-25 (devenu L. 3511-3) du Code de la santé publique ne peut avoir pour conséquence que d'interdire tout acte visant à promouvoir, directement ou indirectement, les produits du tabac.
Il fait valoir que les premiers juges ont fait une interprétation erronée de la loi Evin en posant le principe qu'elle sanctionnerait tout écrit, image ou photographie n'ayant pas pour objet, mais seulement pour effet, la promotion du tabac.
Qu'en effet le tribunal fait référence à l'alinéa 3 de l'article L. 355-25 du Code de la santé publique, qui s'applique exclusivement au parrainage en matière de Courses automobiles.
Par ailleurs, le prévenu soutient que les publications incriminées sont de simples photographies qui visent uniquement à illustrer des articles rédactionnels portant sur la Formule 1, que ces articles n'évoquent à aucun moment les produits du tabac et qu'ils ressortent, avec les photographies qui les illustrent, de la liberté d'information protégée tant en droit interne, par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, que par l'article 10 de la CEDH. Qu'en outre ces photographies n'ont donné lieu à aucun achat d'espace de la part des sociétés exploitant les marques de tabac concernées, et n'ont donc procuré ni une rémunération ni une contrepartie similaire à la société Y.
En troisième lieu, il estime que le simple fait de diffuser dans une revue spécialisée dans l'automobile des photographies relatives à des compétitions de Formule 1 sur lesquelles apparaissent de façon incidente des marques de tabac qui ne constituent pas le sujet de ces photographies ne saurait être qualifié " d'utilisation publique d'une marque de tabac ".
Il en conclut que tant l'élément matériel que l'élément intentionnel du délit visé à la prévention font défaut et qu'à supposer même fondée l'argumentation des premiers juges selon laquelle l'article L. 355-25 du Code de la santé publique ferait obstacle à toute diffusion d'écrit, d'image ou de photographie participant à la promotion du tabac, seules les images complaisantes ou provocatrices peuvent être sanctionnées, sauf à instaurer un régime de censure systématique.
Il fait valoir également que, selon la Cour de cassation, la publicité en faveur du tabac entre dans le champ d'application de l'article 10-1° de la CEDH, qui protège la liberté d'expression. Que l'ensemble des photographies visées par le CNCT concernent des compétitions automobiles se déroulant dans des pays qui permettent la publicité en faveur du tabac, que le législateur français a autorisé la retransmission par les chaînes de télévision de ces compétitions, et qu'il est impossible de publier des photographies sur ces événements sportifs sans faire apparaître les marques de tabac inscrites sur les voitures ou les combinaisons des pilotes, étant rappelé que près de la moitié des écuries de Formule 1 sont sponsorisées par des tabatiers. Que le " recadrage " ou le " retouchage " des photographies préconise par les premiers juges sont à la fois difficiles à mettre en œuvre et contraires à la liberté d'information, ainsi qu'aux droits d'auteurs du photographe.
Le prévenu fait valoir que la sanction des publication incriminées serait également contraire à l'article 14 de la CEDH protégeant l'égalité de traitement dès lors que le jugement déféré établit une discrimination entre la presse écrite et la presse télévisuelle, et que la sanction des publications incriminées serait une mesure d'effet équivalent prohibée par l'article 28 du traité instituant la communauté européenne (ex-art. 30 du traité de Rome) ne relevant pas des exceptions de l'article 30 (ex-art. 36 du traité de Rome).
Très subsidiairement, il soutient qu'il n'a pas participé personnellement aux actes incriminés, l'élément intentionnel du délit faisant défaut en l'espèce.
En toute hypothèse, il estime qu'il peut se prévaloir de l'erreur de droit, en application de l'article L. 122-3 du Code pénal, dès lors qu'il existe un doute légitime sur l'application de la loi Evin aux publications incriminées et que la Cour de cassation n'a pas eu à se prononcer sur une espèce similaire.
Enfin, à titre très infiniment subsidiaire, il demande à la Cour de réduire l'amende prononcée par les premiers juges ainsi que les dommages-intérêts octroyés au CNCT.
Sur ce, LA COUR
I. Rappel des faits
Dans sa citation, le CNCT a rappelé que la SA Y édite le magazine X, que M. Arnaud R est le Président du Conseil d'Administration de cette société et Directeur de publication de la revue.
Il a fait valoir :
- qu'en février 2000 a été publié un hors série sur le thème de la F1, que ce numéro ne comporte pas moins de 30 productions (1re page de couverture, pages 6, 8, 9, 10, 16, 17, 18, 21, 23, 33, 35, 44, 45, 46, 47, 56, 57, 66 (poster) 67, 68, 84, 88, 89, 90, 91, 92, 93, 95, 116) des marques Marlboro, Gitanes, Gauloises, Benson et Hedges, Lucky Strike, West) ;
- qu'en mai 2000 a été publié le numéro 543, lequel comporte en page 5 une reproduction d'un pilote de F1 revêtu d'une combinaison sur laquelle on peut lire très facilement le nom de la marque Marlboro et voir le logo de la marque Marlboro et, en pages 107 et 108, la reproduction, à trois reprises, du nom de la marque de tabac Marlboro ;
- qu'en juin 2000 a été publié le numéro 545 dans lequel on peut relever pages 100 et 101 la reproduction, à plusieurs reprises, du nom de la marque de tabac Gauloises, page 104 la reproduction du nom de la marque Marlboro, page 105 la reproduction de la marque Lucky Strike ;
- qu'en août 2000 a été publié le numéro 549 dans lequel on peut relever pages 90, 91 et 92 la reproduction en gros caractères de la marque de tabac West.
Il soutient que les marques de tabac dont les noms sont reproduits sont suffisamment connues pour que la seule citation de leurs noms rappelle les cigarettes commercialisées, et incitent à la consommation de ces produits.
Que M. R, en sa double qualité de Président du Conseil d'Administration de la société éditrice et de Directeur de Publication de la revue X a nécessairement décidé et autorisé ces actes constitutifs de publicité illicite en faveur du tabac ;
Qu'il participe de ce fait à une promotion illicite des produits du tabac auprès de la cible favorite des fabricants de tabac, les plus jeunes consommateurs, lecteurs privilégiés des revues portant sur la Formule 1, sport très prisé du jeune public, et donc sport également favori des fabricants de tabac.
II. Discussion
1°) Sur l'action publique
Le prévenu fait valoir que le magazine " X " édité par la société Y, qui paraît une semaine sur deux, traite exclusivement de l'automobile et publie fréquemment des articles sur les compétitions de Formule 1, qu'elle est dès lors amenée à publier, en illustration de ses articles rédactionnels, des photographies des véhicules ou des pilotes, et que toutes les vues où l'on voit apparaître des marques de cigarettes sur les voitures ou sur les combinaisons des pilotes ont été prises dans des pays où la publicité du tabac est autorisée.
Il indique également que la publication de ces photographies n'a donné lieu à aucun achat d'espace de la part des sociétés exploitant les marques de tabac et n'a donc procuré aucune rémunération à la société Y.
Il est constant, au vu des publications visées par la citation, que les photographies incriminées illustrent des reportages sur les compétitions de Formule 1, sur les écuries de Courses, sur les pilotes ou sur les voitures, que les marques de tabac qui sponsorisent ou parrainent les compétitions (en particulier Marlboro et West) apparaissent soit sur les voitures soit sur les combinaisons des pilote. Il est également établi qu'aucun article rédactionnel ne mentionne une marque de tabac.
Par ailleurs il n'est nullement établi, ni même allégué par la partie poursuivante, que la société Y ait un lien commercial avec les fabricants ou les diffuseurs de produits du tabac et qu'elle ait reçu la moindre contrepartie de leur part. Les photographies incriminées ne constituent donc pas des publicités directes en faveur du tabac.
L'article L. 355-26 (devenu L. 3511-4) du Code de la santé publique définit la propagande ou la publicité indirecte de la façon suivante :
" Est considérée comme propagande ou publicité indirecte la propagande ou la publicité en faveur d'un organisme, d'un service, d'une activité, d'un produit ou d'un article autre que le tabac ou un produit du tabac lorsque, par son graphisme, sa présentation, l'utilisation de la marque, d'un emblème publicitaire ou un autre signe distinctif elle rappelle le tabac ou un produit du tabac ".
Au surplus, il résulte des débats parlementaires préliminaires à l'adoption de la loi Evin que le terme propagande concerne " un produit dans sa globalité " et qu'il est générique (comme " buvez du vin ") tandis que la publicité recouvre une activité ayant pour objet de faire connaître une marque.
Or, en l'espèce, l'illustration par des photographies de reportages a pour objet l'information des lecteurs sur des événements sportifs, des pilotes ou des " écuries " de Formule 1 et non de faire connaître ou de promouvoir des marques de tabac dans une perspective commerciale d'incitation à l'achat.
Les photographies incriminées ne sauraient donc être considérées ni comme une propagande ni comme une publicité indirecte en faveur du tabac ou des produits du tabac.
En conséquence, l'élément matériel du délit visé à la prévention n'étant pas établi, il convient, en réformant le jugement déféré, de renvoyer le prévenu des fins de la poursuite exercée à son encontre.
Sur l'action civile :
Compte tenu de la relaxe à intervenir, il y a lieu de débouter le CNCT, partie civile, de l'ensemble de ses demandes, et de mettre hors de cause la société Y.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit les appels du prévenu, de la société Y et du Ministère Public ; Infirmant le jugement déféré ; Relaxe Arnaud R ; et met hors de cause la société Y ; Déboute le Comité National contre le Tabagisme, partie civile, de l'ensemble de ses demandes.