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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 29 avril 2003, n° ECOC0300180X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

France Télécom (SA)

Défendeur :

Cegetel (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lacabarats

Conseillers :

Mme Pénichon, M. Le Dauphin

Avoués :

SCP Gibou-Pignot-Grappotte-Benetreau, Me Teytaud

Avocats :

Mes Clarenc, Freget.

CA Paris n° ECOC0300180X

29 avril 2003

Par lettre du 29 octobre 2002, la société Cegetel a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société France Telecom, qu'elle estime prohibées par les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce et qui concernent le secteur des services téléphoniques spéciaux de libre appel (" numéros verts " de la société France Telecom) et à coûts partagés (" numéros azur " et " numéros indigos " de la société France Telecom).

La société Cegetel a assorti cette saisine d'une demande de mesures conservatoires.

Les services spéciaux de téléphonie consistent à offrir aux entreprises, administrations et associations la possibilité de proposer aux clients ou usagers une communication gratuite (numéros de libre appel) ou facturée à l'appelant à un taux qui est indépendant de sa localisation géographique (numéros à coûts partagés).

Jusqu'au mois de décembre 1997, la société France Telecom bénéficiait d'un monopole sur ces services qui ont été ouverts à la concurrence à compter du premier janvier 1998.

L'intensité de la concurrence sur ce secteur devait s'accroître avec la mise en place de la " portabilité " des numéros qui se définit comme la possibilité offerte à un abonné d'un opérateur de télécommunications (par exemple, une entreprise bénéficiant d'un " numéro vert ") de changer d'opérateur tout en conservant le même numéro d'appel.

La plainte de la société Cegetel est motivée par la prétention de la société France Telecom de réserver à son seul profit l'usage des dénominations " numéro vert ", " numéro azur " et " numéro indigo ", en invoquant le droit des marques, les contrats " Numéro accueil " proposés par l'opérateur étant susceptibles, selon la plaignante qui incrimine spécialement les clauses 3.3 et 14.4.2 de ces contrats, de rendre indissociables les marques dont se prévaut la société France Telecom pour ces dénominations et les numéros téléphoniques attribués.

Par décision du 5 mars 2003 statuant sur la demande de mesures conservatoires, le Conseil de la concurrence a:

- Enjoint à la société France Telecom, à compter de la notification de cette décision et dans l'attente d'une décision au fond, de suspendre, pour tous les contrats " numéros accueil " signés à une date antérieure ou concomitante à la date de la décision qui feraient l'objet d'une résiliation avec portage du numéro spécifique de l'abonné chez un opérateur concurrent, l'application de la clause insérée aux articles 3.3 et 14.4.2 du contrat, relative à la perte du droit d'utilisation des marques de la société France Telecom et à laquelle se réfèrent également les mandats de portabilité annexés aux conventions d'interconnexion de la société France Telecom;

- Enjoint à la société France Telecom d'informer, par courrier, dans les deux mois de la notification de la décision, tous ses clients titulaires de contrats " numéros accueil " signés à une date antérieure ou concomitante à celle de la décision de la suspension prononcée, en joignant une copie de cette décision.

La société France Telecom a formé un recours contre la décision de mesures conservatoires le 20 mars 2003, en demandant à la cour d'annuler ou de réformer cette décision, de dire qu'il n'y a pas lieu à mesures conservatoires et de condamner la société Cegetel à lui payer la somme de 10 000 euros au titre de l'article 700 du NCPC.

Par un mémoire du 31 mars 2003, la société Cegetel a conclu, à titre principal à la nullité, à titre subsidiaire à l'irrecevabilité ou au rejet du recours, en demandant à la cour de condamner la société France Telecom à lui payer la somme de 50 000 euros au titre de l'article 700 du NCPC.

Le premier avril 2003, la société France Telecom a déposé des conclusions réitérant ses prétentions et moyens.

Le même jour, la société Cegetel a déposé des conclusions d'irrecevabilité des dernières écritures de la société France Telecom.

Sur la régularité de la procédure du recours, la recevabilité des demandes et des écritures :

Considérant que la société Cegetel soutient que la société France Telecom a violé les dispositions de l'article 10 du décret du 19 octobre 1987 quant à la désignation de l'objet du recours, que ses demandes sont irrecevables puisqu'elles visent en réalité à contester la saisine au fond de la société Cegetel, que ses conclusions déposées le jour même de l'audience des plaidoiries devant la cour doivent être écartées des débats;

Mais considérant que la société France Telecom s'est conformée à l'exigence de motivation qui lui est imposée par le texte susvisé en exposant les moyens susceptibles de justifier, soit l'annulation, soit la réformation de la décision contestée ; quelle l'a fait dans des conditions qui n'ont pu induire en erreur la société Cegetel sur l'objet de la contestation, comme en atteste la réponse détaillée fournie par la défenderesse à l'ensemble de l'argumentation développée par la société France Telecom;

Considérant en outre que pour obtenir l'annulation ou la réformation de la décision du Conseil de la concurrence, la société France Telecom était en droit de contester les allégations de la société Cegetel quant à la réunion des conditions requises pour voir ordonner des mesures conservatoires, sans que cette contestation ait la moindre incidence sur la recevabilité ou la pertinence au fond de la saisine du Conseil de la concurrence par cette société ;

Considérant enfin que la société France Telecom ne peut se voir imputer une violation du principe de la contradiction même si elle a déposé des conclusions le jour de l'audience des plaidoiries dès lors que ces conclusions, inopérantes quant à la détermination des prétentions et moyens auxquels la cour doit répondre, se bornent à réitérer son argumentation initiale et à répliquer à celle de la société Cegetel ; que la première série de griefs formulés par la société Cegetel doit être en conséquence rejetée

Sur le bien fondé du recours:

Considérant que la société France Telecom fait valoir:

- Que la décision attaquée a commis une erreur manifeste dans son analyse du marché pertinent, en ce quelle a relevé à tort qu'il pourrait exister un marché des "numéros de services spéciaux" ;

- Qu' elle a également commis une erreur s'agissant de l'objet et de la portée effective des conditions d'utilisation de ses marques associées à la fourniture des services téléphoniques spéciaux, ces conditions ayant pour objet légitime la protection des dites marques ;

- Que la décision n'a pas établi que ces conditions d'utilisation auraient eu pour effet de créer une barrière à l'entrée des concurrents sur le marché des services spéciaux ou une barrière à la mise en œuvre de la "portabilité" des numéros spéciaux ;

- Qu'elle n'a pas non plus établi, ni même cherché à établir que les restrictions de concurrence imputées à ces conditions d'utilisation pouvaient être réputées conformes au droit de la concurrence comme étant inhérentes et indispensables à la protection des marques ;

- Que la décision attaquée n'a établi ni la réalité, ni la causalité de l'atteinte grave et immédiate imputée aux faits reprochés à la société France Telecom;

- Que la première injonction prononcée par le Conseil de la concurrence méconnaît les conditions d'application de l'article L. 464-1 du Code de commerce et porte gravement atteinte aux droits des marques de la société France Telecom;

Qu'il convient, sans prendre de mesures conservatoires, de lui donner acte de son engagement de préciser, dans les conditions d'utilisation de ses contrats, la portée effective de la clause de perte du droit d'utilisation des marques, en cas de résiliation de la convention de fourniture de services spéciaux ;

Considérant cependant que des mesures conservatoires peuvent être décidées, sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce, en cas d'atteinte grave et immédiate à l'économie générale, à celle du secteur intéressé, à l'intérêt des consommateurs ou à l'entreprise plaignante, même sans constatation préalable de pratiques manifestement illicites au regard des articles L. 420-1 et L. 420-2 du même Code ; qu'il suffit que les faits dénoncés et visés par l'instruction dans la procédure au fond soient suffisamment caractérisés pour être tenus comme la cause directe et certaine de l'atteinte relevée ;

Considérant que, quelle que soit la terminologie employée par le Conseil de la concurrence pour délimiter le marché des " numéros " ou " services " spéciaux de téléphonie, les pièces versées aux débats sont de nature à attester de l'existence d'un marché dédié à ces prestations ; qu'il suffit à cet égard de relever que les prestations en cause correspondent à une offre et une demande spécifiques et qu'elles permettent à une entreprise, une administration ou une association d'établir un lien direct avec les tiers cherchant à entrer en contact avec elles par des numéros d'appel ( O8XXXXXXXX) et un mode de facturation particuliers ;

Considérant qu'en outre, malgré l'ouverture à la concurrence, la société France Telecom détenait encore à la fin de l'année 2001 plus de 85 % des numéros de libre appel, 80 % des numéros à coûts partagés, et se trouve encore en position dominante sur ce marché ;

Considérant, quant aux pratiques imputées à la société France Telecom, que cette société est titulaire de différentes marques portant notamment sur les dénominations dont la société Cegetel revendique l'usage pour ses clients (" numéro vert ", " numéro azur ", " numéro indigo ") ; que l'article 3.3 des conditions spécifiques du contrat qu'elle propose à ses clients pour les services téléphoniques spéciaux autorise le cocontractant à utiliser les marques en question jusqu'à l'expiration ou la résiliation de ce contrat; que l'article 14.4.2 du même document précise que " la mise en place effective du portage du numéro accueil a pour effet la résiliation de plein droit du contrat numéro accueil y afférent et de tous les droits qui y étaient attachés (dont la perte du droit d'usage de la marque ) ";

Considérant que la protection légitime des droits attachés au dépôt d'une marque doit se concilier avec le nécessaire respect des règles de la concurrence ; qu'en l'état de l'instruction de l'affaire, les pièces de la procédure révèlent que les marques litigieuses ont acquis une grande notoriété chez les professionnels et dans le public ; que les numéros d'appel des services téléphoniques spéciaux sont étroitement liées aux marques correspondantes, à tel point que celles-ci tendent à désigner, non l'opérateur fournisseur des services, mais la nature de ces services et leur mode de tarification; qu'elles sont exploitées en ce sens par les entreprises et administrations dans leur politique de communication, comme en attestent notamment les documents promotionnels des sociétés Volkswagen, Club Med, Bledina, La Poste, Cetelem, Maeva, Samsung, Avis, Austrian Airlines ou les documents d'information de la Ville de Paris et du Ministère de l'Intérieur qui associent systématiquement le numéro d'appel qui leur a été attribué par la société France Telecom à l'une des dénominations spécifiant la nature du service téléphonique offert ;

Considérant que dans un tel contexte, les clauses incriminées par la société Cegetel peuvent inciter les clients de la société France Telecom, quel que soit l'intérêt des prestations proposées par d'autres opérateurs, à renoncer à une " portabilité " qui les priverait d'un élément déterminant l'identification du service à l'égard des tiers ou les contraindrait à un renouvellement coûteux de leurs documents de promotion ou d'information; que l'importance des dénominations en cause et l'obstacle au changement d'opérateur dont leur privation éventuelle pourrait être la cause sont attestées en particulier par une lettre adressée le 19 décembre 2001 par le Groupe Volkswagen à la société Cegetel pour l'informer de la suspension de la mise en place de la " portabilité " en raison de l'interdiction d'usage de la mention " numéro vert ", ainsi que par le nombre infime, - représentant environ 1 % du trafic total généré par les services téléphoniques spéciaux au profit de la société France Telecom -, de clients de cette société ayant choisi de changer d'opérateur pour leurs services; que même si la société France Telecom ne détient plus une position monopolistique sur le marché considéré, les clauses contractuelles contestées sont, sous réserve de l'appréciation qui en sera faite au fond, susceptibles de placer les clients désireux de conserver, pour leurs services téléphoniques spéciaux, une identification connue de tous en état de dépendance vis-à-vis de leur cocontractant d'origine; qu'elles sont ainsi de nature à provoquer une fidélisation abusive contraire au dispositif réglementaire d'ouverture du marché à la concurrence et à faire obstacle à la pénétration du marché par d'autres opérateurs;

Considérant qu'en l'état d'un marché pouvant générer des chiffres d'affaires substantiels pour les opérateurs, la pratique dénoncée, de nature à constituer une infraction à la libre concurrence, a pour effet de porter une atteinte grave et immédiate au secteur économique concerné sur lequel la présentation d'offres concurrentes se trouve ralentie; qu'elle met également obstacle à un développement normal de la société Cegetel sur ce marché, puisque les clients de la société France Telecom envisageant de choisir l'offre Cegetel se voient notamment refuser par leur cocontractant toute dérogation à l'obligation de renouveler immédiatement l'ensemble de leurs supports de communication pour en faire disparaître les dénominations appartenant à la société France Telecom ;

Considérant que les conditions requises pour la mise en œuvre de mesures conservatoires étant ainsi réunies, le Conseil de la concurrence a fait une exacte appréciation de ses pouvoirs en prononçant, pour un temps limité à la durée de sa procédure jusqu'à sa décision sur le fond, une suspension de l'application des clauses 3.3 et 14.4.2 des contrats proposés par la société France Telecom ;

Considérant cependant que toute mesure prise sur le fondement de l'article L. 464-1 du Code de commerce doit être strictement limitée à ce qui est nécessaire pour faire face à l'urgence et à la préservation des intérêts de la partie demanderesse, sans affecter de manière excessive les prérogatives de la partie mise en cause;

Or, considérant que ne répond pas à cette exigence la mesure mise en œuvre par la décision déférée, en ce qu'elle équivaut à contraindre sans restriction pendant la durée de la procédure devant le Conseil de la concurrence le titulaire d'une marque à consentir contre sa volonté à un tiers une licence d'utilisation de cette marque , alors que les pièces de la procédure montrent que l'obstacle essentiel dans l'immédiat à l'application du mécanisme de " portabilité " est l'obligation faite aux entreprises de renouveler sans délai l'ensemble de leurs supports de communication, en cessant d'utiliser ceux revêtus des marques appartenant à la société France Telecom ; qu'il convient dès lors, pour restreindre provisoirement dans des conditions admissibles l'atteinte portée aux droits de l'opérateur sur ses marques, de cantonner l'usage de celles-ci, par les clients ayant résilié leur convention "numéro accueil" avec portage, aux supports de communication, quelle qu'en soit la nature, existant à la date retenue par le Conseil de la concurrence; que dans le même souci de proportionnalité de la mesure par rapport aux intérêts en cause, l'information requise de la société France Telecom auprès de ses clients, nécessaire au rétablissement d'une concurrence loyale entre les opérateurs, doit être accompagnée, non d'une copie intégrale de la décision, mais seulement de celle de son dispositif, tel qu'il est aménagé par la cour;

Considérant que la solution donnée au recours commande de mettre à la charge de la société France Telecom les dépens de la procédure, sans qu'il y ait lieu pour autant à application de l'article 700 du NCPC au profit de la société Cegetel;

Par ces motifs, LA COUR, Déclare réguliers et recevables le recours, les écritures et les prétentions de la société France Telecom, Réformant partiellement la décision n° 03-MC-02 du 5 mars 2003 du Conseil de la concurrence relative à la demande de mesures conservatoires présentée par la société Cegetel: Enjoint à la société France Telecom, à compter de la signification de la présente décision et dans l'attente de la décision au fond du Conseil de la concurrence, de suspendre pour tous les contrats " numéro accueil " signés à une date antérieure ou concomitante au 5 mars 2003 qui feraient l'objet d'une résiliation avec portage du numéro spécifique de l'abonné chez un opérateur concurrent, l'application de la clause insérée aux articles 3.3 et 14.4.2 du contrat relative à la perte du droit d'utilisation des marques de la société France Telecom et à laquelle se réfèrent également les mandats de " portabilité " annexés aux conventions d'interconnexion de la société France Telecom, mais seulement en ce que ladite clause fait obstacle à l'utilisation des supports de communication revêtus d'une marque de la société France Telecom existants à la date du présent arrêt; Enjoint à la même d'informer par courrier, dans les deux mois de la signification du présent arrêt, tous ses clients titulaires de contrats " numéro accueil " s ignés à une date antérieure ou concomitante au 5 mars 2003 de la suspension de la clause précitée dans la mesure ci-dessus précisée en cas de résiliation du contrat avec portage du numéro spécifique de l'abonné chez un opérateur concurrent, en joignant en annexe une copie du dispositif de cet arrêt, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du NCPC, Condamne la société France Telecom aux dépens.