CJCE, 25 mars 1981, n° 61-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Coöperatieve Stremsel - en Kleursefabriek
Défendeur :
Commission des Communautés européennes.
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mertens de Wilweurs
Présidents de chambre :
MM. Pescabre, Koopmans
Avocat général :
M. Warner
Juges :
MM. O'Kette, Bosco, Due, Chloros
Avocats :
Mes Verloop, Dupong.
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 26 février 1980, la Cooperatieve Stremsel- en Kleurselfabriek (ci-après dénommée la coopérative), qui est une coopérative de production de présure d'origine animale et de colorants pour fromages, établie à Leeuwarden aux Pays-Bas, a introduit, en vertu de l'article 173, alinéa 2, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision de la Commission du 5 décembre 1979, relative a une procédure d'application de l'article 85 dudit traité (JO 1980, n L 51, p. 19). Par ordonnance du 2 juillet 1980, la République française a été admise à intervenir dans l'affaire, à l'appui de la coopérative.
2 L'article 1 de la décision litigieuse constate que l'exclusivité d'achat résultant des statuts de la coopérative ainsi que l'obligation, prévue dans ces statuts, de payer, en cas de démission, une somme proportionnelle à la quantité de présure achetée annuellement à la coopérative constituent des infractions à l'article 85, paragraphe 1, du traité. Aux termes de l'article 2 de la décision, l'application de l'article 85, paragraphe 3, du traité est rejetée. L'article 3 de la décision impose à la coopérative et à ses membres de mettre fin aux infractions constatées.
3 Les statuts de la coopérative imposent aux membres de cette dernière l'obligation d'acheter auprès d'elle toutes les quantités de présure et de colorants pour fromages dont ils ont besoin. Le non-respect de cette obligation est sanctionne par une amende de 500 florins. En cas de violation des statuts, un coopérateur peut être exclu de la coopérative. En cas de demission ou d'exclusion d'un cooperateur, les statuts stipulent que celui-ci est tenu de verser au fonds de reserve de la coopérative un montant egal au produit de 2,5 florins par le nombre moyen annuel de litres de présure achetés à celle-ci au Cours des cinq dernières années d'affiliation.
4 Il ressort de la décision attaquée que la coopérative fabrique 100 % de la production néerlandaise de présure, ainsi qu'environ 90 % de la production de colorants pour fromage, et qu'elle livre 94 % de sa production de présure et 80 % de sa production de colorants à ses membres, lesquels, selon la Commission, représenteraient plus de 90 % de l'industrie néerlandaise des produits laitiers. Le reste de la production est vendu à des producteurs de fromages néerlandais non membres. En ce qui concerne les échanges intracommunautaires de présure, y compris celle d'origine synthétique, la décision constate qu'entre 1976 et 1978, les Pays-Bas ont importe 16 tonnes de présure d'autres Etats membres, alors que les autres Etats membres, la Belgique et le Luxembourg étant comptés comme un seul marché, ont importe des quantités allant de 113 à 745 tonnes. Il ressort enfin de la décision que la valeur de la production de colorants de la coopérative est minime par rapport à celle de sa production de présure qui, en 1978, était de 830 000 litres.
5 Dans la décision, la Commission constate, quant à l'application de l'article 85, paragraphe 1, que tant l'obligation d'achat exclusif, sanctionnée par une amende et renforcée par la possibilité d'exclusion avec paiement d'une certaine somme en cas de non-respect de cette obligation, que l'obligation, en cas de démission, de payer une somme équivalente, restreignent sensiblement la concurrence à l'intérieur du Marché commun et sont susceptibles d'affecter de manière sensible le commerce entre les Etats membres, puisqu'elles ont pour conséquence d'empêcher les coopérateurs, qui représenteraient plus de 90 % de l'industrie néerlandaise des produits laitiers, d'acheter les produits en cause à d'autres fournisseurs situés, notamment, dans d'autres Etats membres.
6 La Commission admet dans la décision que les deux premières conditions de l'article 85, paragraphe 3, sont remplies du fait que la constitution de la coopérative a contribué à améliorer la production et la distribution des produits en cause, en resservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte. Les troisième et quatrième conditions ne seraient cependant pas remplies, d'une part, parce qu'il existerait des solutions moins restrictives pour atteindre les avantages obtenus par la coopérative, telles que, par exemple, l'obligation limitée d'approvisionnement, ou encore l'obligation de donner un préavis en cas de démission et, d'autre part, parce que la concurrence serait pratiquement éliminée sur la quasi-totalité du marché néerlandais des produits en cause.
7 La décision écarte l'application du règlement n° 26-62 du Conseil, du 4 avril 1962, portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles (JO n 30, p. 993), au motif que le champ d'application de ce règlement est déterminé par l'annexe II du traité dans laquelle la présure ne figure pas.
8 A l'appui de sa demande en annulation la coopérative invoque sept moyens tirés de la violation de l'article 85, paragraphes 1 et 3, ainsi que de la violation du règlement n° 26-62. L'intervention du gouvernement français a essentiellement pour but de sauvegarder les exigences et besoins particuliers de la coopération agricole en général.
Sur l'article 85, paragraphe 1
9 La coopérative conteste, dans le cadre de son premier moyen, que l'obligation d'achat exclusif restreigne de façon sensible la concurrence dans le Marché commun. Cette obligation viserait non à restreindre la concurrence, mais à promouvoir la production optimale de présure et à assurer l'approvisionnement des coopérateurs. La décision litigieuse porterait atteinte au système traditionnel des coopératives, pour lesquelles l'obligation d'achat exclusif constituerait une condition fondamentale. Au regard de l'article 85, paragraphe 1, du traité, les coopératives du secteur agricole ne devraient pas être considérées comme des entreprises indépendantes, mais comme une forme de collaboration, nécessairement basée sur l'obligation exclusive d'achat qui ne saurait donc restreindre la concurrence entre la coopérative, d'une part, et ses membres ou des tiers, d'autre part. Elle ne saurait, non plus, restreindre la concurrence entre les coopérateurs. Cette concurrence jouerait pleinement dans le cadre du marché du fromage.
10 Le deuxième moyen de la coopérative consiste à dire que l'obligation d'achat exclusif n'est pas susceptible d'affecter le commerce entre les Etats membres, car tant les membres de la coopérative que les fabricants néerlandais non membres auraient toujours acheté auprès d'elle la totalité de leur présure et de leurs colorants et continueraient à le faire même en l'absence de cette obligation.
11 La coopérative allègue, dans le cadre de son troisième moyen, que la somme à payer en cas d'exclusion ou de démission d'un coopérateur ne constitue pas un obstacle sérieux pour celui qui veut changer de fournisseur de présure et elle affirme, dans le cadre de son quatrième moyen, que la Commission a considèré à tort que l'absence d'obligation de verser une certaine somme en cas de démission contribuerait à former un centre de production concurrent qui pourrait également être en mesure de vendre de la présure dans d'autres Etats membres. La production en commun constituerait la seule garantie d'un approvisionnement régulier en présure de qualité bonne et constante ; il n'existerait pas de marché de la présure d'origine animale, en tant que produit commercial, au niveau communautaire, et cela parce que la valeur relative de la présure par rapport à celle du fromage est trop faible ; l'approvisionnement régulier en présure de qualité bonne et constante revêtirait une importance si grande que les fromageries s'efforceraient d'entretenir une relation stable avec un fournisseur de confiance.
12 En vue d'apprécier ces arguments, il y à lieu de rappeler que l'accord litigieux, pour être frappé par l'interdiction de l'article 85, paragraphe 1, doit avoir "pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun". Les dispositions des statuts de la coopérative, qui obligent ses membres a acheter la totalité de leurs besoins en présure et en colorants pour fromage auprès d'elle et qui renforcent cette obligation en prévoyant le paiement d'une somme non négligeable en cas de démission ou d'exclusion, ont clairement pour objet d'empêcher que les membres ne s'approvisionnent auprès d'autres fournisseurs de présure ou de colorants ou qu'ils n'en produisent eux-mêmes, dans l'hypothèse ou ces alternatives présenteraient des avantages du point de vue de la qualité ou du prix. Comme, selon des informations non contestées, les membres détiennent maintenant plus de 90 % de la production néerlandaise de fromage, ces dispositions contribuent, en outre, à maintenir la situation actuelle, ou la coopérative est pratiquement le seul fournisseur de présure sur le marché néerlandais.
13 Ainsi, lesdites dispositions sont de nature à empêcher la concurrence, au niveau de l'approvisionnement en présure et en colorants pour fromage, entre producteurs couvrant une partie importante du Marché communautaire du fromage, et tendent également à écarter la possibilité de créer une situation de concurrence sur l'ensemble du marché néerlandais de ces matières auxiliaires indispensables à la production fromagère. Dans ces conditions, il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir si d'autres circonstances conCourent à maintenir la position dominante de la coopérative sur le marché en cause et si de telles circonstances suffisent pour cristalliser cette situation, même en l'absence desdites dispositions.
14 En vue de constater si l'accord est contraire à l'article 85, paragraphe 1, il faut également examiner s'il est susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres, c'est-à-dire si, d'après la jurisprudence constante de la Cour, il permet d'envisager, avec un degré de probabilité suffisant, qu'il puisse exercer une influence directe ou indirecte, actuelle ou potentielle, sur les Courants d'échanges entre les Etats membres, et rendre ainsi plus difficile l'interpénétration économique voulue par le traité.
15 Il ressort des informations fournies par la Commission qu'il existe déjà des échanges de présure animale et de colorants entre Etats membres et il n'a pas été fait état de difficultés d'ordre technique ou économique qui s'opposeraient à l'expansion de tels échanges. En revanche, les obligations contenues dans les statuts de la coopérative sont justement, compte tenu du contexte économique dans lequel elles s'inscrivent, de nature à consolider des cloisonnements de caractère national, entravant ainsi l'interpénétration économique voulue par le traité.
16 Les quatre premiers moyens de la coopérative doivent donc être rejetés.
Sur l'article 85, paragraphe 3 :
17 les sixième et septième moyens de la coopérative consistent à dire que non seulement les deux premières conditions de l'article 85, paragraphe 3, du traité sont remplies, comme la Commission l'a admis dans sa décision, mais que les troisième et quatrième conditions de cette disposition le sont également. L'obligation d'achat exclusif et celle de payer une somme en cas de démission constitueraient en effet des mesures indispensables à la réalisation d'avantages que la Commission reconnaît dans sa décision et elles ne donneraient pas à la coopérative la possibilité d'éliminer la concurrence sur une partie substantielle du Marché commun.
18 A cet égard, il y à lieu de rappeler, une fois encore, l'élément d'appréciation que constitue la position de la coopérative sur le marché néerlandais des produits en cause. Il est constant que les membres de la coopérative détiennent plus de 90 % de la production fromagère aux Pays-Bas et que les producteurs néerlandais non membres achètent également la quasi-totalité de leurs besoins en présure auprès d'elle. Dans ces conditions, des dispositions aussi contraignantes qu'une obligation d'achat a 100 %, renforcée par une obligation de payer une somme non négligeable en cas de démission ou d'exclusion, ne sont pas indispensables pour atteindre les objectifs visés par l'article 85, paragraphe 3. De plus, il ressort de ce qui précède que ces dispositions contribuent, de toute manière, à maintenir une situation où la concurrence est éliminée pour une partie substantielle des produits en cause. C'est donc avec raison que la Commission a constaté l'absence des deux dernières conditions d'application de l'article 85, paragraphe 3.
Sur l'applicabilité du règlement n° 26-62 :
19 Le cinquième moyen de la coopérative consiste à dire qu'en vertu du règlement n° 26-62, l'article 85, paragraphe 1, du traité ne s'applique pas en l'espèce, parce que la présure d'origine animale relèverait de la position 05.04 ou de la position 05.15 de la nomenclature du Conseil de coopération douanière, lesquelles sont citées à l'annexe II du traité, et non de la position 35.07, sous laquelle, d'après la note explicative de la nomenclature du Conseil de coopération douanière, ce produit serait range à tort. En outre, la coopérative souligne que l'article 38, paragraphe 1, du traité prévoit que par produits agricoles on entend non seulement les produits de l'élevage, mais aussi les produits de première transformation qui sont en rapport direct avec les premiers. Même si la présure d'origine animale ne tombait pas sous l'annexe II du traité, elle relèverait, néanmoins, du règlement n° 26-62, parce que la production en question est nécessaire pour réaliser les objectifs énonces à l'article 39 du traité et parce que la coopérative doit être considérée comme une institution commune de transformation de produits agricoles au sens de l'article 2 de ce règlement.
20 En l'absence de dispositions communautaires expliquant les notions figurant à l'annexe II du traité, et compte tenu de ce que cette annexe reprend exactement certaines positions de la nomenclature du Conseil de coopération douanière, il convient de se référer, pour l'interprétation de ladite annexe, aux notes explicatives de cette nomenclature. Or, il résulte de la note explicative relative à la position 35.07 que la présure d'origine animale entre dans cette position et ne relève donc pas des positions énumérées à l'annexe II du traité.
21 Aux termes de l'article 42 du traité CEE, les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence ne sont applicables à la production et au commerce des produits agricoles que dans la mesure déterminée par le Conseil. L'article 38, paragraphe 3, du traité dispose que les produits qui sont soumis aux dispositions des articles 39 à 46 inclus sont énumérés à la liste qui fait l'objet de l'annexe II du traité et à laquelle le Conseil pouvait, dans un délai de deux ans à compter de l'entrée en vigueur du traité, ajouter d'autres produits. C'est en conformité avec ces dispositions du traité que le champ d'application du règlement n° 26-62, portant application de certaines règles de concurrence à la production et au commerce des produits agricoles, a été limite, en son article premier, à la production et au commerce des produits énumérés à l'annexe II du traité. On ne saurait donc appliquer ce règlement à la fabrication d'un produit qui ne relève pas de l'annexe II, même s'il constitue une matière auxiliaire à la production d'un autre produit qui relève, quant à lui, de cette annexe. Pour que le règlement soit applicable à la présure, il faudrait donc que ce produit relève, lui-même, de l'annexe II du traité. Il s'ensuit que l'application du règlement n° 26-62 est exclue en l'espèce et que le cinquième moyen de la requérante doit être rejeté.
Sur les observations du gouvernement de la République française :
22 Le gouvernement de la République française fait valoir notamment que, même en dehors du champ d'application du règlement n° 26-62, il faut, en évaluant les éventuelles atteintes à la concurrence, tenir le plus grand compte des conditions spécifiques de la production agricole et des exigences particulières de cette forme originale d'organisation qu'est la coopération agricole. A son avis, de par sa finalité même, qui est de permettre à de petites exploitations agricoles l'utilisation en commun de tous moyens propres a développer leurs activités économiques, la coopération agricole requiert l'établissement de liens privilégies, d'une part, entre les exploitants et, d'autre part, entre ces derniers et la coopérative. On ne saurait donc, selon le gouvernement français, considérer comme étant, en principe, incompatibles avec l'article 85, paragraphe 1, ni une obligation exclusive d'approvisionnement, ni une obligation de verser une indemnité de départ, à moins que celle-ci ne soit prohibitive. Comme de telles obligations seraient le plus souvent indispensables en vue de permettre à une coopérative d'être mise sur pied avec des chances raisonnables de succès, on ne saurait non plus, de manière générale, écarter l'application de l'article 85, paragraphe 3.
23 Dans ces conditions, le gouvernement français est d'avis que les atteintes éventuellement portées par la coopérative à la concurrence ne pouvaient légalement fonder la décision attaquée qu'en raison du quasi-monopole qu'elle a acquis sur le marché néerlandais de la présure et des colorants.
24 Lors de la procédure orale, la Commission s'est déclarée d'accord, dans une large mesure, avec les points de vue du gouvernement français en ce qui concerne les coopératives agricoles typiques.
25 Dans ces conditions, et compte tenu du fait que la décision contestée décrit, de manière détaillée, le cadre économique particulier dans lequel les dispositions en question s'inscrivent, il convient de constater que la position des coopératives agricoles visées par le gouvernement français, relevant d'un autre contexte, n'est pas en cause dans la présente affaire.
26 pour toutes ces raisons, il y à lieu de rejeter le recours dans son ensemble.
Sur les dépens
27 aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens ; la requérante ayant succombe en son action, il y à lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs, LA COUR : Déclare et arrête :
1) Le recours est rejeté.
2) La requérante est condamnée aux dépens.