CA Paris, 3e ch. B, 13 septembre 2002, n° 1999-21067
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Armor Poids Lourds (SA)
Défendeur :
Iveco France (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Thévenot
Conseillers :
MM. Monin-Hersant, Pimoulle
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bernabé-Chardin-Cheviller
Avocats :
Mes Guillin, Meyung-Marchand.
LA COUR statue sur l'appel formé par la SA Armor Poids Lourds du jugement du Tribunal de commerce de Paris (1ère chambre, n° de RG 97.080244), rendu le 20 septembre 1999, qui a dit que la résiliation par la société Iveco France du contrat de concession de la société Armor Poids Lourds n'était pas abusive, débouté Armor Poids Lourds de sa demande de dommages-intérêts de ce chef ainsi que de celle relative aux pratiques prétendument discriminatoires de la société Iveco France, condamné Armor Poids Lourds à payer à la société Iveco France 50 000 F, par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, dit les deux parties mal fondées en leurs demandes plus amples ou contraires au dispositif et les en a déboutées.
Exploitant un fonds de commerce de vente et réparation de véhicules industriels à Lorient et à Vannes (Morbihan), Armor Poids Lourds était concessionnaire de la marque Unic Iveco depuis 1965. En 1996, à l'occasion du renouvellement du contrat de concession, le président-directeur général de Armor Poids Lourds a proposé à Iveco de lui céder l'entreprise. Iveco ayant décliné cette offre, les relations entre les parties se sont dégradées et le contrat a été résilié le 13 mars 1997. Estimant que Iveco lui avait appliqué un traitement inéquitable et discriminatoire et que la résiliation avait été abusive, Armor Poids Lourds a assigné Iveco en paiements de dommages-intérêts.
Le tribunal a jugé que Armor Poids Lourds avait elle-même introduit le doute sur ses intentions quant à la poursuite de la concession ; que Iveco n'avait aucune obligation de reprendre cette concession et n'avait en rien gêné les négociations en vue de sa cession, lesquelles n'avaient échoué que par l'excès du prix demandé ; que Armor Poids Lourds n'avait pas su mettre à profit le délai de préavis pour envisager d'autres solutions et qu'elle avait contribué à la dégradation des relations en refusant de discuter les objectifs, les conditions commerciales et la garantie bancaire.
Les premiers juges ont encore retenu que la décision de Iveco de réorganiser son réseau en Bretagne n'avait pas été prise avant la résiliation litigieuse et que Armor Poids Lourds avait refusé de recevoir le responsable chargé de recueillir les éléments nécessaires au calcul de la prime de qualité.
Ils ont enfin jugé que l'aide apportée par Iveco à son concessionnaire de Quimper avait eu pour objet de remédier à la situation inégalitaire provoquée par la reprise d'une concession en difficulté et non de rompre une situation égalitaire ; qu'elle ne pouvait donc être qualifiée de discriminatoire et que, en toute hypothèse, compte tenu des territoires limités des concessions, elle n'avait pas pu porter préjudice à Armor Poids Lourds.
Le tribunal a par ailleurs rejeté la demande reconventionnelle présentée par Iveco en estimant qu'il était compréhensible que le concessionnaire sortant apporte moins de soin à l'exécution du contrat pendant la phase finale et que le préjudice invoqué n'était pas défini avec précision.
Appelante, la SA Armor Poids Lourds conclut à l'infirmation du jugement et demande à la cour de dire que la société Iveco France a manqué de loyauté à son égard, abusivement rompu le contrat de concession et l'a privée d'une chance de céder son fonds de commerce et donc la condamner à ce titre à lui payer 5 800 000 F de dommages-intérêts.
Elle réclame en outre la condamnation de la société Iveco France à lui payer 600 000 F de dommages-intérêts pour avoir été privée d'une prime de qualité.
Elle affirme que, dès la fin des années 80, Iveco a mis en œuvre un processus de restructuration de son réseau et que cet objectif a été atteint puisqu'il n'existe plus désormais qu'un seul concessionnaire pour toute la Bretagne.
Elle explique que c'est dans ce contexte, alors que l'entrée en vigueur d'un nouveau règlement communautaire imposait la renégociation du contrat de concession, qu'elle a vainement interrogé Iveco, en avril 1996, sur ses intentions précises quant à l'évolution de sa politique de distribution et que ce silence persistant l'a conduite à envisager de céder l'affaire.
Elle ajoute qu'elle a renouvelé son interrogation en mars 1997, n'obtenant pour toute réponse que l'annonce de la résiliation du contrat.
Elle fait valoir que, agissant ainsi, Iveco a manqué à son obligation d'exécuter le contrat de bonne foi et à son devoir d'information tel que défini par la loi "Doubin" du 31 décembre 1989 et sciemment contrarié ses chances de céder le fonds dans de bonnes conditions.
Elle évalue son préjudice à la privation des profits retirés de l'entretien des véhicules qu'elle a vendus et, s'agissant de la prime de qualité, à la différence entre la prime moyenne perçue dans le réseau et la prime effectivement perçue.
Intimée et appelante incidemment, la SA Iveco conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a dit la résiliation du contrat de concession exempte de tout caractère abusif et condamné Armor Poids Lourds à lui payer 50 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Elle réclame en outre la condamnation de Armor Poids Lourds à lui payer 700 000 F de dommages-intérêts plus 30 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et demande la publication de l'arrêt dans l'Officiel des transports et l'Argus de l'automobile.
Elle expose que M. Dreano, président-directeur général de Armor Poids Lourds, l'a contactée en avril 1996, non pour obtenir des informations sur sa politique commerciale, mais pour lui faire part de son intention de céder son entreprise ; que, comme elle avait écarté l'idée de reprendre elle-même l'affaire. M. Dreano avait unilatéralement retiré son garage de Vannes du réseau et conclu un accord avec un concurrent qu'il avait en outre, à partir d'octobre 1996, refusé de laisser contrôler son activité de garantie et le service après vente, de discuter les objectifs commerciaux et de renouveler sa garantie bancaire ; que, en janvier 1997, il n'avait toujours pas pris parti sur le nouveau contrat qui lui avait été soumis le 15 octobre 1996 que c'est dans ces circonstances que l'ancien contrat, toujours encours, a été résilié le 12 mars 1997.
Elle ajoute que M. Dreano s'est alors cru fondé à exiger de nouvelles informations en se référant à la loi "Doubin", a refusé de recevoir le conseiller chargé de recueillir les éléments nécessaires au calcul de la prime de qualité, éconduit certains clients et rejeté de nouveaux outils nécessaire au fonctionnement des ateliers, mesures qui ont affecté les résultats commerciaux de Armor Poids Lourds.
Elle fait valoir qu'elle n'encourt aucun reproche en vertu de la loi "Doubin" puisqu'aucun nouveau contrat n'a été signé et que la communication des informations précontractuelles prévues par la loi ne s'impose évidemment pas en cours d'exécution d'un contrat déjà conclu; qu'elle est étrangère au fait que M. Dreano n'ait pas trouvé de repreneur et que, pour sa part, elle n'avait aucune obligation, ni de racheter elle-même la concession, ni de trouver un repreneur.
Elle relève l'absence de tout lien entre le préjudice invoqué (perte de marge brute sur la vente de pièces de rechange et de prestations d'atelier) et les faits reprochés (manquement à une prétendue obligation d'informer) et affirme que c'est M. Dreano lui même qui s'est mis dans la situation de ne pas percevoir la prime de qualité.
Au soutien de sa demande reconventionnelle, elle fait valoir que la procédure engagée par Armor Poids Lourds est d'autant plus abusive que c'est elle-même qui a cessé d'exécuter loyalement le contrat de concession jusqu'à la fin du préavis, causant par son attitude une diminution du chiffre d'affaires et une atteinte à l'image de la marque.
Sur quoi, LA COUR.
Sur les demandes d'Armor Poids Lourds :
Considérant que Armor Poids Lourds ne reprend pas en cause d'appel sa demande correspondant au préjudice que lui aurait causé de prétendues pratiques discriminatoires appliquées à son détriment par Iveco ;
Considérant que l'essentiel de l'argumentation de Armor Poids Lourds se réduit à soutenir que Iveco mûrissait de longue date un plan de réorganisation de son réseau de distribution en Bretagne ; que le sacrifice de la concession de Lorient était prémédité ; que Iveco, qui s'était obstinée à dissimuler ses véritables intentions, avait su, pour donner une apparence de légitimité à la résiliation, exploiter sa propre maladresse qu'elle - Armor Poids Lourds - avait commise en proclamant son intention de céder le fonds de commerce et en se flattant même d'être déjà en contact avec plusieurs acquéreurs potentiels ;
Mais considérant, comme l'a justement retenu le tribunal, qu'aucune pièce du débat n'établit que Iveco aurait eu un plan préconçu et l'idée arrêtée de résilier le contrat de concession de Armor Poids Lourds lorsque le dirigeant de celle-ci, en avril 1996, s'est rapprochée d'elle pour lui réclamer des informations sur ses intentions commerciales et lui faire part de son projet de vendre l'affaire, lui proposant de la racheter elle-même en lui laissant craindre, sinon, que ses établissements sortiraient du réseau ;
Que, tout au contraire, les lettres d'Iveco témoignent de sa constance à tenter d'obtenir de Armor Poids Lourds une réponse quant à ses propres intentions au sujet du renouvellement du contrat de concession rendu nécessaire par l'entrée en vigueur de nouvelles règles européennes ;
Considérant que la référence de Armor Poids Lourds à la loi "Doubin" est dépourvue de toute pertinence ; que si, en effet, l'insuffisance des informations précontractuelles données par le concédant au concessionnaire peut être un motif pour discuter la validité d'un nouveau contrat de concession lorsqu'il a été signé, une telle insuffisance - à la supposer établie en l'espèce à l'égard d'un partenaire de plus de trente ans, informé à ce titre de la marche des affaires de son concédant Iveco - serait de toute façon sans incidence puisqu'aucun contrat que cette carence serait susceptible de remettre en cause n'a été signéque, en d'autres termes, l'insuffisance d'informations préalables à la signature d'un éventuel nouveau contrat est en toute hypothèse impropre à caractériser l'abus prétendu de la résiliation d'un contrat préexistant;
Considérant par ailleurs que Armor Poids Lourds n'explique nullement en quoi le défaut d'information imputé à Iveco aurait compromis ses chances de céder le fonds de commerce à un tiers ;
Considérant, en synthèse, que le jugement sera confirmé en ce qu'il a débouté Armor Poids Lourds de sa demande de dommages-intérêts fondée sur la résiliation prétendument abusive du contrat de concession ;
Considérant, par ailleurs, que Armor Poids Lourds n'apporte aucun justificatif à l'appui de sa demande de dommages-intérêts se rapportant à la privation alléguée d'une prime de qualité ; qu'elle ne contredit nullement les explications de Iveco selon lesquelles cette prime n'a pu être versée qu'en raison du refus de Armor Poids Lourds de laisser vérifier les informations nécessaires au calcul de ladite prime, laquelle, en toute hypothèse, n'aurait jamais atteint le montant réclamé ; que le jugement sera en conséquence encore confirmé en ce qu'il a débouté Armor Poids Lourds de ce chef ;
Sur la demande reconventionnelle de Iveco :
Considérant que Iveco sollicite reconventionnellement la réparation de son préjudice constitué par la dégradation de son image commerciale due au comportement de Armor Poids Lourds depuis avant même la résiliation du contrat de concession et pendant l'exécution du préavis ; qu'elle fait valoir que Armor Poids Lourds a retiré unilatéralement l'enseigne lveco de son garage de Vannes; qu'elle s'est elle-même affranchie de toute obligation de participer à la fixation de ses objectifs de vente et de ses conditions commerciales; qu'elle s'est opposée au contrôle de son activité de service après vente et a refusé de renouveler sa caution bancaire; qu'elle a eu enfin un comportement critiquable à l'égard de plusieurs clients importants;
Considérant que Armor Poids Lourds ne conteste aucune de ces allégations;
Considérant que les premiers juges ont estimé à tort qu'un tel comportement pouvait se comprendre de la part d'un concessionnaire en période de préavis après résiliation de son contrat;
Considérant que le préjudice invoqué par Iveco est établi dans le constat de la chute du chiffre d'affaires de Armor Poids Lourds entre 1996 et 1998; qu'il est encore démontré par les lettres de clients mécontents versées au débat;
Considérant que la cour dispose des éléments d'information qui lui permettent d'évaluer ce préjudice à 45 000 euros, que le jugement sera réformé en conséquence ;
Sur les autres demandes :
Considérant, eu égard à l'ancienneté des circonstances de la cause, qu'il n'y a pas lieu de faire droit à la demande présentée par Iveco tendant à voir publier la présente décision ;
Considérant qu'il y a lieu d'accueillir pour le montant sollicité, soit 4 573,47 euros (30 000 F) la demande d'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile présentée par Iveco;
Par ces motifs : confirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Armor Poids Lourds de toutes ses demandes et l'a condamnée à payer 50 000 F à Iveco par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile outre les dépens de première instance ; L'infirmant pour le surplus. Condamne Armor Poids Lourds à payer 45 000 euros à Iveco à titre de dommages intérêts plus 4 573,47 euros par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toute demande contraire à la motivation ; Condamne Armor Poids Lourds aux dépens d'appel qui pourront être recouvrés directement par la SCP Bernabé-Chardin-Chevillier, avoué, conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.