CA Paris, 4e ch. B, 20 septembre 2002, n° 2000-05430
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Socemie Euronews (SAS)
Défendeur :
Cece, Guiny
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boval
Conseillers :
Mmes Schoendoerffer, Regniez
Avoués :
SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Bommart-Forster
Avocats :
Mes Leroux, De Bouchony.
Un projet portant sur une émission de télévision relative à l'information touristique, vue d'un point de vue pratique, intitulé "Résa" a été élaboré par M. Cece et Mlle Guiny, en octobre 1995 puis soumis à Euronews en mars/avril 1996 qui, intéressée par ce projet, a commandé un pilote de l'émission.
Ce pilote, intitulé "Stopover" a été réalisé par Poisson David, remis le 14 août 1996 à Euronews qui a versé la somme de 110 351 F correspondant au devis accepté le 10 juin 1996.
Après présentation du budget relatif à une série d'émission conforme au pilote, Euronews a signifié à M. Cece, Mlle Guiny et Poisson David par lettre du 14 novembre 1996 son impossibilité de donner suite au projet "Résa", pour contraintes budgétaires.
Mlle Guiny a, au mois de mai 1997, constaté qu'Euronews diffusait sur la chaîne de télévision câblée un magazine intitulé "Visa" dont la conception serait identique au projet proposé en 1996 et a adressé, avec M. Cece, une lettre le 26 mai 1997 enjoignant à Euronews de cesser la diffusion de cette émission, lettre à laquelle il n'a pas été répondu.
Par acte du 13 juin 1997, Poisson David et M. Barrot (son gérant) ont fait citer Euronews devant le tribunal de commerce afin de voir constater les actes de concurrence déloyale et de la condamner à verser la somme de 2 450 000 F à Poisson David , celle de 100 000 F à titre de dommages et intérêts pour préjudice moral et professionnel à M. Barrot ainsi que des indemnités sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par acte du 1er août 1997, M. Cece et Mlle Guiny ont assigné également Euronews pour voir constater qu'ils sont les auteurs de l'émission intitulée "Résa" ou "Stopover" et bénéficient, à ce titre, d'une antériorité sur cette émission, constater que les agissements d'Euronews sont constitutifs de concurrence déloyale à raison de la diffusion sur son antenne de l'émission "Visa" et de la condamner, outre des mesures d'interdiction et de publication, au paiement de la somme de 3 800 000 F à titre de dommages et intérêts au titre de la perte subie et du manque à gagner et de celle de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Euronews s'était opposée à l'ensemble de ces demandes, faisant essentiellement valoir qu'elle n'avait commis aucune faute, et avait conclu à l'irrecevabilité des demandes formées par Poisson David et M. Barrot pour défaut d'intérêt à agir.
Le tribunal, après avoir retenu que le pilote avait été réalisé avec la collaboration d'Euronews et que le prix avait été payé par elle, a estimé que Poisson David était irrecevable à agir en ce que cette dernière ne justifiait d'aucun droit susceptible d'avoir été lésé et a, par ailleurs, estimé que la société Euronews avait commis une faute en reprenant le concept de M. Cece et Mlle Guiny et qu'elle avait profité du travail effectué par eux, faits constituant des actes fautifs constitutifs de concurrence déloyale.
Il a en conséquence :
- dit que la société Poisson David Production, M. Barrot et Maître Pierrel, agissant en qualité de liquidateur judiciaire de Poisson David Production irrecevables à leurs demandes
- condamné Socemie Euronews à paver à M. Cece et à Mlle Guiny la somme de 1 million de francs à titre de dommages et intérêts pour concurrence déloyale,
- interdit à Euronews de diffuser sous quelque faire que ce soit l'émission "Visa " et ce, sous astreinte de 5 000 F par infraction constatée, à compter de la date du jugement,
- ordonné l'exécution provisoire ".
Appel a été interjeté par Euronews uniquement à l'encontre de M. Cece et de Mlle Guiny.
Par ses dernières écritures en date du 10 janvier 2002, Euronews demande à la cour de :
- "la dire recevable et bien fondée en son appel,
- réformer le jugement en ce qu'il a considéré qu'Euronews s'était livrée à des actes constitutifs de concurrence déloyale et l'a condamnée à verser à M. Cece et MIle Guiny 1 million de F à titre de dommages et intérêts et lui a interdit toute diffusion de l'émission "Visa" sous quelque forme que ce soit,
- débouter l'ensemble des intimés de l'intégralité de leurs revendications,
- condamner M. Cece et Mlle Guiny à verser à Euronews la somme de 8 000 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ".
M. Cece et Mlle Guiny, par leurs dernières écritures du 14 février 2002, prient la cour de :
- confirmer le jugement en ce qu'il a condamné Euronews pour faits de concurrence déloyale et lui a interdit de diffuser sous quelque forme que ce soit l'émission "VISA",
- infirmer la décision concernant le montant des dommages et intérêts dus par Euronews ainsi que les demandes de dommages et intérêts complémentaires,
- les recevoir en leur appel incident,
- statuant à nouveau,
- condamner Euronews à leur verser une somme qui ne saurait être inférieure à 3 744 000 F (soit 570 769,12 euros) à titre de dommages et intérêts, au titre de la perte subie et du manque à gagner, et 100 000 F (soit 15 244,90 euros) au titre du préjudice moral,
- ordonner la publication du jugement par extraits dans trois journaux spécialisés et un journal grand public, au choix des demandeurs, le coût d'insertion de chaque publication ne pouvant dépasser 15 000 F (soit 2 286,73 euros) hors taxes, aux frais avancés d'Euronews,
- ordonner à titre de dédommagement complémentaire la diffusion sur la chaîne Euronews, en français et en anglais, à cinq reprises, aux frais avancés par Euronews, si besoin est, aux heures de diffusion de l'émission "VISA" d'un extrait du jugement à intervenir,
- condamner Euronews à leur verser la somme de 50 000 F (soit 7 622,45 euros) au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur ce, LA COUR:
Considérant qu'au soutien de son appel, Euronews expose que contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, elle n'a commis aucun acte de concurrence déloyale ;
Qu'elle prétend en effet, que :
- l'émission querellée, telle qu'elle a été diffusée à compter de janvier 1997, ne reprend nullement ce qui constituerait les caractéristiques du projet "Résa", qui a, d'ailleurs, été modifié plusieurs fois (dans sa troisième version, la partie plateau avec présence d'un animateur ainsi que la citation de prestataires et/ou marques de voyagistes ayant été supprimées à sa demande),
- la comparaison ne peut être faite avec le pilote "Stopover" auquel elle a elle-même participé, ayant transmis les "éléments utiles à la fabrication du pilote, en cohérence avec les objectifs éditoriaux et commerciaux d'Euronews, notamment l'explication du concept général et les contraintes d'Euronews, la mise à dispositions des images de sa vidéothèque, le rythme et la ponctuation des sujets, la conception des génériques et de 1'habillage ";
Qu'elle fait, de ce point de vue, valoir qu'outre que ses adversaires font un amalgame erroné entre le projet "Résa" et le pilote "Stopover" :
- ils soutiennent à tort que l'émission "Visa" est en tous points identique au projet Resa, caractérisé selon eux par un découpage particulier en trois parties, brèves un sujet du jour un sujet de destination (qui est en réalité le découpage de "Stopover") et Visa reprenant deux parties (un sujet de destination/des brèves),
- ils se contentent d'affirmer que "le projet Résa", le pilote "Résa" et l'émission diffusée "Visa" reprennent le "même thème (sur le voyage et le tourisme), le même concept (aspect pratique du voyage), le même découpage, le même déroulement, la même durée, la même structure etc...", sans apporter une quelconque démonstration, alors que l'approche de l'émission "Visa" est radicalement différente (s'agissant de reportages sur des lieux ou personnages, et non pas d'un point de vue pratique) et qu'en dehors d'une série de brèves, formule qu'elle avait déjà utilisée pour d'autres thèmes d'émission, il n'existe aucune similitude avec leur projet ;
Qu'elle expose, en outre, que ses adversaires sont bien mal venus de critiquer le titre de l'émission "Visa" qui serait proche de celui qu'ils avaient adopté, "Résa", alors qu'elle diffusait une émission sous le titre "Visa" en février 1996 avant même d'avoir eu connaissance de leur projet ;
Qu'elle ajoute que, souhaitant donner aux magazines de la chaîne une dimension dite "servitielle" dont les thèmes choisis portaient sur l'emploi, le voyage, la santé, elle avait mis en place un principe d'émission associant, d'une part, des informations générales relatives à de grands sujets d'intérêt européen, d'autre part, des informations pratiques illustrant concrètement le sujet abordé, ce qui a été réalisé pour un magazine consacré à l'emploi "Euro Sésame";
Considérant qu'elle relève encore que selon ses adversaires, elle aurait utilisé une cassette du pilote "Stopover" pour assurer la promotion de l'émission "Visa" comme le démontrerait une lettre envoyée par Ip Network adressée à M. Parienti le 19 avril 1997 ; que selon elle, d'une part, ce courrier résulte d'une manipulation, d'autre part, rien n'établit que cet envoi lui serait imputable, puisqu'il a été effectué par Ip Network ;
Considérant, cela exposé, qu'il est établi, par les pièces versées aux débats et par le visionnage effectué contradictoirement devant la cour que :
- le projet initial "Résa" tel que déposé entre les mains d'un huissier par M. Cece le 27 octobre 1995 a été modifié,
- Euronews a diffusé à partir de février 1996 une émission "Visa" relative au tourisme dont la structure a été modifiée en 1997,
- les émissions diffusées après cette date ont également varié dans leur composition, (seule d'ailleurs, l'émission de mai 1997 étant incriminée par M. Cece et Mlle Guiny).
- Euronews a, comme l'ont dit exactement les premiers juges, participé à la réalisation du pilote "Stopover".
Considérant que sans qu'il soit nécessaire de déterminer la part de chacun dans la réalisation du pilote Stopover à laquelle Euronews a également contribué, (ne serait-ce que pour l'élaboration du générique), ce qui n'est d'ailleurs pas sérieusement contesté, ce travail en commun ne donnait pas toutefois le droit à Euronews d'utiliser à son seul profit un travail auquel ont également participé ses adversaires ; que le débat sur le degré de collaboration d'Euronews au projet "Stopover" est donc sans intérêt ;
Considérant que l'émission "Visa" diffusée en mai 1997 a pour thème le tourisme ; qu'il s'agit d'une émission brève comportant trois parties : l'une relative à un reportage sur la basilique de Yamassoukro, l'autre comportant une séquence d'informations brèves sur une exposition sur le Titanic, les problèmes de pollution sur les monuments de Délos, l'ouverture d'un casino en Australie et l'importance du nombre de visiteurs en Tunisie, la dernière concerne un court reportage sur la tour de Pise ;
Considérant que cette structure comporte, comme le fait observer justement Euronews, un nombre de séquences plus réduit que celui initialement présenté par M. Cece (cinq séquences) que néanmoins, se retrouve une structure similaire: un bloc d'une série de brèves à laquelle est associée une rubrique d'information plus complète qui n'était pas le fruit du travail d'Euronews mais a été conçu par ses adversaires ; qu'elle ne peut en effet se prévaloir du concept de l'émission réalisée par elle sur l'emploi dans laquelle, outre l'aspect très informatif, elle aurait utilisé "des brèves", dans la mesure où "les brèves" en question formaient non pas un bloc mais étaient distillées dans le corps de l'émission ;
Qu'il s'ensuit que le tribunal a, à juste titre retenu, qu'Euronews avait eu un comportement fautif en s'appropriant dans les circonstances particulières de l'espèce les feuillets du travail accompli en collaboration avec ses adversaires;
Considérant qu'Euronews ne peut, contrairement à ce que prétendent M. Cece et Mlle Guiny être tenue pour responsable de l'envoi d'une cassette "Stopover" à un tiers pour faire la promotion de leur émission Visa ; que cet envoi a été effectué par la société Ip Network, régie publicitaire d'Euronews de sa propre initiative ; qu'aucune pièces mise aux débats ne démontrerait que l'envoi incriminé aurait été sollicité par Euronews ; qu'il s'ensuit que cet envoi ne peut être considéré comme un agissement fautif imputable à cette dernière ;
Considérant qu'enfin, il ne peut être reproché à Euronews d'avoir utilisé le titre Visa pour une émission sur les voyages alors qu'elle démontre qu'elle diffusait des émissions sous ce titre en février 1996, avant même d'avoir eu connaissance du projet de ses adversaires;
Considérant, en définitive, que seule l'émission diffusée en mai 1997 emprunte une structure très proche de celle élaborée par M. Cece et Mlle Guiny; que le tribunal ne peut de ce fait être suivi en ce qu'il a prononcé une mesure d'interdiction générale de l'émission; que le jugement sera réformé de ce chef dans les termes du dispositif ci-dessous énoncé ;
Considérant sur le préjudice que M. Cece et Mlle Guiny estiment que le tribunal n'a pas suffisamment pris en compte le fait que les agissements fautifs d'Euronews les "empêchent à tout jamais de proposer cette émission à quelque autre chaîne de télévision que ce soit, hertzienne ou câblée, en France ou en Europe... ce qui est d'autant plus grave que la chaîne Euronews diffuse ses émissions dans plus de 42 pays auprès de 86 637 000 foyers" ; qu'ils soutiennent avoir subi "non seulement une perte du fait de l'absence de rémunération liée à l'exploitation de leur projet mais également un manque à gagner par l'impossibilité dans laquelle ils se trouvent de proposer leur projet à une autre chaîne" ;
Mais considérant qu'ils ne sauraient être suivis dans leurs prétentions dès lors qu'il a été retenu qu'Euronews n'avait pas reproduit de manière servile le projet mais avait fait un emprunt en insérant un "bloc de brèves", associé à une séquence d'informations plus générales (au demeurant d'ailleurs dénuées de tout aspect pratique, à la différence du projet de M. Cece et de Mlle Guiny) ; qu'ainsi, le concept plus spécifique de M. Cece et Mlle Guiny reposant sur un souci d'informations pratiques pouvait être proposé à d'autres chaînes qu'ils n'ont en conséquence nullement subi un préjudice pour "manque à gagner" ;
Considérant que leur préjudice résultant des emprunts limités effectués par Euronews et alors qu'une seule émission dans la série Visa est répréhensible, la perte subie ne peut avoir l'ampleur définie par M. Cece et Mlle Guiny par rapport à l'ensemble des émissions diffusées ;
Considérant que la cour ne peut par ailleurs suivre le tribunal dans l'appréciation qu'il a faite du préjudice à partir du devis, présenté par Poisson David ; qu'en effet, ce devis a été établi pour la réalisation de 52 émissions alors qu'une seule est en l'espèce litigieuse ;
Considérant qu'au regard de l'ensemble de ces circonstances, la cour estime que la somme de 30 500 euros réparera exactement le préjudice global subi par M. Cece et Mlle Guiny au titre du préjudice moral et patrimonial, du fait des agissements déloyaux ; que le jugement sera également réformé de ce chef ;
Considérant que les mesures de publication sollicitées n'apparaissent pas appropriées ; que le jugement qui a rejeté cette demande sera confirmé ;
Considérant que l'équité commande de laisser à la charge de chacune des parties les frais non compris dans les dépens ;
Par ces motifs, et ceux non contraires des premiers juges ; Confirme le jugement sauf sur le montant des dommages et intérêts et la mesure d'interdiction ; Réformant de ces chefs, statuant à nouveau ; Condamne la société Socemie Euronews à payer à M. Cece et Mlle Guiny la somme de 30 500 euros à titre de dommages et intérêts ; Fait interdiction à la société Euronews de poursuivre l'émission Visa dans la forme de l'émission diffusée en mai 1997, ce sous l'astreinte ordonnée par les premiers juges ; Rejette toute autre demande ; Condamne la société Euronews aux entiers dépens ; Autorise la SCP Bommart Forster, avoué, à recouvrer les dépens d'appel, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.