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Décisions

CJCE, 5e ch., 24 juin 1986, n° 53-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Akzo Chemie BV, Akzo Chemie UK Ltd

Défendeur :

Commission des Communautés européennes, Enginéering & Chemical Supplies (Epsom & Gloucester) Ltd

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Everling

Président de chambre :

M. Joliet

Avocat général :

M. Lenz

Juges :

MM. Due, Galmot, Kakouris

Avocats :

Mes van Bael, Bellis, Bellamy, Morris, Rose.

Comm. CE, du 14 déc. 1984

14 décembre 1984

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 22 février 1985, Akzo Chemie BV et Akzo Chemie UK Ltd, ayant respectivement leur siège social à Amersfoort (Pays-Bas) et Walton-on-Thames (Royaume-Uni), ont introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission du 18 décembre 1984 de communiquer à un tiers plaignant des documents qui auraient présenté un caractère confidentiel.

2. Akzo Chemie BV et Akzo Chemie UK Ltd font partie du groupe Akzo, qui est, dans la Communauté, le plus important fournisseur de peroxyde de benzoyle, produit chimique qui est utilisé à la fois dans la fabrication des plastiques et pour le blanchiment des farines. Ce produit est aussi fabriqué par une petite entreprise, Engineering & Chemical Supplies (ci-après " ECS "), ayant son siège social à Stonehouse (Royaume-Uni).

3. Akzo aurait menacé ECS de l'éliminer du marché des additifs pour la farine par une politique sélective de prix anormalement bas, si ECS étendait ses activités au marché des peroxydes organiques pour l'industrie des plastiques, et aurait mis cette menace à exécution. Le 15 juin 1982, ECS a déposé plainte auprès de la Commission pour violation de l'article 86 du traité CEE. Suite à cette plainte, les fonctionnaires de la Commission ont, en décembre 1982, effectué une vérification dans les bureaux d'Akzo Chemie BV et d'Akzo Chemie UK Ltd en application de l'article 14, paragraphe 3, du règlement n° 17. A cette occasion, ces fonctionnaires ont obtenu différents documents appartenant à Akzo.

4. Le 10 octobre 1983, ECS a par ailleurs saisi la High Court of Justice d'une action en dommages et intérêts contre Akzo en raison des pratiques ci-dessus décrites. La High Court a toutefois décidé de suspendre la procédure dans l'attente de la décision de la Commission.

5. Par une communication du 3 septembre 1984, la Commission a fait grief à Akzo d'avoir violé l'article 86 du traité en menaçant ECS de vendre le peroxyde de benzoyle, utilisé pour le blanchiment des farines, à la clientèle d'ECS à des prix anormalement bas et discriminatoires, et en mettant cette menace à exécution. Cette communication des griefs était accompagnée de 127 annexes.

6. Une copie de la communication des griefs avec la liste des annexes précitées a été envoyée à ECS. La lettre d'accompagnement précisait qu'ECS pouvait demander à avoir accès à ces annexes si elle l'estimait nécessaire pour présenter ses observations. La Commission ajoutait que, en cas de communication, ECS ne pourrait utiliser ces annexes que pour les besoins de la procédure devant elle.

7. Akzo a pris position sur les griefs formulés par la Commission par des mémoires du 22 octobre et du 16 novembre 1984. Sans en informer Akzo, la Commission a communiqué ces mémoires à ECS.

8. Par lettre du 19 novembre 1984, ECS a demandé à avoir accès aux annexes pour pouvoir exercer pleinement le droit d'être entendu lors de la procédure administrative prévu par l'article 19, paragraphe 2, du règlement n° 17.

9. La Commission a, par lettre du 29 novembre 1984, informé Akzo de la demande d'ECS. Elle y a souligné qu'elle ne divulguerait pas les documents couverts par le secret des affaires, à l'exception de ceux constituant une preuve de la violation de l'article 86 du traité commise en l'espèce. La lettre donnait à Akzo un délai de dix jours pour prendre position sur la demande d'ECS. En outre, il ressortait indirectement de cette lettre qu'ECS avait eu accès aux mémoires d'Akzo.

10. Par lettre du 7 décembre 1984, Akzo a fait part de sa réaction à la Commission. Elle a souligné d'abord qu'il était en tout cas prématuré de parler, à ce stade de la procédure, de preuve directe d'une infraction à l'article 86 du traité. Elle s'est étonnée ensuite que la Commission ait communiqué ses mémoires à ECS. Enfin, Akzo a proposé d'établir des résumés des annexes ou, en tout cas, de ne communiquer ces annexes qu'en occultant certains passages confidentiels et a fourni une liste des documents qui devaient de toute façon être considérés comme confidentiels.

11. Le 14 décembre 1984, certaines annexes à la communication des griefs ont été communiquées à ECS, ce dont la Commission n'a informé Akzo que par lettre du 18 décembre 1984. Dans cette lettre, la Commission soulignait qu'il lui appartenait de décider du caractère confidentiel des documents. Elle disait avoir pris en considération la liste dressée par Akzo, sauf dans quelques cas pour lesquels elle fournissait une brève explication.

12. Par requête déposée au greffe de la Cour le 22 février 1985, Akzo a formé un recours en annulation contre la décision de la Commission de transmettre certains documents confidentiels à ECS. Ce recours tend également à ce que la Cour ordonne à la Commission que celle-ci exige d'ECS la restitution des documents communiqués.

13. Par ordonnance du 10 juillet 1985, la Cour a admis ECS à intervenir à l'appui des conclusions de la Commission.

Sur la recevabilité du recours

14. La Commission et la partie intervenante font valoir que le recours est irrecevable. D'une part, la communication des pièces à ECS serait un simple acte matériel qui ne modifierait en rien la situation juridique de la requérante et qui ne pourrait dès lors donner prise qu'à un recours en indemnité fondé sur l'article 215 du traité. D'autre part, l'acte en question aurait été destiné à permettre à la Commission de mieux instruire l'affaire et n'aurait donc eu qu'un caractère préparatoire.

15. La requérante estime, en revanche, que son recours est recevable. Dans la mesure où il implique un refus d'accorder aux documents communiqués le traitement confidentiel garanti par le traité et le règlement n° 17, l'acte attaqué aurait des effets juridiques. Il affecterait, par ailleurs, ses intérêts en donnant à ECS la possibilité d'utiliser ces documents pour les besoins de la procédure pendante devant la juridiction britannique. Enfin, il mettrait fin à une procédure spéciale et aurait un caractère définitif, ce qui le rendrait susceptible d'un recours en annulation.

16. Il convient de vérifier si, ainsi que la Cour l'a exigé dans son arrêt du 11 novembre 1981 (International Business Machines Corporation/Commission, 60-81, rec. p. 2639), l'acte attaqué constitue une mesure qui produit des effets juridiques et qui est de nature à modifier de façon caractérisée la situation juridique du requérant et à affecter ainsi ses intérêts.

17. A cet égard, la communication des documents au tiers plaignant est certes en soi un acte matériel. Toutefois, cet acte n'est que l'exécution d'une décision antérieure par laquelle la Commission a, ainsi que le montre la lecture de la lettre du 18 décembre 1984, tranche deux questions. Elle a jugé, d'une part, que la communication était nécessaire à la bonne instruction de l'affaire et au plein exercice du droit du plaignant à être entendu et, d'autre part, que les documents en question n'étaient pas de ceux bénéficiant de la garantie de traitement confidentiel assurée par le droit communautaire.

18. Cette décision a produit des effets juridiques à l'égard de la requérante en ce qu'elle lui a refusé le bénéfice d'une protection prévue par le droit communautaire.

19. Il importe de déterminer si cette décision a modifié de façon caractérisée la situation juridique de la requérante ou si elle constitue une simple mesure préparatoire contre l'illégalité de laquelle le recours portant sur la décision mettant fin à la procédure assurerait une protection suffisante.

20. Il est assurément exact que la transmission des documents était destinée à faciliter l'instruction de l'affaire. Toutefois, l'acte faisant grief est, ainsi qu'il résulte de ce qui précède, la décision de la Commission de considérer les documents en question comme n'étant pas couverts par le traitement confidentiel garanti par le droit communautaire et comme pouvant, dès lors, être communiqués. Cet acte revêt un caractère définitif et est indépendant de la décision devant intervenir sur l'existence de l'infraction à l'article 86 du traité. La possibilité dont dispose l'entreprise d'intenter un recours contre une décision finale constatant une infraction aux règles de concurrence n'est pas de nature à lui donner une protection adéquate de ses droits en cette matière. D'une part, la procédure administrative peut ne pas aboutir à une décision de constatation d'infraction. D'autre part, le recours ouvert contre cette décision, si elle intervient, ne fournit de toute façon pas à l'entreprise le moyen de prévenir les effets irréversibles qu'entraînerait une communication irrégulière de certains de ses documents.

21. L'intérêt de la société à contester la décision attaquée ne saurait être nié au motif qu'en l'espèce cette décision avait déjà été exécutée au moment où le recours a été introduit. En effet, l'annulation d'une telle décision est susceptible, par elle-même, d'avoir des conséquences juridiques, notamment en évitant le renouvellement d'une telle pratique de la part de la Commission et en rendant illégale l'utilisation par ECS des documents irrégulièrement communiqués.

22. Il résulte de ce qui précède que les conclusions du recours tendant à l'annulation de la décision attaquée sont recevables.

23. En revanche, les conclusions tendant à ce que la cour ordonne à la Commission d'exiger d'ECS la restitution des documents communiqués doivent être considérées comme irrecevables, la Cour n'ayant pas compétence pour prononcer de telles injonctions dans le cadre d'un contrôle de légalité fondé sur l'article 173 du traité. Aux termes de l'article 176 du traité, c'est à l'institution dont émane l'acte annulé qu'il incombe de prendre les mesures que comporte l'exécution de l'arrêt de la Cour.

Sur le fond du recours

24. La requérante fait valoir trois moyens à l'appui de son recours. En premier lieu, en communiquant à ECS des documents qui comportaient tous un élément de confidentialité, la Commission aurait violé son obligation de ne pas divulguer des informations couvertes par le secret professionnel ou par le secret des affaires. En deuxième lieu, en communiquant à ECS des documents que celle-ci pouvait utiliser dans la procédure pendante devant la juridiction britannique, la Commission aurait méconnu l'article 20, paragraphe 1, du règlement n° 17, qui prévoit que les informations recueillies par la Commission en vertu de ses pouvoirs d'instruction ne peuvent être utilisées que dans le but pour lequel elles ont été demandées. Enfin, la Commission aurait porté atteinte à l'article 185 du traité en ce que, en exécutant sa décision avant de la communiquer à la requérante, elle aurait privé celle-ci de la possibilité d'assortir son recours d'une demande de sursis à exécution.

25. La Commission, aux arguments de laquelle se rallie pour l'essentiel la partie intervenante, estime d'abord que des documents permettant d'établir l'existence d'une infraction à l'article 86 du traité, ce qui serait le cas de ceux communiqués en l'espèce, n'ont aucun caractère confidentiel. Elle souligne ensuite qu'ECS n'a eu accès aux documents que sous la réserve expresse de ne pas les utiliser à d'autres fins que celles de la procédure devant la Commission. Enfin, elle exclut toute violation de l'article 185 du traité puisqu'elle n'a pris aucune décision qui aurait pu faire l'objet d'un recours en annulation.

26. Il convient d'abord de rappeler que l'article 214 du traité fait obligation aux fonctionnaires et agents des institutions de ne pas divulguer les informations en leur possession qui sont couvertes par le secret professionnel. L'article 20 du règlement n° 17, qui met cette disposition en œuvre dans le domaine des règles applicables aux entreprises, dispose spécialement, dans son paragraphe 2, que, " sans préjudice des dispositions des articles 19 et 21, la Commission et les autorités compétentes des Etats membres ainsi que leurs fonctionnaires et autres agents sont tenus de ne pas divulguer les informations qu'ils ont recueillies en application du présent règlement et qui, par leur nature, sont couvertes par le secret professionnel ".

27. Les dispositions des articles 19 et 21 dont l'application est ainsi réservée sont celles qui traitent respectivement des obligations de la Commission dans le domaine des auditions et dans celui de la publication des décisions. Il en résulte que l'obligation de secret professionnel énoncée par l'article 20, paragraphe 2, est atténuée à l'égard des tiers auxquels l'article 19, paragraphe 2, donne le droit d'être entendu, c'est-à-dire spécialement à l'égard du tiers plaignant. La Commission peut communiquer à celui-ci certaines informations couvertes par le secret professionnel, pour autant que cette communication soit nécessaire au bon déroulement de l'instruction.

28. Toutefois, cette faculté ne vaut pas pour toute espèce de documents qui, par leur nature, sont couverts par le secret professionnel. L'article 19, paragraphe 3, qui prévoit la publication de communications préalablement à l'octroi d'attestations négatives ou d'exemptions, et l'article 21, qui prévoit la publication de certaines décisions, imposent l'un et l'autre à la Commission l'obligation de tenir compte de l'intérêt légitime des entreprises à ce que leurs secrets d'affaires ne soient pas divulgués. Une protection toute spéciale est ainsi assurée aux secrets d'affaires. Ces dispositions, bien qu'ayant trait à des hypothèses particulières, doivent être considérées comme l'expression d'un principe général qui s'applique pendant le déroulement de la procédure administrative. Il en résulte que le tiers plaignant ne peut en aucun cas recevoir communication de documents qui contiennent des secrets d'affaires. Toute autre solution aboutirait au résultat inadmissible qu'une entreprise pourrait être incitée à déposer plainte auprès de la Commission uniquement en vue d'avoir accès aux secrets d'affaires de concurrents.

29. Il appartient certes à la Commission d'apprécier si un document déterminé contient ou non des secrets d'affaires. Après avoir mis l'entreprise en mesure de faire valoir son point de vue, elle est tenue de prendre à ce sujet une décision dument motivée qui doit être portée à la connaissance de l'entreprise. Eu égard au préjudice extrêmement grave qui pourrait résulter de la communication irrégulière de documents à un concurrent, la Commission doit, avant d'exécuter sa décision, donner à l'entreprise la possibilité de saisir la Cour en vue de faire contrôler les appréciations portées et d'empêcher qu'il soit procédé à la communication.

30. En l'espèce, la Commission a fourni à l'entreprise l'occasion de faire connaître sa position et a pris une décision dument motivée au sujet du caractère confidentiel des documents en cause et de la possibilité de les communiquer. En revanche, en même temps et par un acte qui en est indissociable, la Commission a décidé de livrer les documents au tiers plaignant, avant même de faire part de ses conclusions à l'entreprise intéressée. Elle a ainsi mis celle-ci dans l'impossibilité d'utiliser les voies de recours qui sont ouvertes par les dispositions combinées des articles 173 et 185 du traité en vue d'empêcher l'exécution d'une décision contestée.

31. Dans ces conditions, la décision dont la Commission a fait part à la requérante par lettre du 18 décembre 1984 doit être annulée, sans qu'il soit nécessaire de vérifier si les documents communiqués contenaient bien des secrets d'affaires.

Sur les dépens

32. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en l'essentiel de ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs

LA COUR (cinquième chambre)

Déclare et arrête :

1) la décision dont la Commission a fait part à la requérante par lettre du 18 décembre 1984 est annulée.

2) le surplus des conclusions du recours est rejeté.

3) la Commission est condamnée aux dépens.