CA Paris, 1re ch. H, 4 février 2003, n° ECOC0300062X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Spinevision (SA)
Défendeur :
Medtronic Inc. (Sté), Medtronic Sofamor Danek (Sté), Sofamor (Sté), Medtronic Sofamor Danek France Parc D (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Coulon
Conseillers :
Mme Penichon, M. le Dauphin
Avoués :
Me Teytaud, SCP Hardouin
Avocats :
Mes Thill-Tayara, Soffer.
La société Spinevision est une société anonyme créée en 1999, qui a pour objet la conception, la fabrication et la commercialisation d'implants et d'instruments destinés à l'orthopédie, à la neurologie et à la neurochirurgie. Cette société, qui a son siège en France, est également implantée, au travers de filiales, aux Etats-Unis, en Espagne et en Italie et a conclu des accords de distribution dans la plupart des pays européens.
L'activité du groupe Medtronic, dont le siège est au Etats-Unis et auquel appartiennent les sociétés américaines Medtronic Inc., Medtronic Sofamor Danek Inc. et les sociétés de droit français Sofamor et Medtronic Sofamor Danek France, se rattache à la technologie médicale, principalement dans les domaines cardio-vasculaire, neurologique et rachidien.
Les implants rachidiens sont des dispositifs médicaux destinés à être insérés dans le corp du patient et fixés sur la colonne vertébrale au cours d'interventions chirurgicales visant à la correction de déformations du rachis, telle la scoliose. les implants ont, dans la majorité des cas, pour rôle de stabiliser les éléments de la colonne vertébrale afin de permettre une fusion osseuse.
Soutenant que les sociétés Medtronic Inc., Medtronic Sofamor Danek Inc., Medtronic Sofamor Danek France et Sofamor (ci-après le groupe Medtronic), occupant une position dominante sur le marché des implants rachidiens, se livrait, en vue d'entraver son développement et finalement de l'exclure de ce marché, à un ensemble de pratiques constitutives d'un abus de position dominante, manifesyées, notamment, par des pressions sur ses "salariés clefs" et ses clients actuels ou potantiels et par l'introduction devant le tribunal de commerce de Paris, le 6 novembre 2001, d'une action en concurrence déloyale fantaisiste, n'ayant d'autre but que de la déstabiliser financièrement et commercialement, la société Spinevision a, par lettre du 12 février 2002, saisi le Conseil de la concurrence de pratiques imputées au groupe Medtronic, relevant selon elle des dispositions de l'article L. 420-2 du Code de commerce et d'une demande de mesures conservatoires.
Par décision n° 02-D-35 du 13 juin 2002, le Conseil de la concurrence, après avoir estimé que la saisine ne comportait pas d'éléments suffisamment probants permettant de penser que des pratiques qui auraient pour objet ou pour effet d'entraver le libre jeu de la concurrence au sens des dispositons des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce seraient commises par les entreprises mises en causes, a rejeté la saisine au fond émanant de la société Spinevision et, par voie de conséquenes, la demande de mesures conservatoires présentée par cette dernière.
LA COUR,
Vu le recours régulièrement formé, le 15 juillet 2002, par la société Spinevision ;
Vu le mémoire du 13 août 2002, contenant l'exposé des moyens de la requérante, par lequel celle-ci, poursuivant la réformation de la décision du 13 juin 2002, demande à la cour :
de diligenter une enquête portant sur les abus de domination imputés au groupe Medtronic ;
D'ordonner toutes mesures conservatoires susceptibles de réparer l'atteinte grave et immédiate causée par ces agissements, et notamment :
de faire cesser les pressions exercées sur ses salariés, et plus généralement sur toute personne susceptible de travailler avec elle ;
D'interdire que l'action en concurrence déloyale exercée par la société Sofamor devant le Tribunal de commerce de Paris et la décision rendue par le Conseil de la concurrence, visée par le présent recours, soient utilisées par le groupe Medtronic en tant qu'argument commercial ou objet de dénigrement à son encontre.
Vu le mémoire en réponse du groupe Medtronic, en date du 14 octobre 2002, tendant au rejet du recours et à l'application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile au profit de la société Sofamor ;
Vu les observations du ministre chargé de l'économie, en date du 28 octobre 2002, tendant au rejet du recours ;
Vu la lettre en date du 31 octobre 2002 par laquelle la présidente du Conseil de la concurrence fait connaître à la cour que le Conseil n'entend pas user, en l'espèce, de la faculté de présenter des observations qui lui est reconnue par l'article 9 du décret n° 87-849 du 19 octobre 1987 ;
Vu le mémoire en réplique en date du 29 novembre 2002 par lequel le groupe Medtronic demande à la cour de condamner la société Spinevision à une amende civile ainsi qu'à une indemnité pour recours abusif ;
Vu le mémoire en supplique de la société en date du 2 décembre 2002 par lequel la société Spinevision ajoute aux prétentions précédemment formulées une demande tendant à l'application à son profit des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;
Les conseils des parties, le représentant du ministre chargé de l'Economie et celui du Ministère public, qui a conclu au rejet du recours, ayant été entendus en leurs observations orales, la requérante ayant eu la parole en dernier ;
Sur ce :
Considérant qu'il n'y a pas lieu d'ordonner la réouverture des débats que la société Spinevision a pris l'initiative de solliciter après la clôture de ceux-ci ;
Considérant qu'après avoir constaté qu'il existe une demande spécifique portant sur les implants rachidiens et que sur ce marché de produits, actuellement en forte croissance, les implants distribués par la société Spinevision, notamment celui dénommé le " PLUS " (Pivot Link Universal System), et par le groupe Medtronic, notamment celui dénommé " CD Horion ", dont les indications thérapeutiques sont semblables, apparaissent substituables entre eux, de sorte que ces deux entreprises se trouvent directement en concurrence sur le marché considéré, le Conseil de la concurrence relève qu'en application des directives n° 90-385-CEE du 20 juin 1990 et n° 93-42-CEE du 14 juin 1993, tout nouveau dispositif médical mis sur le marché avec la certification d'une autorité d'un des Etats membres de l'Union est automatiquement certifié conforme aux normes européennes et peut ainsi librement circuler dans l'Union européenne tandis que le marché américain - lequel représente, en valeur, 70 % du marché mondial contre 22 % pour le marché européen - est régi par les normes d'approbation de la Food and Drug Administration ; que le Conseil ajoute que les implants rachidiens semblent donc répondre, au sein de l'Union européenne, à des caractéristiques identiques et apparaissent substituables entre eux dans l'ensemble du territoire européen et qu'en l'état des éléments soumis à son appréciation, il n'est pas exclu que le marché pertinent soit le marché européen des implants rachidiens ;
Considérant que la société Spinevision, qui partage l'analyse du Conseil de la concurrence selon laquelle le marché de produits est celui des implants rachidiens, fait en revanche valoir que le Conseil a fait une appréciation erronée de la dimension géographique de ce marché, lequel est mondial et non pas européen ; qu'elle soutient que l'existence de procédures d'homologation européenne et américaine différenciées ne permet pas de distinguer deux marchés différents dès lors que ces procédures sont similaires et ne constituent pas de véritables barrières à l'entrée d'un marché et que les conditions dans lesquelles les entreprises sont en concurrence ne différent pas de manière appréciable selon les zones géographiques, les acteurs du marché des implants rachidiens ne s'opposant pas régionalement mais mondialement, à l'instar des deux entités en cause qui s'affrontent, commercialement, aussi bien en Europe qu'aux Etats-Unis ;
Mais considérant, d'abord, que, devrait-il être admis que le marché pertinent des prothèses rachidiennes est le marché mondial, ce que conteste le groupe Medtronic, que celui-ci n'apparaîtrait pas davantage en mesure de s'abstraire de la concurrence des autres acteurs de ce marché ;
Considérant, sur ce point, d'une part, que le Conseil relève, sans que les documents mis aux débats conduisent à douter de la pertinence de ces données, que le groupe Medtronic a vendu en 1999, 2000 et 2001 respectivement 29,9 %, 41 % et 35 % des implants rachidiens commercialisés dans le monde, alors qu'au cours de ces trois années ses deux principaux concurrents en vendaient, respectivement, 22,9 % et 17 %, 24 % et 12 %, 22 % et 15 %, ce dont il résulte qu'ils détiennent des parts de marchés relativement proches de celles de Medtronic;
Considérant, d'autre part, que le marché, récent, des implants rachidiens - où les chirurgiens, attentifs aux progrès techniques parce que soucieux d'utiliser les produits propres à améliorer leur pratique et le confort des patients, ainsi que le fait observer la requérante, jouent un rôle déterminant au stade des décisions d'achat par les établissements de soins, publics ou privés se distingue par l'importance de l'innovation technologique ; que ce facteur, s'ajoutant à d'autres, contribue à accroître l'intensité de la pression concurrentielle sur ledit marché alors surtout que les avancées technologiques peuvent être le fait de petites ou moyennes entreprises, telle la société Spinevision ; qu'au demeurant, cette dernière souligne que durant ces trois dernières années, elle a déposé des demandes de brevets d'invention pour un certain nombre de produits très innovants, en particulier l'implant " Plus ", lequel permettrait de corriger deux inconvénients liés aux implants préexistants, dont le " CD Horizon " du groupe Medtronic, que cette caractéristique de ses produits a attiré l'attention de chirurgiens de grande renommée et que cet élément, allié à une méthode marketing très efficace, doit lui permettre de " jouer un rôle important à l'avenir dans le domaine de l'orthopédie, de la neurologie et de la neurochirurgie, le premier bilan, encourageant, laissant présumer un avenir brillant, au vu des résultats connus pour l'année 2001 ";
Considérant, ensuite, quant aux pratiques de nature, selon la requérante, à caractériser l'exploitation abusive de la position dominante alléguée, que la société Spinevision, qui rappelle à titre liminaire qu'elle n'a jamais considéré les échanges qu'elle a eus avec le groupe Medtronic, entre décembre 2000 et janvier 2001, dans la perspective d'une éventuelle prise de contrôle de la part de ce dernier, comme révélateurs d'un abus anticoncurrentiel, ces faits n'étant évoqués qu'afin de donner au Conseil " une appréciation globale des tenants et des aboutissants de ce dossier ", expose que la plus significative et la plus néfaste de ces pratiques résulte de l'engagement par la société Sofamor, par acte du 6 novembre 2001, d'une action en concurrence déloyale qui, sous l'apparence d'une demande, non fondée, en paiement de dommages-intérêts d'un montant de 914 694 euros pour une prétendue usurpation de savoir-faire et un prétendu détournement de clientèle, constitue en réalité un moyen de pression à l'encontre de ses salariés et des chirurgiens pour les dissuader de travailler avec elle et n'a d'autre but que de l'évincer du marché en la décrédibilisant et en lui interdisant concrètement d'utiliser ses brevets ;
Considérant cependant que, pour que l'exercice d'une action en justice par une entreprise occupant une position dominante sur un marché déterminé reçoive la qualification d'abus au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce, il faut, d'une part, que l'action, manifestement dépourvue de tout fondement, ne puisse être raisonnablement considérée comme visant à faire valoir les droits de l'entreprise concernée et, d'autre part, qu'elle s'inscrive dans un plan visant à empêcher, restreindre ou fausser le jeu de la concurrence sur le marché considéré;
Or, considérant qu'il résulte des constatations de la décision déférée que l'action litigieuse n'apparaît pas manifestement dépourvue de fondement, étant ici observé que ladite action, qui a donné lieu à une mesure d'instruction instituée par jugement du 17 juillet 2002, tend à l'obtention d'une indemnité en réparation, notamment, du préjudice qui aurait été causé à la société Sofamor par l'exploitation illicite par la société Spinevision, laquelle opère dans le même domaine et a été fondée en 1999 par un ancien salarié de la société Sofamor, de données développées au sein du département recherche et développement de cette dernière, que trois personnes, dont M. Dominique Petit, qui ont occupé des emplois de cadre ou technicien au sein de ce service, l'ont quitté entre le 30 juin 1999 et le 31 janvier 2000 et qu'elles ont depuis la qualité de salariés de la société Spinevision, pour le compte de laquelle elles ont contribué à la mise au point des inventions récemment brevetées ou de certaines d'entre elles ; qu'il s'ensuit qu'il est exclu, pour ce seul motif, et sans préjudice de la motivation qui précède, que la saisine du Tribunal de commerce de Paris par la société Sofamor puisse être tenue pour la manifestation d'une pratique anticoncurrentielle ;
Considérant que la requérante fait en outre valoir que des pressions ont été exercées par le groupe Medtronic sur M. Petit, sur des chirurgiens, qui sont des clients potentiels et sur des intermédiaires du marché, servant " d'agents de liaison " entre les entreprises opérant sur ce marché et les professionnels ;
Mais considérant qu'après avoir procédé à une exacte analyse du sens et de la portée des éléments de preuve produits par la société Spinevision, le Conseil de la concurrence a, par des motifs pertinents, estimé à juste titre que les faits invoqués par ladite société n'étaient pas appuyés d'éléments suffisamment probants et qu'il y avait donc lieu de rejeter la saisine en application des dispositions de l'article L. 462-8, alinéa 2, du Code de commerce ; qu'il suffit de relever en outre, pour répondre à l'argumentation de la requérante, d'une part, que l'assignation précitée du 6 novembre 2001 n'a pas pour objet, fût-ce accessoirement, de porter atteinte à la crédibilité ou à l'honnêteté de M. Petit et, d'autre part, que dès lors qu'aucune des diverses allégations de " pressions " ou de tentatives de pressions dont fait état la société Spinevision n'est étayée de manière suffisamment probante, le rapprochement de ces allégations ne saurait conduire, contrairement à ce que soutient la requérante, à une conclusion différente de celle à laquelle l'on parvient après les avoir examinées séparément ;
Considérant que le groupe Medtronic ne caractérise pas l'abus du droit de recourir contre la décision du Conseil de la concurrence qu'elle impute à la société Spinevision ; que sa demande en paiement de dommages-intérêts pour procédure abusive est en conséquence rejetée ;
Considérant qu'il convient d'allouer à la société Sofamor la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; que la demande présentée par la requérante sur le même fondement ne peut qu'être rejetée,
Par ces motifs : Rejette le recours, condamne la société Spinevision à payer à la société Sofamor la somme de 3 000 euros en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; La condamne aux dépens ; Rejette toute autre demande.