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Décisions

CA Paris, 5e ch. B, 24 octobre 2002, n° 2000-21752

PARIS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Locatel (SA)

Défendeur :

IEC (SA), Challenger Ouest (Sté), Lamifilm Routage (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

MM. Carre-Pierrat, Faucher

Avoués :

SCP Garnier, Mes Teytaud, Huyghe, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay

Avocats :

Mes Le Lu, Guillotte, Esclarmonde, Chevallier.

T. com. Paris, 15e ch., du 8 sept. 2000

8 septembre 2000

LA COUR est saisie de l'appel interjeté par la SA Locatel du jugement contradictoirement rendu le 8 septembre 2000 par le Tribunal de commerce de Paris qui, dans le litige l'opposant à la SA IEC et à la SA Challenger Ouest, anciennement dénommée IEC Informatique, ainsi qu'à la société Lamifilm Routage, la condamnée, outre aux dépens, à payer:

- à la société IEC la somme de 1 million de francs en principal avec intérêts au taux légal à compter du 4 novembre 1998, ainsi que celle de 30 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- à la société Challenger Ouest la somme de 500 000 F en principal avec intérêts au taux légal à compter du 3 mars 2000, ainsi que celle de 20 000 F au titre de ses frais irrépétibles,

- à la société Lamifilm Routage la somme de 10 000 F au titre de ses frais irrépétibles, les sociétés IEC et Challenger Ouest obtenant en outre que la société Locatel soit condamnée à leur remettre et à ne pas utiliser les fichiers clients détournés à son profit et étant par ailleurs déboutées de leurs demandes de publication du jugement.

Dans ses dernières conclusions du 27 février 2002 l'appelante, qui a été condamnée pour détournement et utilisation de fichiers clients appartenant à des sociétés concurrentes, fait valoir en substance :

- que si elle a confié à Monsieur Franck Dormont, ancien salarié de la société IEC, un mailing pour la région Bretagne, elle n'a jamais autorisé celui-ci à utiliser le fichier client d'un concurrent, elle l'a licencié pour faute grave après avoir fait l'objet d'une "assignation circonstanciée accompagnée de nombreuses pièces de nature à établir le comportement frauduleux de Monsieur Dormont dans la conservation des fichiers" et il n'y a jamais eu de collusion entre elle et son salarié,

- que le débauchage par elle de trois salariés de la société IEC n'est pas justifié dans la mesure notamment où rien n'indique qu'ils ont été embauchés alors qu'ils étaient encore sous contrat avec l'intimée,

- que le détournement de fichier ne porte que sur l'établissement d'une liste de 1779 noms (composée partiellement de clients lui appartenant) destinée au mailing réalisé sur la région Bretagne - Pays de Loire, et non sur le nombre de 14 000 clients avancés sur la base des seuls fichiers remis par la société IEC à l'Huissier chargé de l'établissement des constats versés aux débats,

- que les sociétés IEC et Challenger Ouest ne justifient ni d'un préjudice commercial tiré d'une perte d'investissement, d'un manque à gagner ou d'un prétendu avantage commercial pour l'appelante ni d'un préjudice " moral " pour une procédure abusive non démontrée,

- que par sa faute, consistant en un " mixage " de deux fichiers appartenant ostensiblement à deux sociétés sans l'accord exprès de celles-ci et sans la vérification des pouvoirs de Monsieur Franck Dormont, la société Lamifilm Routage est à l'origine du litige soumis à la cour, de sorte que, en cas de condamnation de la société Locatel, elle doit être condamnée à la garantir de toutes condamnations prononcées à son encontre,

- qu'elle a dû engager des frais irrépétibles.

En conséquence la société Locatel, au visa des articles 1382, 1383 et 1384 alinéa 5 du Code civil, prie la cour de débouter les sociétés IEC et Challenger Ouest de leurs demandes. A titre subsidiaire, pour le cas où la cour confirmerait en tout ou partie le jugement déféré, la société Locatel demande que la société Lamifilm Routage soit condamnée à la garantir des condamnations prononcées à son encontre. En tout état de cause elle conclut à la condamnation solidaire des sociétés IEC, Challenger Ouest et Lamifilm Routage à lui verser une indemnité de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans ses écritures du 30 avril 2001 la société JEC soutient pour sa part :

- que, ayant décidé en 1999 d'orienter sa stratégie sur le " marché clé " de la société IEC, l'audiovisuel professionnel, l'appelante a cautionné le détournement du fichier par Monsieur Franck Dormont dont le licenciement, intervenu pour " faute grave " bien après sa connaissance des faits litigieux, ne peut aboutir à une condamnation pécuniaire de cet ancien salarié à son profit,

- que, riche de 14 000 noms, le fichier national détourné a été diffusé dans l'ensemble des directions régionales de la société Locatel et a été utilisé en dépit de l'interdiction qui lui en a été faite par une mise en demeure,

- que la société Locatel est responsable tant de ses fautes personnelles, en particulier d'imprudence, que des agissements de son salarié, Monsieur Franck Dormont, lequel a agi dans l'exercice de ses fonctions et dans l'intérêt de son employeur qui avait parfaitement connaissance de ses agissements et les a couverts, si ce n'est ordonné,

- que, outre celui de Monsieur Franck Dormont, elle a été victime d'un important débauchage de personnel par la société Locatel qui, au même moment, dans le cadre d'une action concertée, a notamment embauché la totalité de l'équipe commerciale d'une agence,

- que le détournement de son fichier, qui représente dix ans d'investissements en marketing et communication, crée un enrichissement sans cause d'une importance considérable au profit de l'appelante et, en ce qui la concerne, constitue une perte de clientèle,

- que le débauchage de salariés a provoqué chez elle une désorganisation brutale des moyens d'exercice de ses activités et une perte de clientèle,

- que les " manœuvres procédurales abusives " de l'appelante lui ont causé un préjudice certain.

En conséquence la société IEC conclut à la confirmation en son principe du jugement déféré, à sa réformation pour le surplus et à la condamnation de la société Locatel ;

- à lui verser 10 000 000 de F de dommages-intérêts pour détournement de fichiers avec intérêts au taux légal à compter de l'introduction de l'instance, le 4 novembre 1998,

- à lui remettre toutes les copies de fichiers détenues directement ou indirectement par elle, à cesser toute manœuvre frauduleuse et toute utilisation de fichiers, ce sous astreinte comminatoire de 10 000 F par jour et par acte délictueux constaté,

- à lui payer 2 700 000 F de dommages-intérêts pour le détournement de clientèle résultant du débauchage opéré à Lyon,

- à lui régler 200 000 F pour "manœuvres dolosives et abusives" et 80 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

L'intimée sollicite en outre, aux frais de la société Locatel, la publication de sa condamnation dans deux publications professionnelles ainsi que l'envoi à tous les contacts des fichiers clients d'IEC SA d'un mailing indiquant que les prospections réalisées par la société appelante l'ont été sur la base d'un fichier lui appartenant, à son insu, et ne doivent pas être pris en compte.

Dans ses uniques conclusions du 30 avril 2001 la société Challenger Ouest, auparavant INC Informatique, filiale de la société IEC, fait valoir :

- que sa base de données clientèle pour son activité de vente micro-informatique a été détournée au profit de la société Locatel qui a commandé et payé l'établissement de mailings sur copie d'une disquette du fichier IEC Informatique et n'avait pas d'offre commerciale informatique jusqu'au détournement de son fichier,

- que le détournement litigieux lui a causé un préjudice matériel caractérisé par les investissements perdus en marketing et communication réalisés ainsi qu'un préjudice moral dans la mesure où la société Locatel a profité d'un nom très connu du public pour s'implanter sur un marché qui n'a jamais été le sien.

En conséquence la société Challenger Ouest prie la cour de confirmer le jugement déféré en ce qu'il lui a alloué 500 000 F de dommages-intérêts et, statuant à nouveau, de condamner l'appelante à lui payer 50 000 F de dommages-intérêts pour appel abusif et 30 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Dans ses uniques écritures du 19 mars 2001 la société Lamifilm soutient pour sa part que sa responsabilité ne peut être engagée puisque:

- le client assure l'entière responsabilité du contenu et de la présentation des documents à expédier et les fichiers par elle établis à la demande du client restent la propriété de celui-ci,

- elle n'avait aucune raison de soupçonner M. Franck Dormont,

- son absence de référencement en qualité de fournisseur de la société Locatel est indifférent,

- rien ne lui permettait de savoir que la société appelante n'utilisait que les fichiers 18 colonnes alors qu'elle n'avait effectué qu'une seule autre prestation pour cette société,

- le mixage des fichiers avait pour vocation de renforcer la cohérence du routage et de permettre à la société Locatel de réaliser des économies,

- elle n'a aucun pouvoir de contrôle,

- au regard de ses conditions générales de vente " toute action en responsabilité ne peut aboutir à mettre à (sa) charge... une indemnité supérieure au montant de sa prestation hors taxe, à l'exclusion des affranchissements postaux ", soit en l'espèce 2 629,66 F.

Dès lors la société Lamifilm, qui fait encore valoir que la procédure dirigée à son encontre est abusive, demande à la cour de confirmer le jugement critiqué et d'y ajouter en condamnant la société Locatel à lui payer 15 000 F à titre de dommages-intérêts et 30 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR

Considérant que Monsieur Franck Dormont, " responsable marketing et communication " au sein de la société IEC, a démissionné de ses fonctions le 3 février 1998 et a été embauché en qualité de " directeur marketing audiovisuel institutionnel " par la société Locatel à compter du 9 avril 1998;

Qu'il a, à l'occasion de ses nouvelles fonctions, " voulu étoffer le fichier Locatel ", comme il l'affirme dans le litige l'opposant à cette société (conclusions signifiées le 23 mars 2000 devant le Tribunal de grande instance de Paris) et, pour ce faire, utilisé deux disquettes contenant le fichier " client/prospect " IEC, ce qu'il admet dans une lettre du 27 juillet 1998;

Considérant à cet égard que, sur requête de la société IEC et l'autorisation du Président du Tribunal de commerce de Rennes, la SCP Patrick Morisseau et Stephan Hubert, Huissier de justice dans cette ville, a examiné les fichiers remis par Monsieur Franck Dormont à la société Lamifilm pour diffuser le mailing de la société Locatel puis, après les avoir comparés avec le fichier IEC de 11 000 noms et adresses contenus dans deux disquettes, a constaté de nombreuses similitudes, permettant ainsi d'affirmer que, par l'intermédiaire de son nouveau salarié, l'appelante est entrée en possession d'un fichier de 11 000 noms et adresses comprenant en particulier des clients de la société Challenger Ouest apparaissant notamment, ce qui n'est pas contesté, dans un fichier intitulé " Locatel Nantes 2 " de 525 noms;

Considérant que l'appelante, qui ne discute pas ces faits mais tente d'en minorer la portée, a utilisé le fichier litigieux pour prospecter des clients y figurant, à tel point qu'un client de la société IEC a fait part à celle-ci de sa surprise " d'apparaître dans un mailing de la société Locatel ";

Considérant que celle-ci, pourvue d'un pouvoir de direction et de contrôle sur Monsieur Franck Dormont, a commis une faute en laissant ce préposé se servir de renseignements qu'il détenait de son ancien employeur pour entrer de manière déloyale en concurrence avec les sociétés IEC et Challenger Ouest, anciennement IEC Informatique, ce pour le plus grand profit de l'appelante qui, comme cela ressort de son rapport d'activité pour l'année 1998, avait décidé d'arrêter " la commercialisation de l'activité grand public " et de développer son activité sur " le marché de l'audiovisuel professionnel ", secteur d'activité des intimées;

Considérant que, au regard de ce qui précède, les sociétés IEC et Challenger Ouest sont fondées à obtenir, outre qu'il soit ordonné la cessation de l'utilisation des fichiers litigieux, comme l'ont fait les juges consulaires, et la remise, sous astreinte provisoire de 1 000 euros par jour de retard à compter d'une période d'un mois depuis la signification du présent arrêt, des disquettes ou copies de celles-ci contenant le fichier " client/prospect " IEC utilisé par Monsieur Franck Dormont, la condamnation de la société Locatel à des dommages-intérêts équivalant à l'investissement marketing et communication" et au coût de constitution de ces fichiers; que, compte tenu des documents comptables faisant apparaître, année par année, les coûts exposés pour obtenir la clientèle y figurant, mais aussi du fait que ceux-ci sont en partie amortis et que la perte de clientèle n' est pas prouvée, la cour possède les éléments d'appréciation suffisants pour évaluer comme le tribunal le préjudice des intimées qui ne justifient, concernant le détournement de fichier, d'aucun autre dommage, notamment moral, et ne peuvent, leur préjudice étant intégralement réparé par la condamnation prononcée à leur profit, avec intérêts au taux légal à compter du prononcé du jugement critiqué, obtenir une mesure de publicité;

Considérant que, en plus du détournement de fichier, la société IEC reproche à la société Locatel, outre une tentative de débauche, un débauchage actif de son personnel au cours de l'année 1999;

Mais considérant tout d'abord que, outre le fait qu'elle ne réclame ici la réparation d'aucun préjudice, la tentative de débauchage dont Messieurs Thierry Bertier et Didier Fourmont auraient été l'objet n'est pas démontrée dans la mesure où rien ne prouve que c'est à l'initiative de la société Locatel et dans l'exercice de ses fonctions que Monsieur Franck Dormont les a contactés;

Considérant ensuite que si Messieurs Montusclat, Husson et Cuissard ont démissionné de leur emploi de technicien de la société IEC à Lyon aux mois de juin et de juillet 1999 pour intégrer la société Locatel au mois d'août de cette même année, ces éléments sont à eux seuls insuffisants pour établir l'existence de manœuvres déloyales à l'encontre de cette société;

Considérant dès lors que, aucun autre débauchage n'étant prouvé, la cour ne peut que débouter la société IEC de ses demandes;

Considérant que, ceci étant, c'est à tort que la société Locatel soutient que la société Lamifilm doit la garantir des condamnations prononcées à son encontre;

Considérant en effet que si Monsieur Franck Dormont a, suivant télécopie du 9 juin 1998, demandé à la société Lamifilm un " mailing " de la société Locatel et lui a, pour ce faire, fourni les fichiers nécessaires, force est de constater que la société Lamifilm :

- d'une part n'avait pas à lui réclamer un quelconque pouvoir pour passer cette commande puisqu'elle avait été informée avant celle-ci que ce salarié agissait en qualité de " Directeur marketing audiovisuel institutionnel " de la société Locatel,

- d'autre part ne pouvait déceler la provenance illicite des fichiers qui lui étaient confiés, la différence de présentation entre ceux de la société IEC et ceux de la société Locatel étant insuffisante pour établir I'illicéitée dénoncée;

Considérant que la société Lamifilm ayant dû faire face à des frais irrépétibles pour se défendre devant la Cour, il est équitable de lui allouer une indemnité complémentaire de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Considérant que les sociétés IEC et Challenger Ouest sont fondées à réclamer à la société Locatel, en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, une indemnité complémentaire de 3 049 euros pour la société IEC et de 1 524 euros pour la société Challenger Ouest;

Considérant que, ceci étant, les sociétés IEC, Challenger Ouest et Lamifilm, qui ne justifient de ce chef d'aucun préjudice, doivent être déboutées de leurs demandes de dommages-intérêts pour procédure abusive;

Considérant que, partie perdante, l'appelante ne peut obtenir le remboursement de ses frais irrépétibles;

Par ces motifs: Confirme le jugement déféré en ses dispositions non contraires au présent arrêt, fixe le point de départ des intérêts moratoires au jour du prononcé du jugement déféré et ordonne la remise, sous astreinte provisoire de 1 000 euros par jour de retard à compter de la période d'un mois depuis la signification du présent arrêt, des disquettes ou copies de celles-ci contenant le fichier " client/prospect " IEC utilisé par Monsieur Franck Dormont ; Condamne la société Locatel à payer, sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, une indemnité ; complémentaire de : 3 049 euros à la société IEC, 1 524 euros à la société Challenger Ouest, 3 000 euros à la société Lamifilm ; Déboute les parties de toutes autres demandes ; Condamne la société Locatel aux dépens de première instance et d'appel; admet Maître Teytaud, Maître Huyghe et la SCP Fisselier, Chiloux & Boulay, Avoués, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.