CA Bourges, 1re ch., 6 mars 1984, n° 217
BOURGES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Carrefour Bourges (SA)
Défendeur :
SRGM Groupe Arlaud Etablissements Record (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Boussaroque
Conseillers :
Mme Solinhac, M. Guillou
Avoués :
Mes Bart, Guillaumin
Avocats :
Mes Fourgoux, Sorel.
Le 12 décembre 1983 dans les journaux " La Nouvelle République " et le " Berry Républicain " la Société Carrefour fit paraître sur deux pages entières un article intitulé " Carrefour invente les prix comparés " dans lequel elle mentionnait sous forme de tableau comparatif pour divers produits identiques classés par rubrique, les prix pratiqués en son magasin de Bourges et ceux en vigueur dans trois autres grandes surfaces concurrentes et notamment aux établissements Record appartenant à la société " SGRM Groupe Arlaud " ;
En tête de cet article, la société Carrefour précisait que ces " prix comparés " portaient à la fois sur des produits " significatifs ", c'est-à-dire sur des produits achetés quotidiennement et représentatifs d'une part importante des dépenses des ménages, sur des produits " mesurables " c'est-à-dire rigoureusement identiques relativement à la marque, à la contenance et au conditionnement et sur des produits " vérifiables " car les produits contrôlés avaient été achetés le 9 décembre 1983 auprès des quatre enseignes comparées sous la surveillance de Me Hache, huissier à Bourges qui détenait les tickets de caisse ;
Le 13 décembre 1983, la Société Groupe Arlaud agissant au nom des Établissements Record assignait en référé la société Carrefour devant le Président du Tribunal de commerce de Bourges à l'effet de voir ordonner, sous astreinte définitive de 100 000 F par infraction dûment constatée par huissier à compter de ce jour, que cette société cessât toute publicité comparative au préjudice du magasin Record, et, sous quelque forme que ce soit et sans préjudice de toutes autres actions et demande de dommages-intérêts ;
A l'appui de leur instance, en référé, les Établissements Record, invoquaient outre l'urgence et l'absence de contestation sérieuse le fait que la publicité comparative était interdite, que la société Carrefour utilisait en l'espèce une marque concurrente pour supporter son propre produit et pratiquait d'autre part le dénigrement, commettant ainsi un acte délibéré de concurrence déloyale en invoquant des prix variables par nature qu'elle avait unilatéralement fixées pour un jour sans préciser la durée de leur maintien ainsi que le prescrit le texte applicable ;
Par conclusions en réponse, la société Carrefour demandait au juge des référés de déclarer que la publicité comparative n'étendait pas interdire mais favorable aux consommateurs ; que l'article 30 de la loi du 10 janvier 1978 autorise l'usage de la marque d'autrui lorsque cette utilisation n'est pas faite de mauvaise foi ou ne vise pas à tromper le consommateur ; qu'en l'espèce les relevés comparatifs des prix de 133 articles, du type " panier de la ménagère " ne comportaient aucune inexactitude et que la société Carrefour avait ainsi atteint son objectif légitime de faire baisser les prix ; que par ailleurs, le juge commercial n'est pas compétent pour connaître de l'usage sans autorisation de la marque Record, infraction visée par l'article 422 du Code pénal dont seul le tribunal de grande instance pouvait connaître ;
A titre principal, la société Carrefour qui demandait au juge des référé de lui donner acte de ce qu'elle s'engageait à maintenir ses propres prix sauf argumentation des fournisseurs que subiraient également ses concurrents, concluait au débouté des établissements Record qui ne pouvaient poursuivre l'interdiction d'une publicité qui n'était ni manifestement illicite ni mensongère. A titre subsidiaire, elle sollicitait une expertise pour vérifier l'exactitude des relevés et la permanence des prix et réclamait l'interdiction des relevés et la permanence des prix et réclamait l'interdiction de la publicité injurieuse et illicite que les établissements Record avaient faite en réponse à la sienne qu'ils qualifiaient notamment du terme de " bidon " ;
Par ordonnance du 15 décembre 1983, le juge consulaire des référés, vu l'urgence et pour faire cesser un trouble manifestement illicite, faisait droit aux conclusions de la société Record tendant à la cessation de la publicité litigieuse sous peine d'astreinte de 100 000 F par infraction constatée à compter du jour du prononcé de cette décision ;
A l'appui de sa décision, le premier juge faisait essentiellement valoir que la publicité comparative n'était pas permise par la jurisprudence et qu'en l'espèce, elle enfreignait l'article 44 de la loi du 27 décembre 1973, car en se fondant sur la comparaison très restreinte de prix précaires par nature et concernant moins de 0,50 % des produits vendus, elle tendait à faire croire dans un esprit délibéré de dénigrement que l'ensemble des prix du magasin Carrefour était moins élevé que l'ensemble des prix pratiqués par les autres grandes surfaces commerciales ; que cette publicité plus trompeuse qu'informative, car elle tendait à induire en erreur les consommateurs, par l'utilisation tendancieuse de prix d'appel sélectionnés unilatéralement, constituait un acte de concurrence déloyale ainsi qu'un trouble manifestement illicite que le juge des référés devait faire cesser d'urgence ;
Attendu que la Société Carrefour qui a régulièrement interjeté appel de l'ordonnance du 13 décembre 1983 demande à la Cour de :
- dire que la demande en référé des établissements Record est de la compétence du seul juge du fond dans la mesure où il y a lieu de se prononcer sur la licéité de la publicité comparative et sur l'application 422 du Code pénal ;
- dire que le Tribunal de commerce et son président sont incompétents pour statuer en matière de propriété industrielle par application de la loi du 31 décembre 1964,
- dire que la société intimée n'établit pas l'existence d'un trouble manifestement illicite résultant de la publicité comparative ni que celle-ci soit contraire aux dispositions de l'article 44 de la loi du 27 décembre 1973,
- donner acte à la société Carrefour de ce qu'elle s'engage à maintenir sauf augmentation des fournisseurs les prix figurant sur le tableau publicitaire et de ce qu'elle est prête à se soumettre à une expertise relativement à l'exactitude et à la permanence des prix relevés,
- de renvoyer les Établissements Record à se pourvoir au fond pour le surplus,
- d'interdire comme injurieuse et manifestement illicite la publicité en réponse parue dans le journal du Berry du 13 décembre 1983 sous le titre : " Au Carrefour des chimères " avec les mentions " prix comparés = publicité bidon ou comment fabriquer des prix comparés " et d'en ordonner cessation ;
Attendu que la société Groupe Arlaud Magasin Record conclut à la confirmation de l'ordonnance déférée au motif que la publicité comparative est fautive selon les principes généraux du droit même si les prix mis en parallèle sont exacts. Que l'intimée souligne qu'en l'espèce la publicité incriminée constitue un acte de concurrence déloyale tendant à faire croire dans une intention de dénigrement et en prenant pour base un échantillonnage extrêmement réduit, que tous les prix pratiqués par la société Carrefour sont inférieurs à ceux de ses concurrents ;
Attendu que la société intimée a engagé une procédure d'assignation à jour fixe qu'il convient de joindre à la procédure d'appel introduite par la société Carrefour ;
Attendu que les établissements Record soutiennent par ailleurs que leur publicité en réplique, qui d'ailleurs a pris fin, n'est ni injurieuse et ni illicite car elle n'a fait que reprendre, pour se défendre contre une publicité déloyale, les arguments adoptés par le premier juge ;
Attendu qu'aux termes des articles 491 et 809 du nouveau Code de procédure civile, le juge des référés a compétence pour prendre les mesures qui s'imposent afin de faire cesser un trouble manifestement illicite et notamment pour prononcer des condamnations à astreintes ;
Attendu qu'en présence de ces dispositions légales, la société appelante n'est pas fondée à contester la saisine du juge des référés au prétexte que le litige porterait sur un problème de marque, de propriété industrielle ou sur une infraction à l'article 422-2° du Code pénal ; qu'au surplus et de façon contradictoire, la société Carrefour admet et même revendique la compétence du juge des référés en ce qui concerne la publicité " en réponse " des établissements Record au motif qu'il s'agit d'un trouble manifestement illicite ;
Attendu qu'il n'est pas contestable, ni contesté en l'espèce, que les deux articles de presse incriminés constituent des actes de publicité comparative laquelle consiste de la part d'une entreprise commerciale à vanter ses propres produits en les comparant à ceux d'un ou plusieurs concurrents nommément désignés ou facilement identifiables, ces agissements ayant pour objectif d'accroître sa propre clientèle en détournant celle des magasins rivaux cités à titre de comparaison et accusés de pratiquer des prix plus élevés ;
Attendu que cette forme nouvelle de publicité même si elle n'est pas interdite par les textes en vigueur, n'apparaît pas conforme aux usages actuels du commerce qui n'admettent pas les actes volontaires et délibérés de dénigrement dictés bien d'avantage par un souci abusif de réclame personnelle que par la nécessité légitime d'informer l'ensemble des consommateurs;
Attendu qu'il est de principe que de tels actes de discrédits sont constitutifs de la concurrence déloyale et engagent la responsabilité de leur auteur sur le fondement de l'article 1382 du Code civil; qu'en outre, ce type de publicité tombe éventuellement sous le coup de l'article 44-1 de la loi 27 décembre 1973 lequel interdit en la matière les allégations, indications ou présentations fausses " ou de nature à induire la clientèle en erreur " ;
Attendu que si l'exactitude des prix comparatifs relevé le 9 décembre 1983 sous le contrôle d'un huissier de justice sur 133 articles distinctifs, identifiés et offerts aux même conditions de vente n'est pas en elle-même mise en doute, il n'en demeure pas moins que les échantillons unilatéralement choisis par la société Carrefour sont en nombre beaucoup trop restreint atteignant seulement moins de 0,50 % de la totalité des marchandises vendues par ces grandes surfaces commerciales pour justifier le bien fondé du thème publicitaire sous-jacent à savoir que d'une façon générale et habituelle, la société Carrefour vend moins cher que ses concurrents et notamment les établissements Record;
Attendu que contrairement aux allégations des encarts publicitaires, les prix et produits retenus ne sont nullement " significatifs ", car il peut s'agir d'articles promotionnels intentionnellement sélectionnés, de prix d'appel fixés par la société Carrefour au jour par elle choisi pour un contrôle opéré à l'insu des magasins concurrents; que ces prix offerts sans aucune garantie de durée ont pu être éventuellement compensés sur le plan de l'équilibre financier général du magasin par une élévation des prix des autres marchandises très supérieures en nombre, ne figurant pas sur le tableau comparatif ;
Attendu qu'en définitive, cette publicité prétendument comparative qui a pour effet voulu et indéniable de dénigrer les établissements similaires et rivaux ne constitue pas pour autant une source d'information claire et objective pour les consommateurs qu'elle induit en erreur en accréditant par voie d'amalgame et à l'aide d'éléments partiels de comparaison, apparemment vérifiable mais aisément manipulables, l'idée trompeuse que le niveau général des prix est plus bas chez l'auteur de la publicité que partout ailleurs;
Attendu que c'est donc à bon droit que dans une situation d'urgence incontestable, le juge des référés a décidé de mettre fin, pour le moyen d'astreintes équitablement évaluées à un trouble manifestement et doublement illicite car il perturbe les rapports commerciaux normaux des magasins de grande distribution, en instituant entre eux une publicité sauvage et fallacieuse de même qu'il égare une clientèle de consommateurs crédules en la détournant de son devoir de contrôler elle-même les prix;
Attendu que la société Carrefour qui a cru devoir immédiatement tirer un nouvel engagement publicitaire de l'ordonnance déférée en faisant croire que la justice censurait par principe la publicité, est mal fondée à réclamer devant le Cour comme elle l'a déjà effectué auprès du premier juge, la suppression de la publicité diffusée le 13 décembre 1983 par les Établissements Record en réplique à l'attaque initiale dont ils avaient été victimes, ce droit de réponse ayant été normalement exercé ;
Attendu que la société Carrefour qui succombe en son appel doit supporter les dépens de la présente instance et que par ailleurs, il n'y a pas lieu de donner acte à cette société de ce qu'elle est prête à maintenir les prix mentionnés par voie de presse, cette promesse étant actuellement sans objet ;
Par ces motifs, et ceux du premier juge : Joint les procédures inscrites sous les numéros 41 et 48 de l'année 1984 ; Reçoit la société Carrefour en son appel ; Au fond, l'en déboute et confirme l'ordonnance entreprise ; Y ajoutant, déboute la société Carrefour de son action tendant à interdire la publicité diffusée en réponse le 13 décembre 1983 par les établissements Record ; Condamne la société Carrefour aux dépens d'appel et accorde à Maître Guillaumin, avoué le bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.