CA Besançon, 2e ch. com., 10 décembre 2002, n° 99-01510
BESANÇON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Loubsol SA
Défendeur :
Bolle, Bushnell Performance Optic Europe (Sté), Bolle Protection (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Rastegar
Conseillers :
M. Polanchet, Mme Vignes
Avoués :
Me Lévy, SCP Leroux
Avocats :
Mes Lévy, Gaultier.
FAITS ET PRETENTIONS DES PARTIES
La SA Loubsol, Etablissements Loubeyre (ci-après désignée Loubsol) et la société Bolle sont fabricants de lunettes.
Estimant que la société Loubsol s'était rendue coupable de contrefaçon et de concurrence déloyale, Monsieur Jean-Georges Bolle, la SNC Etablissements Bolle et la SARL Bolle Diffusion France ont saisi le Tribunal de commerce de Lons-le-Saunier d'une demande tendant à l'octroi de provisions, à l'instauration d'une expertise, à l'interdiction sous astreinte de produire les modèles contrefaits, à la destruction des catalogues et des modèles contrefaits sous astreinte et à la publication du jugement.
Par jugement rendu le 18 juin 1999, le tribunal a déclaré l'action de Monsieur Bolle recevable mais l'a rejetée, a condamné la société Loubsol au paiement à la société Bolle Distribution d'une provision de 300 000 F, a ordonné une expertise, fait interdiction à la Société Loubsol de commercialiser les produits contrefaits sous astreinte, ordonné la destruction des modèles contrefaits et des catalogues, brochures, listes de tarifs sous astreinte et a condamné la société Loubsol aux dépens et au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La SA Loubsol a interjeté appel de cette décision par déclaration remise au greffe de la cour le 19 juillet 1999.
Vu l'article 455 du nouveau Code de procédure civile dans sa rédaction issue du décret du 28 décembre 1998,
Vu les conclusions récapitulatives n°6 de l'appelante en date du 17 avril 2002,
Vu les conclusions n°5 de Monsieur Maurice Bolle, la société Bushnell Performance Optics Europe et de la société Bolle Protection SARL, intimés et appelants incidents, en date du 23 avril 2002,
Vu les pièces régulièrement versées aux débats et la procédure.
La recevabilité formelle des appels n'est pas discutée.
L'ordonnance de clôture a été rendue le 24 juin 2002.
Postérieurement à cette ordonnance, la société Loubsol a communiqué cinq pièces nouvelles selon bordereau du 30 septembre 2002, les intimés s'opposant à cette production.
Aux termes de l'article 783 du nouveau Code de procédure civile, après l'ordonnance de clôture, aucune pièce ne peut être produite aux débats à peine d'irrecevabilité.
Les pièces n° 64 à 68 du bordereau du 30 septembre 2002 seront écartées des débats.
Au soutien de son appel, la société Loubsol fait valoir :
- que la société Bolle Distribution n'existe pas,
- que la société Bolle Diffusion France était inexistante au moment du jugement ayant fait l'objet d'une fusion par voie d'absorption par la société Bolle Protection, irrégularité qui ne peut être réparée,
- que la société des Etablissements Bolle est une SAS et non une SNC, modification qui est intervenue antérieurement au jugement entrepris.
Cette société a fait l'objet d'une fusion par voie d'absorption, ce qui rend nulle sa constitution d'avoué et irrecevables ses conclusions,
- que l'action en contrefaçon est irrecevable : Monsieur Bolle n'a pas la qualité d'auteur et n'a pas cédé ses droits à la SNC ETS Bolle, la présomption de l'article L.113-1 ne s'applique pas,
- les modèles Bolle ne sont pas originaux,
- il n'y a pas copie servile.
Sur l'action en concurrence déloyale que :
- l'action de la société Bolle Diffusion France est irrecevable,
- la société Loubsol n'a commis aucune faute, il n'existe ni identité de clientèle ni risque de confusion,
- il n'existe aucun préjudice.
LA CONDAMNATION AU PROFIT DE LA SOCIETE BOLLE DISTRIBUTION
Les premiers juges ont commis une erreur matérielle dans le dispositif de jugement entrepris en condamnant la société Loubsol à payer une provision à la société Bolle Distribution et en donnant à l'expert mission pour évaluer le préjudice de celle-ci alors que l'entête indique la SARL Bolle Diffusion France comme demanderesse.
La confusion provient manifestement de l'objet social de cette société chargée de la promotion, de la commercialisation et de la distribution des produits de la marque Bolle.
S'agissant d'une erreur purement matérielle, elle doit être rectifiée par la cour.
L'INEXISTENCE DES SOCIETES
Il ne peut être contesté que la SNC ETS Bolle et la SARL Bolle Diffusion France disposaient du droit pour agir lors de l'assignation du 20 février 1997.
Si elles ont fait l'objet d'un changement de forme sociale ou ont été dissoutes par fusion absorption avant le prononcé du jugement, l'intervention volontaire en appel des sociétés Bushnell Performance Optics Europe et Bolle Protection a régularisé la procédure conformément à l'article 126 du nouveau Code de procédure civile qui ne fait aucune distinction entre la procédure de première instance et celle d'appel.
Le moyen n'est pas fondé.
LA RECEVABILITE DE LA DEMANDE DE MONSIEUR BOLLE
Monsieur Bolle agit non en vertu des droits patrimoniaux qu'il a cédés à la société des Etablissements Bolle mais en vertu de l'article L.121-1 du Code de la propriété intellectuelle qui reconnaît à l'auteur un droit au respect de son œuvre, attaché à sa personne, perpétuel, inaliénable et imprescriptible.
Il ressort de l'attestation de Monsieur Pointet, maquettiste aux Etablissements Bolle, que si sa signature figure sur le document de remise au mouliste et que le dessin a été réalisé par ses soins, c'est sous la direction artistique de Monsieur Bolle qui doit être considéré comme l'auteur des modèles Anaconda et Mamba indépendamment de la représentation de ceux-ci par un tiers.
Le droit moral étant inaliénable, le fait que Monsieur Bolle a cédé ses droits patrimoniaux sur les modèles importe peu et c'est à tort que le tribunal l'a débouté de sa demande.
LA RECEVABILITE DE L'ACTION DE LA SNC ETABLISSEMENTS BOLLE DEVENUE BUSHNELL PERFORMANCE OPTICS EUROPE
Comme le reconnaît la société Loubsol, la cession des droits patrimoniaux sur une œuvre n'est soumise à aucun formalisme.
En l'espèce, il ressort d'une attestation établie le 16 janvier 1997 par Monsieur Bolle que ses créations ont été effectuées dans le cadre de son activité au sein de la SNC Etablissements Bolle à qui il a cédé ses droits patrimoniaux conformément à l'article L.131-4 du Code de la propriété industrielle.
La présomption édictée par les articles L.113-1 et L.113-5 de ce Code est une présomption simple qui peut être combattue par la preuve contraire. Force est de constater que la société Loubsol ne procède que par affirmations.
La société Bushnell Performance Optics Europe est titulaire des droits patrimoniaux cédés par Monsieur Bolle, elle a fait effectuer les moules, elle fabrique et distribue les deux modèles litigieux.
Le moyen n'est pas fondé.
AU FOND
Aux termes de l'article L.511-3 du Code de la propriété industrielle, la protection accordée à l'auteur et à ses ayants droits impose notamment une forme plastique nouvelle ou un objet industriel qui se différencie de ses similaires soit en raison de sa configuration soit en raison d'effets extérieurs lui donnant une physionomie propre et nouvelle.
Contrairement à ce que soutient la société Loubsol, Monsieur Bolle et les sociétés Bolle Protection et Bushnell Performance Optics Europe ne revendiquent pas la protection d'un genre.
Ses considérations sur la forme générale des lunettes en amande et le phénomène de mode sont sans emport.
Comme le rappelle la société Loubsol, pour qu'un modèle constitue une œuvre originale digne de protection, il faut que les éléments originaux appartenant au domaine public aient été agencés de manière nouvelle, qu'ils portent l'empreinte de la personnalité de leur auteur et qu'aucune antériorité ne puisse leur être utilement opposée.
Or, il ressort de la comparaison des différentes lunettes solaires produites par les parties, qu'indépendamment de la forme des verres et des montures qui relève du phénomène de mode, l'originalité du modèle Anaconda réside dans une nervure entre les deux verres qui n'a aucune autre utilité qu'esthétique. Cette nervure se retrouve à l'identique sur le modèle Loutre de la société Loubsol.
Si le modèle Mirage B82 pour lequel la société Loubsol revendique l'antériorité, présente également une nervure entre les deux verres, celle-ci n'est pas identique au modèle Anaconda car elle est située à l'extrême bord supérieur de la monture alors que pour le modèle Anaconda, elle se situe à un ou deux millimètres et donc distincte de celui-ci.
S'agissant du modèle Poulpe, celui-ci est l'exacte réplique du modèle Mamba de Bolle. Les deux se caractérisent par un renflement à l'avant des lunettes entre les deux verres et ce renflement ne présente aucune exigence fonctionnelle puisqu'il est situé à l'extérieur de la monture.
La société Loubsol ne peut soutenir qu'il s'agit de la reprise d'un genre s'inscrivant dans un phénomène de mode.
Si la pratique des sports de glisse a imposé les lunettes en forme de bandeau ou avec des verres en amande, la reprise de ce genre n'exclut pas toute originalité.
Les modèles produits aux débats par les deux parties sont similaires quant à la forme des verres et des montures mais aucun ne reproduit de façon identique les éléments purement esthétiques relevés ci-dessus.
La cour ne peut que constater que les modèles Poulpe et Loutre commercialisés par la société Loubsol ne sont que la copie servile des modèles Mamba et Anaconda et cette société ne peut se prévaloir d'aucune antériorité. Il convient d'observer que les modèles Poulpe et Loutre se superposent parfaitement aux modèles Mamba et Anaconda et que tel n'est pas le cas pour les autres lunettes produites qui si elles reprennent parfois les nervures ou renflures, diffèrent par la forme ou la taille des verres et des montures.
Si la protection par le droit des dessins et modèles ne commence qu'à partir du dépôt, l'auteur peut invoquer la protection sur le droit d'auteur dès lors que la création est originale.
Tel est le cas en l'espèce, les deux modèles Mamba et Anaconda sont originaux comme rappelé ci-dessus et il importe peu qu'ils n'aient pas été déposés.
Dès lors, la société Loubsol qui a commis une contrefaçon doit réparation en raison du préjudice subi.
Monsieur Bolle ne réclame que la réparation de l'atteinte à son droit moral.
Une expertise n'est pas nécessaire sur ce point et son indemnisation ne peut être que forfaitaire. Il convient d'allouer à Monsieur Bolle la somme de 7 623 euros à ce titre, le préjudice résultant de la copie des modèles indépendamment de la qualité des lunettes produites.
LA CONCURRENCE DELOYALE
Les parties fabriquant des lunettes solaires notamment de sport ont la même clientèle et possèdent les mêmes circuits de distribution, la composition de la clientèle (80 % de sportifs et 20 % de grand public pour Bolle et inversement pour Loubsol) importe peu car les lunettes des deux marques se retrouvent chez les mêmes distributeurs et le choix de la clientèle ne se porte pas nécessairement sur la marque en présence de modèles parfaitement identiques et qui ne diffèrent que par le prix.
Le fait que la société Loubsol appose sa marque sur la monture au même endroit que Bolle n'est pas exclusif de concurrence déloyale. Au contraire, la clientèle, attirée par l'esthétique particulière des lunettes Mamba ou Anaconda peut se méprendre sur la paternité et l'originalité des modèles Loutre et Poulpe et se reporter sur le modèle le moins onéreux.
>Si la pratique de prix inférieur par la société Loubsol n'est pas condamnable en soi, elle lui permet cependant en raison de la servilité de ses modèles d'attirer une clientèle qui ne lui était pas destinée et ce d'autant qu'elle indique dans ses conclusions qu'elle s'adresse à une clientèle à 80 % grand public plus sensible au prix pour un modèle donné qu'à la marque qui y est apposée.
En conséquence, c'est à bon droit que le tribunal a constaté que la société Loubsol s'était rendue coupable de concurrence déloyale.
Le préjudice subi par les sociétés Bushnell Performance Optics Europe et Bolle Protection résulte de la baisse de son chiffre d'affaire à partir de l'apparition des modèles Poulpe et Loutre.
En l'état, la cour ne peut arrêter le préjudice subi par les sociétés Bolle.
Celles-ci justifient de la baisse des ventes pour les deux modèles considérés.
Si actuellement, elles " bradent " la collection Snake, cette circonstance, à la supposer démontrée, n'est pas de nature à lui dénier tout préjudice.
La mode des lunettes de soleil est éphémère et il est évident que des modèles commercialisés à partir de 1995 n'ont plus le même succès quelques années après, c'est d'ailleurs ce que reconnaît la société Loubsol qui indique que les ventes de modèles Poulpe et Loutre n'ont cessé de décroître à partir de 1997.
La réparation du préjudice doit être totale, il appartiendra à l'expert de relever les éléments permettant de l'évaluer.
Les intimés ne justifient pas de la nécessité de réformer le jugement entrepris sur le montant des provisions qui leur ont été allouées ni sur le versement des astreintes.
Comme l'a relevé le tribunal, la publication de l'arrêt n'est pas de nature à participer à la réparation de leur préjudice, cette demande sera rejetée.
La société Loubsol réclame des dommages et intérêts pour procédure abusive. Son appel n'étant pas fondé, elle ne peut prétendre que la procédure engagée à son encontre est abusive, en tout état de cause, elle ne produit aucun commencement de preuve sur le préjudice allégué.
Sa demande n'est pas fondée.
Succombant pour l'essentiel, la société Loubsol sera condamnée aux dépens d'appel.
Il est équitable d'allouer aux intimés, appelants incidents, la somme de 7 623 euros au titre de leurs frais irrépétibles.
Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, par arrêt contradictoire, après en avoir délibéré, déclare les appels recevables en la forme, écarte les pièces 64 à 68 du bordereau du 30 septembre 2002 de la société Loubsol ; Au fond : déclare l'appel de la SA Loubsol mal fondé ; rejette sa demande en annulation du jugement entrepris ; constate la recevabilité de l'intervention de la société Bushnell Performance Optics Europe aux droits de la SNC Etablissements Bolle et de la SARL Bolle Protection aux droits de la SARL Bolle Diffusion France ; déclare l'appel incident partiellement fondé, corrige le jugement entrepris en ce qui concerne la condamnation au profit de la société Bolle Distribution en ce sens qu'il s'agit en réalité de la SARL Bolle Diffusion France ; réforme le jugement entrepris en ce qui concerne la demande de Monsieur Bolle et statuant à nouveau : condamne la SA Loubsol à payer à Monsieur Bolle la somme de sept mille six cent vingt trois euros (7 623 euros) à titre de dommages et intérêts en réparation de l'atteinte à ses droits moraux d'auteur ; confirme pour le surplus : condamne la SA Loubsol aux dépens avec possibilité de recouvrement direct au profit de la SCP Leroux, avoués, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile, la condamne en outre à payer à Monsieur Bolle, à la SA Bushnell Performance Optics Europe et à la SARL Bolle Diffusion France la somme de sept mille six cent vingt trois euros (7 623 euros) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; rejette toutes autres conclusions plus amples ou contraires.