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Décisions

CA Lyon, 3e ch., 19 novembre 1999, n° 97-6553

LYON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Comptoirs d'Enghien (Sté), Touchais

Défendeur :

Devernois (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bailly

Conseillers :

Mme Robert, M. Santelli

Avoués :

SCP Junillon-Wicky, Me Barriquand

Avocats :

Me Noachovitch, SCP Chantelot.

T. com. Roanne, du 24 sept. 1997

24 septembre 1997

EXPOSE DES FAITS - PROCEDURE - PRETENTION DES PARTIES

La SA Les Comptoirs d'Enghien sont propriétaires de trois magasins à Ermont, à Enghien Les Bains et à Aulnay Sous Bois, qu'elle exploite sous la franchise Devernois, étant entendu que pour les deux premiers seulement a été conclu un engagement d'exclusivité, respectivement les 12 février 1987 et 23 février 1990.

Dès 1989, M. Touchais faisait établir un contrat par Huissier à raison du fait que les articles émanant des Etablissements Devernois étaient vendus sur le marché d'Ermont, près du magasin.

A raison de nouveaux faits, M. Touchais en 1993 met en demeure les Etablissements Devernois de faire cesser leurs actes et c'est ainsi qu'ils demandent à leur client de ne vendre que des fins de série dégriffées et en dehors des marchés d'Ermont et d'Enghien.

Les Etablissements Devernois ont chaque fois accepté le report des échéances et la reprise des articles invendus.

C'est ainsi que la SA Les Comptoirs d'Enghien - après réitération des infractions constatées - a fait assigner les Est Devernois le 3 juin 1996 pour voir résilier le contrat d'exclusivité et pour solliciter des dommages et intérêts pour préjudice financier (836 440 F) et moral (200 000 F).

Les Etablissements Devernois donnent leur agrément à la rupture du contrat, mais demande paiement à la SA Les Comptoirs d'Enghien de 1 460 787,54 F, et obtiennent du juge des référés une provision de 900 000 F le 28 juin 1996, puis une nouvelle provision de 500 000 F le 4 octobre 1996.

Il est également ordonné la restitution des enseignes "Devernois" avant le 15 décembre 1996.

Malgré cette décision des tracts et affiches sont dérobés faisant état du chargement de franchiseur et de la mauvaise qualité des produits.

Les Etablissements Devernois créent une boutique franchisée à Enghien.

Ils demandent au Tribunal de commerce de Roanne condamnation de la SA Les Comptoirs d'Enghien à lui payer 909 000 F pour rupture abusive du contrat et 1 000 000 F en réparation du préjudice pour dégradation d'images de marque outre le prix des marchandises impayées.

La SA Les Comptoirs d'Enghien réclament, outre les demandes précédentes, 891 412 F pour perte sur liquidation du stock, 850 000 F pour perte de la valeur du fonds de commerce et 1 000 000 F de dommages et intérêts pour préjudice moral.

Par jugement du 24 septembre 1997, le tribunal a:

- constaté la résiliation de fait des conventions du 12 juillet 1987 et 23 février 1990,

- condamné la SA Les Comptoirs d'Enghien à payer à la SA Devernois 1 461 388,61 F pour factures arriérées sous déduction d'un compte de 100 000 F, ainsi que 200 000 F en indemnisation de commandes annulées.

Par déclaration du 16 octobre 1997, la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais, Président Directeur Général de cette société ont interjeté appel de cette décision.

Ils soutiennent, dans leurs écritures, que la SA Devernois n'a pas respecté ses obligations contractuelles, en ce sens que la SA Les Comptoirs d'Enghien avait une exclusivité sur les communes d'Enghien et d'Ermont, et qu'elle n'a pas craint de violer ces accords en fournissant à d'autres conditions des concurrents, marchands forains, sur le marché d'Ermont, et ce, malgré plusieurs avertissements et des engagements de ne pas réitérer les infractions de 1989 à 1994 ; que le prix pratiqué était de moitié moins cher que le prix d'achat proposé aux franchisés ; qu'il ne s'agissait pas d'articles dégriffés pour la plupart, mais de toute façon reconnaissable ; qu'il convient d'y voir les actes de concurrence illicite ; que le préjudice subi est important par la perte de marge brute, par la diminution de la valeur de fonds de commerce, par des pertes sur stocks, par un coût de travaux imposé par le franchiseur dans les magasins disproportionné au chiffre d'affaires, par une désorganisation de l'entreprise ;

Ils ajoutent que la SA Devernois a cherché à nuire à la SA Les Comptoirs d'Enghien en ne respectant leurs accords à l'origine de la rupture et en s'acharnant pas des procédures inutiles a son égard.

Ils sollicitent la confirmation du jugement pour voir prononcer la résiliation des contrats, ainsi que la nullité de l'accord du 2 septembre 1994 mais l'infirmation des autres dispositions du jugement, notamment leur condamnation à payer 1 461 398,61 F, alors qu'ils peuvent invoquer l'exception d'incrimination. Ils réclament condamnation de la SA Devernois à leur payer 11 500 000 F au titre de tous leurs préjudices.

A titre subsidiaire, ils demandent une expertise.

La SA Devernois répond qu'il ne saurait lui être imputé des faits de nature contractuelle et que les faits survenus en 1989, 1993 et 1994, ont fait l'objet de protocoles d'accord transactionnels.

Elle fait état d'une distinction entre contrat de résiliation exclusive sur un territoire qui interdit une franchise de distribuer les produits du fabricant à d'autres et contrat de franchise avec exclusivité territoriale qui garantit en franchise l'exclusivité des produits de la marque du fabricant et sous son enseigne, affirmant ainsi qu'un produit dégriffé n'est pas un produit de la marque du fabricant.

Elle estime qu'elle pouvait vendre ainsi des produits dégriffés dès lors qu'elle n'abusait pas de son droit, d'autant que les ventes interviendrait sans qu'elle le sache et qu'au surplus, il avait été retiré aux produits leurs signes distinctifs.

Elle rappelle que, lors des incidents antérieurs, elle a respecté ses engagements en intervenant pour faire cesser les agissements, pour accorder au franchisé des délais de paiement et le retour des articles invendus.

Elle affirme qu'est intervenu un protocole transactionnel le 2 septembre 1994 qui ne peut être tenu pour nul, sans qu'un jugement n'intervienne et qui prouve les efforts faits par elle pour protéger son réseau, ce qui ne peut être interprété comme une reconnaissance de responsabilité.

Elle conteste avoir exploité abusivement son franchisé en le tenant dans un état de dépendance économique, ainsi qu'avoir conclu avec son franchisé des accords léonins, alors qu'ils s'inscrivent dans des rapports normaux de concurrence.

Elle soutient avoir été abusée par la rupture brutale des relations contractuelles du fait de son franchisé.

Elle réclame donc indemnisation de ses préjudices et condamnation du franchisé à lui payer le montant de sa dette de produits livrés, rejetant, par ailleurs, toutes les allégations sur les demandes de la SA Les Comptoirs d'Enghien.

L'ordonnance de clôture a été rendue le 12 octobre 1999.

Motifs et décision :

I. Sur les faits incriminés au franchiseur

Attendu que la SA " Les Comptoirs d'Enghien " invoque, à l'appui de sa demande en indemnisation des préjudices qu'elle aurait subis, à raison des agissements fautifs de son franchiseur " la SA Devernois ", des faits survenus pendant une période couvrant les années 1989 à 1994, en violation des engagements contractuels nés des conventions passées entre elles, les 12 février 1987 et 23 février 1990, portant sur un droit exclusif d'utiliser la marque et l'enseigne " Boutique Devernois " dans les villes d'Ermont et d'Enghien Les Bains ;

Attendu que, cependant, a été conclu entre les parties en date du 2 septembre 1994 un protocole d'accord aux termes duquel la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais se désistaient de l'instance engagée devant le Tribunal de commerce de Roanne le 3 juin 1996, ainsi que de leur action à l'encontre de la SA Devernois à la fois en référé et au fond ;

Attendu qu'en vertu de l'article 384 du nouveau Code de procédure civile, le désistement de l'action a eu pour effet d'éteindre l'instance accessoirement à l'action, sans qu'elle puisse être reprise en invoquant les mêmes fairs, de sorte que la SA Les Comptoirs d'Enghien comme M. Touchais ne peuvent se prévaloir de faits qui ont pris naissance antérieurement à la date du protocole valant transaction au sens de l'article 2052 du Code civil ;

Attendu que les appelants ne démontrent pas, de la part de l'intimée, l'existence d'infractions aux droits qu'ils tenaient des contrats passés le 12 février 1987 et 23 février 1990 avec la SA Devernois, sur les villes d'Ermont et d'Enghien Les Bains, aux termes desquels, la SA Devernois s'était engagée à ne concéder son enseigne à aucun autre détaillant spécialisé du prêt à porter dans la zone définie aux contrats et à leur confirmer l'exclusivité des articles de la marque " Devernois " ;

Attendu que tout au contraire, aux termes d'un acte du 20 janvier 1995, de nouvelles relations contractuelles se sont nouées entre la SA Devernois et la SA " Les Comptoirs d'Enghien " en vue de renouveler et valoriser leurs rapports et de créer les conditions d'un nouveau partenariat entre fabricant et détaillant ;

Attendu que si, cependant, les constats de vente " sauvages " ont pu être établis pour la période postérieure à la transaction intervenue le 2 septembre 1994 aux termes de trois procès-verbaux dressés par huissier de justice les 9, 11 et 17 février 1996, ces actes ne peuvent constituer à eux seuls des manquements de nature à justifier de la part de co-contractants la rupture unilatérale des liens contractuels nés des contrats des 12 février 1987 et 23 février 1990, s'ils ne remplissent pas les conditions de gravité suffisante pour retenir la violation des dispositions du contrat;

Attendu qu'en effet, l'examen des procès-verbaux permet de constater que les ventes incriminées ont eu lieu - à l'exception de celle se rapportant au constat du 9 février 1996 - sur des stands de solderies de rue (pour les constats des 11 et 17 février 1996) ;

Que le constat du 11février 1996 a été dressé à Eaubonne, soit hors de la zone d'exclusivité et qu'il ne peut, dans ces conditions, être retenu ;

Que, curieusement, les constats des 9 et 17 février 1996 ne mentionnent nulle part que les articles commercialisés qui ont été visés par l'huissier portaient la marque " Devernois " ;

Qu'ainsi, la pertinence de ces constats, dans leur état, paraît des plus contestables ;

Que - quand bien même - auraient-ils révélé des ventes portant sur des articles de la marque " Devernois " avec la griffe " Devernois " encore ne seraient-ils que des faits isolés - relevés sur une période de huit jours seulement - se rapportant à un nombre d'articles très faibles - alors que par ailleurs se poursuivaient du 2 septembre 1994 au 30 juin 1996 à grande échelle des relations contractuelles régulières et normales en contradiction avec les déclarations de la SA Les Comptoirs d'Enghien et de M. Touchais qui affirment avoir subi durant cette période des atteintes graves et renouvelées à l'exercice de leur commerce du fait des agissements répréhensibles de la SA Devernois;

Qu'il ne peut, dans ces conditions, être fait sérieusement grief à la SA Devernois d'avoir manqué de précautions pour assurer l'étanchéité de son réseau de franchise, d'autant qu'elle est intervenue au premier incident révélé, pour demander au contrevenant de cesser ses agissements;

Attendu qu'en mettant fin unilatéralement et sans délai le 28 juin 1996 aux relations commerciales qui existaient depuis le 12 février 1987 avec la SA Devernois, la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais ont agi de manière abusive parce qu'injustifiée dès lors qu'il n'appartient à quiconque de se faire justice à soi-même;

Qu'il est, en effet, pour le moins surprenant que la SA Les Comptoirs d'Enghien fasse subitement état d'une baisse de chiffre d'affaires qui n'a pu se réaliser que sur une longue période et qui n'a fait l'objet - à l'exception de rares incidents - d'aucune protestation explicite et énergique de la part des appelants faisant état de comportements fautifs caractérisés ;

Que les griefs invoqués par les appelants ne peuvent caractériser ni par leur nature, ni par le contexte, ni par leur fréquence, des faits dont la gravité serait susceptible d'être imputée comme faute à la SA Devernois rendant impossible la poursuite des relations contractuelles ;

Attendu qu'en conséquence, il convient de constater la résiliation des conventions des 12 février 1987 et 23 février 1990 et de débouter la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais de toutes leurs demandes, dès lors qu'elles ne sont pas fondées et que les appelants ne rapportent pas davantage la preuve que les préjudices qu'ils allèguent, aient un quelconque rapport avec les agissements reprochés à la SA Devernois ;

II) Sur les faits incriminés au franchisé et sur l'indemnisation

Attendu que la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais ont notifié le 28 juin 1996 à la SA Devernois leur intention de mettre fin à leurs relations commerciales en prétextant sans fondement que la baisse du chiffre d'affaires de leurs boutiques et art était due aux agissements de leur co-contractant et qu'ainsi ils étaient en droit de rompre unilatéralement les contrats ;

Attendu que ce n'est que le 28 juin 1996 que la SA Les Comptoirs d'Enghien a annulé brusquement les commandes d'articles (1 854 pièces de la collection Automne - Hiver, pour un montant de 904 866 F) qui avaient été passées à la SA Devernois les 16 et 18 janvier 1996 ;

Que cette annulation tardive n'a pas permis à la SA Devernois de faire arrêter la fabrication de marchandises, alors même que certaines étaient déjà exécutées et lui a fait subir une perte de marge que la SA Devernois estime à 260 963 F ;

Attendu que cette rupture dont les circonstances caractérisent l'intention malicieuse a entraîné la perte simultanée de quatre points de vente, exploités par la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais qui réalisaient en 1995 un chiffre d'affaires de 2 830 232 F et en 1996 de 1436 142 F ;

Qu'ainsi, pour 1997, la SA Devernois n'a pu avoir aucun chiffre d'affaires dans les villes où étaient implantés les magasins Devernois, à raison de la rupture des contrats ;

Qu'elle en a subi inévitablement un préjudice financier et commercial ;

Attendu que non contents d'avoir mis fin brutalement à leurs relations avec la SA Devernois, dans les circonstances relatées, la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais se sont livrés sur les secteurs de vente couverts par leurs contrats à une campagne d'affichages publics et de distribution de tracts en vue de porter sur la place publique les éléments de discorde existants entre eux et la SA Devernois et de prendre la clientèle à témoin de faits tendancieusement présentés;

Que, notamment, le tract incriminé - qui a reçu une très large publicité pour avoir été distribué dans les boites aux lettres des communes concernées - indique que la commercialisation de la marque Devernois est arrêtée et que les modèles de cette marque sont régulièrement vendus, après seulement huit mois d'existence, par des marchands forains sur des étals de marchés et solderies, ajoutant qu'à raison de leur intégrité commerciale et du respect qu'ils ont de la clientèle, ils ne peuvent tolérer cette situation;

Que ces faits font l'objet de constats d'huissier et que sommation a été délivrée de faire cesser l'affichage litigieux (actes des 21 et 22 octobre 1996) ;

Attendu que ces faits constituent à l'évidence des actes de dénigrement en vue de nuire à la SA Devernois, en portant atteinte à sa réputation dès lors qu'ils laissent supposer à leurs destinataires des allégations dénuées de fondement;

Qu'il n'est cependant pas nécessaire - s'agissant de fautes commises dans les relations commerciales - d'établir que les faits invoqués aient ou non un caractère calomnieux dès lors qu'ils suffisent par leur teneur à nuire à leur co-contractant et qu'ils sont de nature à lui causer un préjudice par la mise en cause de sa probité commerciale ;

Attendu que force est de constater que la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais invoquent les turpitudes de leur co-contractant, pour mettre fin à leurs relations, alors qu'ils sont les auteurs des actes répréhensibles commis à l'encontre de la SA Devernois et alors qu'au surplus, ils restent redevables envers la SA Devernois d'une somme de 1 460 787,54 F au titre de factures pour prix de marchandises commandées et livrées sans avoir élevé de protestations à cet égard ;

Que la cour est en mesure - au vu des éléments du dossier et des circonstances évoquées ci-devant - d'apprécier les préjudices subis par la SA Devernois du fait des agissements incriminés de leur co-contractant et de les fixer à la somme de 200 000 F tout confondu ;

Que le jugement entrepris doit être, en conséquence, confirmé sur ce point ;

III) Sur la demande en paiements

Attendu qu'il n'est pas contesté que la SA Devernois a livré à la SA Les Comptoirs d'Enghien et à M. Touchais des marchandises pour un montant facturé TTC de 1 461 388,61 F conformément à des commandes passées et sans protestations de la part des destinataires ;

Que l'exception d'inexécution invoquée ne pouvait trouver application en l'espèce en l'absence d'une défaillance grave et caractérisée des obligations du co-contractant ;

Que, dans ces conditions, il convient de faire droit à la demande de la SA Devernois et de condamner la SA Les Comptoirs d'Enghien à lui payer la somme de 1 461 388,61 F TTC sous déduction des règlements intervenus ;

Que les intérêts au taux légal s'appliquent sur cette condamnation à compter de la date du jugement entrepris ;

IV) Sur l'indemnité judiciaire et les dépens

Attendu que l'équité commande d'allouer à la SA Devernois une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu que les appelants qui succombent, supporteront tous les dépens ;

Par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges : LA COUR, Confirme le jugement entrepris ; Rejette toutes les autres demandes plus amples ou contraires ; Y ajoutant sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Condamne, in solidum, la SA Les Comptoirs d'Enghien et M. Touchais à payer à la SA Devernois la somme de 10 000 F ; Condamne, in solidum, les mêmes à payer tous les dépens qui seront recouvrés par Me Barriquand, Avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.