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Décisions

Cass. crim., 26 février 1998, n° 97-80.238

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Schumacher(faisant fonction)

Rapporteur :

Mme de la Lance

Avocat général :

M. Lucas

Avocats :

la SCP Nicolay, de Lanouvelle.

TGI Douai, ch. corr., du 14 nov. 1995

14 novembre 1995

LA COUR : - Sur les pourvois formés par L Pierre, p Nicole, épouse L, L Yves, contre l'arrêt de la Cour d'appel de Douai, 6e chambre, en date du 26 novembre 1996, qui, pour exercie illégal de la profession de banquier et infraction à la législation sur le démarchage à domicile, a condamné les deux premiers à un an d'emprisonnement dont 8 mois avec sursis et 200 000 francs d'amende, le troisième à 6 mois d'emprisonnement avec sursis et 100 000 francs d'amendes, et a ordonné la publication de la décision. - Joignant les pourvois en raison de la connexité ; - Vu le mémoire produit commun aux demandeurs ; - Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation des articles 10 et 75 de la loi du 24 janvier 1984, 591 et 593 du Code de procédure pénale, insuffisance de motifs, défaut de base légale :

" en ce que l'arrêt a reconnu les consorts L, en qualité de dirigeants de la société D, coupables du délit d'exercice illégal de la profession de banquier ;

" aux motifs adoptés que l'objet de la société D est la commercialisation, en tant que grossiste, de meubles et d'articles de literie ; que sa clientèle est composée presque exclusivement de marchands forains ; que des pièces du dossier, et notamment des déclarations non contestées des marchands forains, MM. Even, Georges Aubert, Bruno Aubert et Laurent Louillet, il ressort que la société D se faisait remettre en paiement des marchandises qu'elle vend aux marchands forains, des chèques établis sans ordre de bénéficiaire par les clients des marchands forains, en prenant une commission de 2 à 3 % ; qu'une telle pratique constitue une opération de banque ; et aux motifs propres que, si rien n'interdit à la société D de recevoir habituellement en paiement des chèques sans indication du nom du bénéficiaire, le fait qu'elle prélève systématiquement un abattement, même si elle n'a pas à craindre ou à déplorer des impayés (cf. dépositions Georges Aubert, Bruno Aubert et M. Even) exclut la notion d'opération de trésorerie au sens de l'article 12 de la loi n° 84-46 du 24 janvier 1984 ; qu'il s'agit pour la société D de mise à disposition de moyens de paiement ;

" alors, d'une part, que selon la déposition de Georges Aubert, c'est à titre de garantie contre d'éventuels impayés que la société D prélevait un pourcentage de 2 ou 3 % sur le montant des chèques remis par les marchands forains ; que la cour ne pouvait, sans se contredire, se fonder sur cette déposition pour retenir l'absence de risque d'impayé ;

" alors, d'autre part, que la cour était régulièrement saisie de conclusions péremptoires, par lesquelles les prévenus faisaient valoir (pages 6 et 7) que le procédé de règlement mis en place par eux était lié à leur activité commerciale et n'avait pas pour seul but la gestion de moyens de paiement, et donc qu'il ne pouvait constituer une opération de banque au sens de la loi ; que la cour ne pouvait statuer valablement sans y répondre " ;

Vu lesdits articles ; - Attendu que tout jugement ou arrêt doit contenir les motifs propres à justifier sa décision ; que l'insuffisance de motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt attaqué que Nicole P, Pierre L et Yves L, respectivement président, directeur commercial et administrateur de la société D, ayant pour activité la vente en gros de meubles et d'articles de literie, sont poursuivis pour avoir effectué des opérations de banque, en violation des dispositions des articles 10 et 75 de la loi du 24 janvier 1984 relative à l'activité et au contrôle des établissements de crédit ;

Attendu que, pour les déclarer coupables de ce délit, la cour d'appel énonce, par motifs propres ou adoptés, que la société D, dont la clientèle est constituée, pour l'essentiel, de marchands forains non titulaires de comptes bancaires, se fait remettre par ceux-ci, en paiement de leurs achats, des chèques, sans indication du bénéficiaire, établis par les particuliers qu'ils démarchent, en prenant une commission de 2 à 3 % ; qu'elle ajoute que ce prélèvement systématique, alors même que la société n'a pas à craindre ou à déplorer d'impayés, exclut la notion d'opération de trésorerie au sens de l'article 12 de la loi précitée et qu'il s'agit donc bien d'une mise à disposition de moyens de paiement, constitutive d'une opération de banque au sens de cette même loi ;

Mais attendu qu'en statuant ainsi, sans caractériser l'existence d'opérations passées au débit ou au crédit de comptes ouverts à des tiers permettant le transfert de fonds au sens des articles 1er et 4 de la loi du 24 janvier 1984, la cour d'appel n'a pas justifié sa décision ; d'où il suit que la cassation est encourue ;

Sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 1er et 5 de la loi du 22 décembre 1972, devenus articles L. 121-21 et L. 121-28 du Code de la consommation, 3 du décret-loi du 30 octobre 1935 (unifiant le droit en matière de chèques) et 591 et 593 du Code de procédure pénale, insuffisance de motifs, défaut de base légale :

" en ce que l'arrêt a reconnu les consorts L, en leur qualité de dirigeants de la société D, coupables d'infraction à la législation sur le démarchage à domicile ;

" aux motifs que les quatre forains entendus ont indiqué ne pas avoir remis de contrat car ils ne savaient ni lire ni écrire ; qu'ils ont également indiqué que la société D ne leur avait donné aucune instruction ; qu'à plusieurs reprises lors de l'enquête, Pierre L n'a cessé d'affirmer qu'il n'avait ni vendeur ni représentant ; que les pièces du dossier ne permettent pas d'affirmer le contraire ; que les forains sont des commerçants indépendants, même si, à l'égard de la clientèle, certains entretiennent l'ambiguïté en remettant des cartes de garantie ou des prospectus à l'enseigne de D ; que cependant, il résulte également du dossier que c'est sur ordre des dirigeants de D que ces cartes sont remises aux marchands forains, sachant l'utilisation frauduleuse qu'ils en feront, sans laquelle le chiffre d'affaires baisserait considérablement ; que les personnes démarchées sont moins réticentes à acheter un matelas ou un meuble, en pensant avoir affaire à une société ; que par ailleurs, pendant longtemps, la société D a interdit à ses propres clients d'utiliser leurs propres chéquiers pour acquérir de la marchandise, les obligeant à obtenir au plus tôt des chèques de la part des personnes démarchées ; qu'ainsi le système financier mis en place et accepté par les commerçants forains conduit à enfeindre la loi sur le démarchage à domicile en ce qui concerne la remise d'effets avant la fin du délai de réflexion ; que les dirigeants de la société D ont donc fait pratiquer un démarchage à domicile irrégulier, les dispositions des articles concernés du Code de la consommation n'étant pas subordonnées à l'existence d'un contrat de travail ; que l'infraction est constituée ;

" alors, d'une part, qu'une personne ne fait pratiquer le démarchage au sens de la loi que si elle est liée contractuellement au particulier démarché, donc si le démarcheur est soit son salarié, soit son mandataire ; que la constatation selon laquelle les marchands forains étaient des commerçants indépendants et n'étaient pas les représentants de la société D, excluait nécessairement l'infraction pour les dirigeants de cette société ;

" alors, d'autre part, que seul le titulaire d'un compte bancaire peut posséder un chéquier ; que, dans leur témoignage, trois des forains entendus dans la procédure (Georges Aubert, Bruno Aubert, Michel Even) affirmaient ne pas disposer de comptes bancaires, ce qui les contraignait à remettre à la société D les chèques émis par les particuliers ; que la cour ne pouvait, sans se contredire, se fonder sur les déclarations de ces forains pour retenir que la société D leur avait interdit d'utiliser leurs propres chéquiers " ;

Vu lesdits articles ; - Attendu que tout jugement ou arrêt doit contenir les motifs propres à justifier la décision ; que la contradiction des motifs équivaut à leur absence ;

Attendu qu'il ressort des énonciations de l'arrêt attaqué que des marchands forains qui se fournissent auprès de la société D, ont vendu des meubles à des particuliers démarchés à leur domicile, sans remettre de contrat et sans respecter le délai de réflexion ; que les dirigeants de la société précitée sont seuls poursuivis pour infraction à la réglementation sur le démarchage à domicile ;

Attendu que, pour les déclarer coupables de ce délit, les juges du second degré retiennent que, si les forains sont des commerçants indépendants, une certaine ambiguïté est entretenue par la remise à ces derniers de cartes de garanties ou de prospectus à l'enseigne de la société D, sur ordre des dirigeants de celle-ci qui en connaissent l'utilisation frauduleuse, les personnes démarchées étant moins réticentes en pensant avoir à faire à une société ; que le mode de règlement de leurs achats accepté par les forains, qui les oblige à obtenir au plus tôt des chèques auprès de leurs clients, apparaît être le seul en vigueur ; que le système financier mis en place conduit à enfreindre la loi sur le démarchage à domicile en ce qui concerne la remise d'effets avant la fin du délai de réflexion ; qu'ils ajoutent que les dirigeants de la société D ont ainsi fait pratiquer un démarchage à domicile irrégulier, les dispositions des articles L. 121-21 et suivants du Code de la consommation " n'étant pas subordonnées à l'existence d'un contrat de travail " ;

Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors qu'elle ne pouvait, sans se contredire ou mieux s'en expliquer, d'une part, relever que les marchands forains étaient des commerçants indépendants qui revendaient la marchandise acquise auprès de la société D, et d'autre part, admettre implicitement un lien de subordination et de dépendance des démarcheurs à l'égard des prévenus, la cour d'appel a méconnu le principe susvisé et privé sa décision de base légale ; que la cassation est, à nouveau, encourue de ce chef ;

Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu d'examiner le troisième moyen proposé, casse et annule, en toutes ses dispositions, l'arrêt de la Cour d'appel de Douai, en date du 26 novembre 1996, et pour qu'il soit jugé à nouveau, conformément à la loi ; renvoie la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris.