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Décisions

Conseil Conc., 26 mai 2003, n° 03-D-24

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Pratiques mises en œuvre par la RATP dans le domaine des prestations médicales assurées à ses salariés

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président : Mme Hagelsteen ; Vice-présidente : Mme Pasturel ; Rapporteur : M. Sellier ; Membre : M. Piot.

Conseil Conc. n° 03-D-24

26 mai 2003

Le Conseil de la concurrence (commission permanente),

Vu la lettre enregistrée le 29 juillet 1999 sous le numéro F 1161, par laquelle M. Verne, médecin, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la RATP dans le domaine des prestations médicales assurées à ses salariés et qu'il estime anticoncurrentielles ; vu le livre IV du Code de commerce, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié, fixant les conditions d'application de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002, fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce ; vu les autres pièces du dossier ; le rapporteur, la rapporteure générale adjointe et le commissaire du Gouvernement entendus lors de la séance du 26 mars 2003, M. Verne, ayant été régulièrement convoqué ; adopte la décision suivante :

I. - Constatations

A. - Le système d'agrément, par la RATP, de médecins généralistes

1. Les salariés de la RATP bénéficient d'un régime de protection sociale spécifique, défini par le décret du 23 décembre 1950 relatif au régime de sécurité sociale du personnel de la Régie autonome des transports parisiens (RATP), modifié par les décrets du 17 mars 1958, 23 janvier 1964 et 21 février 1977. Au sein de la RATP, la gestion des prestations médicales est assurée par le Département Protection, Prestations et Prévention sociale. S'agissant des agents en activité de la RATP, l'organisation de la médecine de soins (à la différence de la médecine du travail et de la médecine conseil) se caractérise par la coexistence de deux systèmes :

des centres médicaux gérés par la RATP ;

des médecins généralistes agréés en ville ayant conclu avec la RATP une convention de tiers payant.

La sélection des médecins avec lesquels est conclue une convention de tiers payant s'opère au moyen d'un système d'agrément.

2. La représentante de la RATP a expliqué le fonctionnement de ce système : "Dès l'origine, il a été nécessaire de faire appel à des médecins extérieurs aux centres médicaux pour pouvoir assurer une continuité des soins dans le temps et dans l'espace. Ces médecins ont conclu une convention de tiers payant avec la RATP. Le critère principal était à l'époque, le respect des quotas [...]

Nous faisions également attention de ne pas agréer de médecins trop proches parce que la clientèle RATP est, par définition, beaucoup plus restreinte que la clientèle normale et afin de ne pas soumettre les médecins à des contraintes administratives trop lourdes (ordonnanciers particuliers - envoi des arrêts de travail à la caisse - arrêts de travail particuliers...), compte tenu du nombre de patients potentiels. On prévenait systématiquement le médecin qui recevait l'agrément, que celui-ci n'était pas transmissible automatiquement, à son successeur ou à son associé.

Il n'est pas agréé moins de trois médecins par commune pour offrir un choix suffisant aux agents et de ne pas créer de monopole pour un médecin sur la clientèle RATP.

En théorie, tout agent a le droit de consulter, à son cabinet, environ 950 médecins agréés.

En raison de l'évolution des pratiques des médecins (cabinets de groupes et télétransmission) et de la pression syndicale, le critère du quota n'est plus aussi fort.

Les médecins sont choisis soit sur candidatures spontanées soit sur candidatures proposées par des confrères. Ils sont aussi souvent choisis sur demande des agents dont ils soignent la famille qui, elle, ne relève pas du système de santé RATP (...).

L'objectif principal du quota repose sur un problème de concurrence avec nos médecins de centre. [...] La justification des quotas par le problème de la concurrence vaut surtout à partir de 1984, date à laquelle les agents ont pu consulter à leurs cabinets les médecins agréés. Auparavant, le souci était certainement la limitation des arrêts de travail abusifs.

Depuis 1984, s'est amorcée la chute de fréquentation de l'Espace Santé aussi bien pour les généralistes que pour les spécialistes. Si nous avions agréé, sans limitation de quotas, tous les médecins qui en faisaient la demande, les centres médicaux auraient connu une baisse de fréquentation encore plus forte. Cela aurait également accéléré la chute de fréquentation de nos spécialistes, compte tenu du fait que les généralistes ont leur propre réseau de spécialistes et que les agents peuvent consulter aux conditions du régime général les spécialistes en ville depuis 1992.

3. Les différents critères de sélection des médecins généralistes exerçant en cabinet sont exposés dans une note de la RATP :

Objectifs : couvrir les besoins des agents de la RATP, sans créer de concurrence déloyale entre les médecins agréés et les médecins généralistes de centres.

Aucun appel de candidatures : examen des demandes spontanées ou des demandes passant par les agents ou les élus du personnel.

Respect des quotas :

0 à 20 agents : aucun

21 à 150 agents : 3 médecins

151 à 400 agents : 4 médecins

401 à 500 agents : 5 médecins

501 à 600 agents : 6 médecins

601 à 700 agents : 7 médecins

701 à 800 agents : 8 médecins

Agrément d'un médecin seul et non d'un cabinet de groupe Ü priorité aux médecins exerçant seuls quand c'est possible.

Priorité donnée à un successeur pour éviter la rupture pour les patients, après examen des pratiques du prédécesseur.

Priorité donnée au médecin en secteur 1.

Répartition géographique sur la commune.

Équilibre hommes/femmes.

Équilibre jeunes/vieux.

Élimination régulière des candidatures les plus anciennes.

Critères de valeur médicale ou de conception de la médecine pouvant fonctionner dans le cadre d'une médecine d'entreprise, de type "dispensaire" ou "centre de santé" appréciés par le Médecin en chef, et par le responsable du recrutement des médecins agréés (seulement pour le deuxième pont), lors de l'entretien personnel.

Ces critères sont examinés conjointement, de manière à répondre au mieux aux objectifs fixés plus haut, le respect des quotas étant le seul critère fort et non transgressible".

B. - L'agrément des médecins généralistes pour la commune de Lognes (77)

4. Au cours de son audition du 16 mai 2002, M. Verne a expliqué les raisons pour lesquelles il a demandé à être agréé par la RATP ainsi que les difficultés qu'il a rencontrées : "Je suis médecin généraliste en secteur I, agréé par le ministère des Transports puisque je suis diplômé de médecine aéronautique. Au cours de l'exercice de mon activité, je reçois des appels de salariés de la RATP (environ deux/trois par mois) qui me demandent si je suis agréé pour pouvoir me consulter. J'ai adressé de multiples courriers à la RATP pour obtenir l'agrément. Jusqu'à présent, il m'a simplement été répondu que je suis sur une liste d'attente.

Lors de mes premières demandes, seuls les médecins du secteur II (honoraires libres) détenaient l'agrément. Depuis sept mois, la RATP distribue l'agrément d'une façon plus large mais me le refuse à cause de ma démarche auprès du Conseil de la concurrence. Dans mon secteur géographique, il n'y avait pas de médecins agréés. Par ailleurs, toutes les pharmacies sont agréées.

Etre agréé à la RATP donne accès à une clientèle assez nombreuse. Par exemple, dans mon secteur il y a les salariés qui travaillent sur la ligne du RER et, en plus, les étudiants de l'école de la RATP située à Champs-sur-Marne. J'estime que les gens ne peuvent pas avoir accès à mon cabinet librement. Une des particularités de ce service médical est que les consultations ne sont pas réglées directement par le patient. Il y a un système de tiers-payant total si vous passez chez un médecin agréé, la durée du remboursement étant très longue si vous passez par un médecin non agréé.

Les médecins agréés forment une sorte de "club". Ils sont conscients du bénéfice de leur appartenance à ce club, ce qui prouve, à mes yeux, l'existence d'une entente destinée à leur réserver cet avantage".

5. La RATP a communiqué deux fiches concernant la commune de Lognes. La première, datée du 11 mars 1998, fait état de l'agrément de 4 médecins pour 3 postes :

Dr Lafeuillade

Dr Ang

Dr Lecuyer

Dr Perrot (Mme) ("était à Torcy, s'est installée à Lognes, n'a rien dit, de ce fait : un médecin en surnombre).

Huit autres médecins sont candidats à l'agrément et figurent sur la fiche de commune avec les indications suivantes :

Dr Prod'homme depuis 1983 (associé du Dr Lecuyer agréé)

Dr Silber depuis 1985 (même cabinet que le Dr Torjman, candidat)

Dr Delagrave (Mme) depuis juin 1988 (même cabinet que le Dr Perrot, agréé)

Dr Dang Thi Tuyet depuis juillet 1988

Dr Verne (Mme) depuis le 25 janvier 1988 (même cabinet que le Dr Verne)

Dr Verne depuis le 21 janvier 1989 (même cabinet que le Dr Verne, Mme)

Dr Torjman depuis mai 1988 (même cabinet que le Dr Silber)

Dr Grattepanche depuis 1995 (même cabinet que le Dr Perrot, agréé).

Selon cette fiche, et compte tenu du fait que, théoriquement, la RATP ne retient pas les candidats qui appartiennent au même cabinet médical (cas du Dr Prod'homme), le candidat qui aurait dû être agréé est le Dr Silber, puisqu'il présentait, après les candidats non susceptibles d'être retenus, la candidature la plus ancienne.

Or, il résulte de la seconde fiche, datée de juillet 1999, que sont agréés les médecins dont les noms suivent :

- Dr Lafeuillade

- Dr Ang

- Dr Lecuyer

- Dr Grattepanche (Mme)

- Dr Prod'homme depuis 1983

- Dr Silber depuis 1985

- Dr Delagrave (Mme) depuis juin 1988

- Dr Dang Thi Tuyet depuis juillet 1988

- Dr Verne (Mme) depuis le 25 janvier 1988

- Dr Verne depuis le 21 janvier 1989

- Dr Torjman depuis mai 1988

- Dr Souchier depuis avril 1999

Sur cette fiche également, les candidats ne sont pas classés en fonction de l'antériorité de leur demande. La rubrique "Informations" indique : "Dr Perrot : démission le 3/5/99, avec successeur, le cabinet a une forte activité. Dr Souchier successeur, même cabinet que le Dr Grattepanche, déjà candidat.

Bien que le Dr Souchier soit le successeur du Dr Perrot, le choix s'est porté sur le Dr Grattepanche, seule médecin "femme" sur ce secteur. De plus, sa candidature est plus ancienne.

Ce secteur justifie 3 postes, il y avait donc un poste occupé en surnombre. De 21 à 150 = 3 postes".

6. Interrogée sur la façon dont avaient été attribués les agréments dans la commune de Lognes, la responsable de la RATP a précisé : "A l'époque, les communes de Lognes et de Torcy étaient groupées, en raison du nombre insuffisant d'agents dans chacune des communes, pour offrir la possibilité d'avoir des médecins agréés. C'était une pratique courante pour examiner les candidatures dans les communes situées aux franges de l'Ile-de-France. Depuis, la ligne A du RER s'est étendue à Torcy et à Lognes, la population a augmenté et les deux communes ont été séparées. Du fait du groupage, le Docteur Perrot n'a pas prévenu de son déménagement sur Lognes, ce qui explique le médecin en surnombre sur la commune de Lognes. Plusieurs faits ont milité pour agréer, en 1999, le Docteur Grattepanche : la souplesse introduite dans les quotas, le fait qu'elle exerce dans le cabinet d'un médecin qui venait de cesser son activité, le maintien de la présence féminine au moment du départ de Madame Perrot. Les deux premiers éléments relèvent d'une demande très forte des syndicats dans l'entreprise."

7. L'effectif des agents de la RATP en activité, susceptibles de s'adresser aux praticiens conventionnés par celle-ci lorsque ces agents ne se rendent pas dans les centres médicaux de la RATP, s'élevait en 1995 à 39 000 personnes, pour une population globale en région Île-de-France de 10 660 000 personnes en 1990 et 10 952 000 personnes en 1999, selon les données des recensements publiées par l'INSEE. S'agissant de la commune de Lognes, où est implanté le cabinet médical du Docteur Verne, son site Internet mentionne une population de 14 215 habitants en l'an 2000 et les chiffres communiqués par la RATP indiquent qu'y résidaient, la même année, 116 de ses agents en activité.

II. - Discussion

8. Aux termes de l'article L. 464-6 du Code de commerce : "Lorsqu'aucune pratique de nature à porter atteinte à la concurrence sur le marché n'est établie, le Conseil de la concurrence peut décider, après que l'auteur de la saisine et le commissaire du Gouvernement ont été mis à même de consulter le dossier et de faire valoir leurs observations, qu'il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure".

9. Le Docteur Verne, dans sa saisine, soutient que le système d'agrément, par la RATP, de médecins généralistes, constitue, entre la RATP et les médecins, une entente qui restreint le libre jeu de la concurrence entre les médecins généralistes et porte atteinte au principe du libre choix du médecin par le patient.

10. La représentante de la RATP a justifié la mise en place d'un système de quotas limitant le nombre de médecins agréés par commune par le souci de limiter la concurrence à laquelle sont soumis les centres médicaux gérés par la RATP : "L'objectif principal du quota repose sur un problème de concurrence avec nos médecins de centre. [...] La justification des quotas par le problème de la concurrence vaut surtout à partir de 1984, date à laquelle les agents ont pu consulter à leurs cabinets les médecins agréés. Auparavant, le souci était certainement la limitation des arrêts de travail abusifs. Depuis 1984, s'est amorcée la chute de fréquentation de l'Espace santé aussi bien pour les généralistes que pour les spécialistes. Si nous avions agréé, sans limitation de quotas, tous les médecins qui en faisaient la demande, les centres médicaux auraient connu une baisse de fréquentation encore plus forte. Cela aurait également accéléré la chute de fréquentation de nos spécialistes, compte tenu du fait que les généralistes ont leur propre réseau de spécialistes et que les agents peuvent consulter aux conditions du Régime général les spécialistes en ville depuis 1992".

11. Toutefois, les médecins exerçant leurs activités dans les centres médicaux étant des salariés de la RATP, les relations entre la RATP et ces médecins sont des relations d'employeur à salariés et ne peuvent donc être analysées comme constituant un accord de volonté entre des opérateurs autonomes.

12. S'agissant des médecins libéraux agréés, aucun élément du dossier ne permet d'établir l'existence d'une concertation entre eux et la RATP afin de limiter le nombre de médecins agréés, de mettre en place des conditions de sélection discriminatoires ou d'empêcher l'agrément d'un de leurs confrères en particulier. Bien que le défaut d'attribution d'un ordre de priorité dans les critères de sélection appliqués et la mise en œuvre peu rigoureuse de ces critères soient susceptibles de conférer un caractère discriminatoire au processus d'agrément, les comportements dénoncés procèdent de décisions unilatérales de la RATP, et non d'un accord de volontés entre celle-ci et les médecins libéraux agréés. Le courrier adressé par la RATP aux médecins qu'elle agrée et les notices qui l'accompagnent, précisant notamment la durée de cet agrément, le lieu d'exercice du médecin, ses obligations (soins délivrés gratuitement, document à remplir, ainsi que ses relations avec la RATP (remboursement des actes, fourniture des imprimés, rapports avec les médecins conseils), ne comportent en effet pas d'indication sur les critères de sélection mis en œuvre. Il ne peut donc être considéré que ces documents ont renseigné les médecins agréés sur le caractère éventuellement discriminatoire de la sélection opérée en leur faveur et qu'ils attestent de leur consentement à cette pratique.

13. Dans ses observations, le commissaire du Gouvernement s'interroge, par ailleurs, sur l'existence d'un marché de l'achat des prestations de soins pour les salariés de la RATP, sur lequel la RATP serait dominante, et soutient que, dans ce cadre, le caractère arbitraire et discriminatoire de la sélection des médecins agréés constituerait un abus.

14. Toutefois, l'offre des soins généralistes par les médecins agréés par la RATP ne présente un caractère spécifique que pour les agents RATP. Or, compte tenu des quotas définis par la RATP, les localités concernées comptent un médecin agréé pour, au maximum, 100 agents RATP. Une clientèle potentielle aussi limitée ne permet pas à un médecin d'exercer un pouvoir de marché. Le marché, susceptible d'être affecté par les pratiques reprochées à la RATP, doit donc être élargi aux soins généralistes offerts à l'ensemble de la population du secteur géographique concerné. Dans un avis du 20 juin 1985, la Commission de la concurrence avait noté le caractère local de l'activité des médecins, les patients n'étant pas prêts à effectuer des déplacements importants dans le seul but de consulter un médecin aux honoraires moins élevés et les caisses d'assurance maladie ne remboursant pas les déplacements à domicile des médecins qui ne résident pas dans la même agglomération, ou, à défaut, dans l'agglomération la plus proche. Or, l'effectif des agents en activité de la RATP ne représente, tant dans la commune d'exercice du saisissant qu'à l'échelle globale de la région Île-de-France, qu'une part minime de la population totale. A titre d'exemple, les agents RATP de la commune de Lognes représentent 0,8 % de la population totale. Il ne peut donc être considéré que, par l'intermédiaire de l'agrément de médecins pour les soins aux agents RATP, la Régie, en position de monopole légal sur le marchés des transports parisiens, est susceptible de porter atteinte aux marchés locaux des soins dispensés par les médecins généralistes.

15. Il résulte de l'ensemble de ce qui précède, qu'il n'est pas établi que la RATP a mis en œuvre des pratiques prohibées par le livre IV du Code de commerce et qu'il y a lieu de faire application de l'article L. 464-3 dudit code.

DÉCISION

Article unique - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.