CA Nancy, 2e ch., 20 juin 2001, n° 1520-2001
NANCY
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Linvosges (SA)
Défendeur :
Hans (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Moureu
Conseillers :
M. Courtois, Mme Gebhardt
Avoués :
SCP Millot Logier Fontaine, SCP Chardon-Navrez
Avocats :
Mes Loubeyre, Klein.
Le 7 avril 2000, la SA Linvosges, créée en 1923 sous la dénomination "Le Linge des Vosges", a assigné la SA François Hans en suppression de toute mention de l'appellation " Le Linge des Vosges " sous astreinte de 10 000 F (1 524,49 euros) par infraction constatée et en paiement d'1 F (0,15 euro) provisionnel à titre de dommages-intérêts ainsi que d'une indemnité de procédure de 10 000 F (1 524,49 euros) en plus des dépens. Elle a fait valoir que l'utilisation litigieuse engendrait une confusion pour la clientèle entre les deux sociétés ayant la même activité.
La société Hans a contesté cette action en soulignant que la dénomination, purement descriptive, avait été abandonnée depuis soixante-sept ans et en observant que la concurrence déloyale supposait un acte volontaire destiné à nuire.
Par jugement du 8 novembre 2000 rendu après débats du 28 juin 2000, le Tribunal de commerce de Saint-Die-des-Vosges a débouté la SA Linvosges de ses demandes en la condamnant à une indemnité de procédure de 7 000 F (1 067,14 euros) en plus des dépens. Le tribunal a considéré qu'aucune marque "Le Linge des Vosges" n'était déposée à l'INPI et que cette expression présentant un caractère de grande généralité ne pouvait créer de confusion avec la marque "Linvosges".
Appel a été interjeté le 15 janvier 2001 par la SA Linvosges qui a été autorisée à assigner l'intimée à jour fixe et qui conclut à l'infirmation de cette décision en demandant à la cour de:
- faire droit à sa demande en ordonnant à la société François Hans la suppression et la dépose de toute mention de l'appellation "Le Linge des Vosges" de tous supports, bâtiments, panneaux, affiches, publicités, documents sous astreinte de 10 000 F (1 524,49 euros) par infraction constatée, passé le délai de 10 jours à compter de la signification de la décision à intervenir,
- ordonner la publication du dispositif de l'arrêt dans trois journaux de son choix pour un coût unitaire de 20 000 F (3 048,98 euros) par insertion,
* condamner la société Hans à la somme provisionnelle de 1 F (0,15 euro) à titre de dommages-intérêts ainsi qu'une indemnité de procédure de 50 000 F (7 622,45 euros) en plus des dépens.
Au soutien de son recours, l'appelante fait valoir pour l'essentiel :
- qu'elle a toujours utilisé l'appellation dans sa version complète depuis sa création puis sous une contraction depuis 1931 sans que la société François Hans antérieure de plus de quatre- vingts ans ne formule aucune protestation, que la notoriété et l'indivisibilité des deux appellations sont établies par acte authentique du 29 mai 1968, que la contraction ne peut être assimilée à une renonciation à l'appellation initiale ;
- que le caractère distinctif peut être acquis par l'usage et qu'elle bénéficie d'un droit privatif sur sa dénomination sociale, que la société Hans a procédé à l'usurpation et à l'initiation servile de ces dénominations, que la dénomination complexe "Le Linge des Vosges" était disponible en 1923 et est devenue notoire;
- que ce n'est qu'en 1999 après cent-cinquante-six ans d'existence que la société Hans a imaginé à l'occasion du rachat des locaux d'une usine "ravir" en toute connaissance l'appellation concurrente sans aucune nécessité, que ni la volonté de nuire, ni le préjudice commercial, ne sont exigés pour une action en concurrence déloyale, qu'enfin la société Hans a commis un agissement parasitaire fautif en copiant sans nécessité une valeur économique individualisée fruit d'un effort intellectuel et d'investissements constants.
La SA Hans, quant à elle, conclut à la confirmation du jugement et réclame 50 000 F (7 622,45 euros) de dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi qu'une indemnité de procédure de 10 000 F (1 524,49 euros) en plus des dépens.
En réponse à l'argumentation adverse, l'intimée réplique en substance :
- que la dénomination "Le Linge des Vosges"est d'une banalité telle qu'elle ne saurait conférer de quelconques droits privatifs, que la société Linvosges n'utilise plus cette mention mais l'expression "L'amour du Beau Linge", qu'elle-même fait toujours apparaître son nom en plus de l'indication litigieuse ;
- que plusieurs conditions cumulatives doivent être réunies pour que l'action en concurrence déloyale puisse prospérer à savoir usage d'un même nom, situation de concurrence, risque de confusion et préjudice, qu'aucune n'est ici remplie, qu'enfin la preuve du profit tiré de la publicité, du marketing et du renom de l'appelante n'est pas démontrée, que les deux sociétés qui interviennent sur des clientèles différentes ne sont pas en situation de concurrence.
Motifs de la décision
Vu la décision entreprise ; Vu les conclusions déposées le 21 mai 2001 par l'appelante et le 17 mai 2001 par l'intimée: Les parties ne discutent pas la recevabilité formelle de l'appel et aucun élément du dossier ne conduit la cour à le faire d'office.
L'action est fondée non pas sur le droit des marques ou des appellations d'origine à défaut de dépôt ou d'enregistrement mais sur la concurrence déloyale par confusion ainsi qu'il résulte de l'assignation.
L'action en concurrence déloyale relève de la responsabilité délictuelle de droit commun fondée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil; elle suppose l'existence d'une faute, d'un dommage et d'un lien de causalité entre les deux pour obtenir une indemnisation. La présente action a, elle, pour but essentiel de faire cesser le trouble commercial allégué et non de demander réparation.
Si la concurrence est de l'essence même d'un système d'économie libérale, elle peut être sanctionnée si elle s'exerce par des procédés contraires à la loyauté commerciale, par exemple lorsqu'un commerçant commet dans l'exercice et au bénéfice de son commerce, à l'encontre d'un autre commerçant exerçant une activité similaire, un acte fautif susceptible de porter préjudice à ce dernier, notamment dans le but de détourner sa clientèle.
Le succès de l'action en concurrence déloyale par confusion ne dépend pas du caractère protégé ou protégeable de l'expression empruntée mais de l'aptitude des mots employés à permettre l'identification d'une entreprise donnée.
Dès lors, il ne s'agit pas d'analyser le strict caractère distinctif de la locution incriminée au sens du droit des marques mais d'examiner si l'utilisation de ladite formule est constitutive d'une faute en raison d'un risque de confusion entre les deux sociétés, étant observé que l'antériorité de l'usage peut rendre l'expression indisponible.
Enfin, se rend coupable d'activité parasitaire celui qui cherche à tirer parti de la réputation d'une autre entreprise en s'insérant dans son sillage économique indépendamment de toute volonté de nuire et en suscitant à son profit une confusion dans l'esprit d'un consommateur d'attention moyenne par un acte, par hypothèse licite, mais moralement répréhensible du fait de l'imitation et de ses conséquences perturbatrices du jeu normal du marché.
En l'espèce, il est constant que l'appelante a été constituée en 1923 sous la dénomination sociale "Le Linge des Vosges" contractée en 1931 en "Linvosges", marque déposée, la réserve expresse de l'utilisation de la première appellation complète ayant fait l'objet d'une publication à l'époque dans un journal local. L'expression "Le Linge des Vosges" a continué à être utilisée sur les documents commerciaux ainsi qu'il résulte d'une déclaration faite par acte notarié du 29 mai 1968 (soit bien avant le présent litige) selon laquelle "la marque Le Linge des Vosges (...) très connue des consommateurs a toujours constitué dans la mémoire de la clientèle un repère commercial parfaitement clair, la clientèle associant toujours la société Linvosges et la marque Le Linges des Vosges." Certes, l'appelante ne justifie pas utiliser encore à l'heure actuelle cette expression, les catalogues récents portant la mention "L'Amour du Beau Linge" de sorte qu'elle ne peut réclamer un droit privatif sur une expression qui n'est plus sa dénomination sociale.
Quant à la société "Etablissements François Hans", il s'agit d'une entreprise familiale créée en 1843 dont le nouveau directeur depuis 1998 exploite également un magasin de vente JFB Textiles (magasin d'usine) ouvert le 15 janvier 2000 (cf. pièce n° 3 procès-verbal de la Répression de Fraudes). Il est également constant que, courant 1999, la mention "Le Linge des Vosges" a fait son apparition sous l'enseigne François Hans tant sur la façade des bâtiments (cf. photographies), sur les documents commerciaux que sur les étiquettes des produits (cf. procès-verbal précité).
Une mise en demeure d'avoir à cesser cette utilisation lui a été adressée le 11 janvier 2000 sans résultat. Il n'est pas inintéressant de noter qu'avant d'employer les termes " Le Linge des Vosges ", la société Hans a porté sur un catalogue l'expression " Linge de Maison des Vosges " (cf. pièce n° 10). Aucune explication n'a été fournie sur les raisons de cette nouvelle utilisation précisant l'origine géographique du produit alors que l'intimée, qui fait partie - comme l'appelante - depuis 1934 de l'Union des Fabricants de Gérardmer, en a toujours utilisé le logo sous forme de blason avec l'indication "Toile de Gerardmer Vosges" (marque d'origine déposée).
Si la société Hans entendait indiquer la provenance de ses produits, la marque collective de certification des fabricants de Gerardmer suffisait à lui procurer le bénéfice de l'excellente réputation de l'origine. Le fait que l'expression "Le Linge des Vosges" ne présente pas de caractère distinctif au sens du droit des marques n'autorise cependant pas tout fabricant de cette région à l'utiliser impunément dès lors que cette expression a été associée pendant de nombreuses années à une entreprise fort connue de la région et bien déterminée. De même que deux autres sociétés de plus petite envergure que les deux parties au présent litige et dont le siège social n'était pas à Gerardmer (Walter Seltz et Rambervillers Tissage) ayant d'ailleurs fait chacune l'objet d'une procédure collective en 1981 et 1989 aient indiqué cette appellation par le passé ne saurait en démontrer le caractère courant ni légitimer un fait fautif et encore moins constituer une exclusion de responsabilité pour la société Hans. Cette dernière qui n'a jamais utilisé pendant sa longue activité antérieure une telle expression la reprend, à une période où elle ouvre un magasin, de façon inexpliquée et non anodine alors qu'il est indéniable qu'il existe en outre une analogie phonétique manifeste entre "Linvosges" et "Linge des Vosges".
Même si cette utilisation n'est pas délibérée, elle engendre un risque non négligeable de confusion entre les deux sociétés qui commercialisent des produits similaires dans la même ville. La création d'une possibilité de confusion constitue en elle-même un acte de concurrence déloyale qu'elle soit volontaire ou qu'elle résulte d'une négligence. L'utilisation en caractères plus petits que la dénomination sociale, à titre de "mention secondaire" selon la société Hans, ne modifie en rien le risque de confusion. En effet, le consommateur moyen n'a pas les deux éléments en même temps sous les yeux de sorte que comptent davantage les ressemblances d'ensemble que les différences de détail.
Si la société Linvosges s'adresse aux particuliers par vente par correspondance et par quelques magasins, la société Hans vend à la fois aux grossistes et aux particuliers par l'intermédiaire de grands magasins, outre son magasin d'usine. L'activité des deux sociétés est ainsi directement concurrente s'agissant du même domaine, le linge de maison à destination des particuliers, avec édition dans les deux cas de catalogues, quoique les réseaux commerciaux diffèrent.
Enfin, il découle nécessairement des actes déloyaux constatés l'existence d'un préjudice, fût-il moral, résultant des procédés fautifs utilisés par une société de nature à l'assimiler par confusion à sa rivale et créant ainsi un trouble commercial.
Au vu de l'ensemble de ces éléments, le jugement doit être infirmé en ce qu'il a débouté la société Linvosges de sa demande. Il apparaît en effet que cette dernière est fondée à agir pour faire interdire par la société Hans l'utilisation de l'expression "Le Linge des Vosges", mesure destinée à empêcher la réalisation de dommages du fait de la possibilité d'un rapprochement trompeur.
En conséquence, il convient de faire droit à la demande de suppression de la mention litigieuse sous astreinte provisoire de 10 000 F (1 524,49 euros) par infraction constatée, passé un délai d'un mois après de la signification du présent arrêt pour assurer la cessation pour l'avenir de tels agissements déloyaux.
S'agissant d'une action essentiellement préventive, il n'apparaît pas opportun d'ordonner la publication dans la presse du dispositif du présent arrêt.
Par ailleurs, il n'y a pas lieu de faire droit à la condamnation au franc symbolique "à titre provisionnel" qui n'a pas de sens en soi puisqu'il appartient à l'appelante de démontrer l'étendue de son préjudice si elle entend obtenir réparation.
Le jugement étant infirmé, les entiers dépens tant de première instance que d'appel seront à la charge de la société Hans partie condamnée qui sera par suite déboutée de sa demande de dommages-intérêts pour procédure abusive ainsi que de sa demande d'indemnité de procédure.
En revanche, il est équitable de faire participer la société Hans à hauteur de 20 000 F (3 048,98 euros) aux frais irrépétibles exposés par la société Linvosges à l'occasion de la procédure, l'indemnité de procédure de 7 000 F (1 067,14 euros) allouée par le tribunal de commerce étant infirmée.
Par ces motifs, LA COUR : Statuant publiquement et contradictoirement ; Reçoit la SA Linvosges en son appel et la SA Etablissements François Hans en sa demande incidente ; Infirme en toutes ses dispositions le jugement du Tribunal de commerce de Saint-Die-des- Vosges du 8 novembre 2000, et statuant à nouveau ; Ordonne à la société François Hans de supprimer et de déposer la mention "Le Linge des Vosges" de tous supports, bâtiments, panneaux, affiches, publicités, documents juridiques, comptables, commerciaux et autres sous astreinte provisoire de 10 000 F (1 524,49 euros) par infraction constatée passé le délai d'un mois à compter de la signification du présent arrêt ; Dit n'y avoir lieu à publication du présent dispositif dans la presse ; Rejette les demandes de dommages-intérêts ; Déboute la société Hans de sa demande d'indemnité de procédure ; Condamne la SA François Hans à payer à la SA Linvosges la somme de vingt mille francs (20 000,00 F) (3 048,98 euros) par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la SA François Hans aux entiers dépens tant de première instance que d'appel et autorise pour ces derniers la SCP Millot Logier Fontaine avoués associés à faire application de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.