CJCE, 5e ch., 29 mai 1997, n° C-300/95
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Moitinho de Almeida
Avocat général :
M. Tesauro
Juges :
MM. Gulmann, Edward, Wathelet
LA COUR :
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 20 septembre 1995, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires pour mettre en œuvre la directive 85-374-CEE du Conseil, du 25 juillet 1985, relative au rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux (JO L 210, p. 29, ci-après la "directive"), et en particulier son article 7, sous e), le Royaume-Uni a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de la directive et du traité CE.
2. La directive a pour objet d'assurer le rapprochement des législations des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux dont la disparité est "susceptible de fausser la concurrence, d'affecter la libre circulation des marchandises au sein du marché commun et d'entraîner des différences dans le niveau de protection du consommateur contre les dommages causés à sa santé et à ses biens par un produit défectueux" (premier considérant de la directive).
3. Aux termes de l'article 1er de la directive, le producteur est responsable du dommage causé par un défaut de son produit.
4. L'article 4 précise que la victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage.
5. Toutefois, l'article 7 cite plusieurs moyens de défense qui permettent au producteur d'écarter sa responsabilité. A cet égard, il ressort du septième considérant de la directive "qu'une juste répartition des risques entre la victime et le producteur implique que ce dernier doive pouvoir se libérer de la responsabilité s'il prouve l'existence de certains faits qui le déchargent".
6. Ainsi,
"Le producteur n'est pas responsable en application de la directive s'il prouve:
e) que l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n'a pas permis de déceler l'existence du défaut "
7. En vertu de l'article 19 de la directive, les États membres devaient prendre les mesures nécessaires pour se conformer à celle-ci au plus tard le 30 juillet 1988. Le Royaume-Uni a mis en œuvre la directive au moyen de la première partie du Consumer Protection Act de 1987 (ci-après la "loi"), qui est entré en vigueur le 1er mars 1988.
8. La section 1(1) de cette loi est libellée comme suit:
"La présente partie a pour objet et pour effet d'adopter les dispositions nécessaires pour se conformer à la directive sur la responsabilité du fait des produits et sera interprétée en ce sens"
9. La section 4(1)(e), qui tend à mettre en œuvre l'article 7, sous e), de la directive, dispose:
"Dans toute action civile engagée en vertu de la présente partie du fait d'un défaut d'un produit, le défendeur pourra s'exonérer s'il prouve:
(e) que l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment pertinent ne permettait pas d'escompter d'un producteur de produits analogues au produit en cause qu'il ait pu déceler le défaut s'il avait existé dans ses produits pendant qu'ils étaient sous son contrôle".
10. Estimant que la loi n'avait pas transposé correctement la directive, la Commission a, par lettre du 26 avril 1989, conformément à la procédure prévue à l'article 169 du traité, mis le gouvernement du Royaume-Uni en demeure de présenter, dans un délai de deux mois, ses observations sur six griefs qu'elle énumérait.
11. Par lettre du 19 juillet 1989, le Royaume-Uni a rejeté les allégations de la Commission. Tout en admettant que le libellé de la loi différait de celui de la directive, il a fait valoir que, aux termes de l'article 189 du traité CEE, les États membres étaient libres de choisir le libellé approprié pour transposer une directive pourvu que le résultat voulu par celle-ci soit atteint.
12. Le 2 juillet 1990, la Commission a adressé un avis motivé au Royaume-Uni, conformément à l'article 169 du traité. Elle a reconnu le droit d'un État membre de choisir son propre libellé pour transposer une directive pour autant que les dispositions nationales atteignent le résultat voulu par la directive. Néanmoins, elle a maintenu sa position sur les six griefs qu'elle avait invoqués dans sa lettre de mise en demeure, à l'exception d'un seul.
13. Par lettre du 4 octobre 1990, le Royaume-Uni a réaffirmé son opinion selon laquelle la directive était correctement transposée par la loi.
14. Sur base de l'argumentation du Royaume-Uni, la Commission a acquis la conviction que quatre autres de ses griefs devaient être abandonnés, en particulier compte tenu de la règle de la section 1(1) de la loi aux termes de laquelle les dispositions pertinentes devaient être interprétées conformément à la directive.
15. Toutefois, estimant que la formulation de la section 4(1)(e) était dépourvue d'ambiguïté et exigeait de la part des juridictions nationales une interprétation contra legem pour être conforme à la directive, la Commission a décidé de saisir la Cour en ce qui concerne la compatibilité de cette section avec l'article 7, sous e), de la directive.
16. Dans sa requête, la Commission estime en substance que le législateur du Royaume-Uni a considérablement élargi le moyen de défense de l'article 7, sous e), de la directive et transformé la responsabilité sans faute imposée par l'article 1er de la directive en une simple responsabilité fondée sur la négligence.
17. En effet, selon la Commission, le critère de l'article 7, sous e), de la directive est objectif en ce qu'il met l'accent sur un état de connaissance qui ne fait aucune référence à la capacité du producteur du produit en question ou à celle d'un autre producteur d'un produit similaire de déceler le défaut. Or, la section 4(1)(e) de la loi, utilisant la formulation "escompter d'un producteur de produits analogues au produit en cause qu'il ait pu déceler le défaut", supposerait une appréciation subjective mettant l'accent sur le comportement d'un producteur raisonnable. Il serait ainsi plus facile pour le producteur d'un produit défectueux de démontrer, sous le régime de la section 4(1)(e), que ni lui ni un producteur de produits similaires n'auraient pu, au moment pertinent, déceler le défaut, dès lors que les précautions d'usage dans ce secteur industriel auraient été respectées et qu'aucune négligence n'aurait été commise, que de démontrer, selon les termes de l'article 7, sous e), qu'il était impossible de déceler le défaut compte tenu de l'état des connaissances scientifiques et techniques.
18. La Commission ajoute que la disposition de la section 1(1) de la loi, si elle constitue une indication extrêmement précieuse pour les juridictions nationales, ne saurait, en aucun cas, suffire à rendre légale une formulation qui, de prime abord, est manifestement contraire au texte de la directive et qui ne pourrait recevoir une interprétation conforme à celle-ci que par la voie d'une interprétation contra legem.
19. Le Gouvernement du Royaume-Uni ne conteste pas l'interprétation que donne la Commission de l'article 7, sous e), de la directive selon laquelle celui-ci établirait un critère "objectif" et non "subjectif". Il considère, en revanche, que la section 4(1)(e) de la loi retient le même critère que celui de l'article 7, sous e), de la directive et ne prévoit pas une responsabilité fondée sur la négligence.
20. Selon ce Gouvernement, pour autant qu'il soit possible d'interpréter l'article 7, sous e), de façon abstraite, en dehors de toute considération factuelle, cette disposition prévoit un critère "objectif" en ce sens que "l'état des connaissances scientifiques et techniques" auquel il se réfère vise non pas ce que le producteur en cause sait effectivement ou ne sait pas, mais l'état des connaissances que l'on pourrait objectivement escompter de la catégorie des producteurs à laquelle appartient le producteur en cause, prise dans un sens générique. Telle serait précisément la signification de la section 4(1)(e) de la loi.
21. Le Gouvernement du Royaume-Uni rappelle qu'il incombe, en tout état de cause, aux juridictions du Royaume-Uni d'interpréter la section 4(1)(e) d'une façon compatible avec l'article 7, sous e), en vertu de la section 1(1) de la loi ou du principe général selon lequel toute législation mettant en œuvre le droit communautaire doit être interprétée en conformité avec lui.
22. Il estime que, eu égard à la section 1(1) de la loi et en l'absence de toute décision d'une juridiction nationale sur la signification de la section 4(1)(e), la Commission ne peut pas établir que celle-ci est incompatible avec l'article 7, sous e). Elle ne pourrait faire triompher son point de vue en l'espèce que si elle démontrait de façon concluante que la section 4(1)(e) ne peut jamais avoir la même signification en droit que l'article 7, sous e).
23. Afin de vérifier si la disposition nationale litigieuse de transposition est, ainsi que le soutient la Commission, manifestement contraire à l'article 7, sous e), de la directive, il y a lieu d'examiner, d'abord, la portée de la disposition communautaire qu'elle met en application.
24. Il y a lieu de rappeler d'emblée que, pour engager la responsabilité d'un producteur du fait de ses produits défectueux, la victime doit, en vertu de l'article 4 de la directive, prouver le dommage, le défaut du produit et le lien de causalité entre le défaut et le dommage, mais non la faute du producteur. Toutefois, conformément au principe de la juste répartition des risques entre la victime et le producteur, tel qu'il est énoncé au septième considérant de la directive, le producteur doit, conformément à l'article 7, pouvoir se libérer de sa responsabilité s'il prouve l'existence de certains faits qui le déchargent et notamment "que l'état des connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n'a pas permis de déceler l'existence du défaut" (lettre e).
25. Plusieurs considérations peuvent être formulées à la lecture de l'article 7, sous e), de la directive.
26. D'abord, ainsi que l'observe à juste titre l'avocat général au point 20 de ses conclusions, cette disposition, en se référant aux "connaissances scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit", ne vise pas spécifiquement la pratique et les normes de sécurité en usage dans le secteur industriel dans lequel opère le producteur, mais, sans aucune restriction, l'état des connaissances scientifiques et techniques, en ce compris son niveau le plus avancé, tel qu'il existait au moment de la mise en circulation du produit en cause.
27. Ensuite, la clause exonératoire litigieuse ne prend pas en considération l'état des connaissances dont le producteur en cause était ou pouvait être concrètement ou subjectivement informé, mais l'état objectif des connaissances scientifiques et techniques dont le producteur est présumé être informé.
28. Toutefois, le libellé de l'article 7, sous e), implique nécessairement que les connaissances scientifiques et techniques pertinentes aient été accessibles au moment de la mise en circulation du produit en cause.
29. Il découle de ce qui précède que, pour pouvoir se libérer de sa responsabilité, au titre de l'article 7, sous e), de la directive, le producteur d'un produit défectueux doit établir que l'état objectif des connaissances techniques et scientifiques, en ce compris son niveau le plus avancé, au moment de la mise en circulation du produit en cause, ne permettait pas de déceler le défaut de celui-ci. Encore faut-il, pour qu'elles puissent valablement être opposées au producteur, que les connaissances scientifiques et techniques pertinentes aient été accessibles au moment de la mise en circulation du produit en cause. Sur ce dernier aspect, contrairement à ce que semble soutenir la Commission, l'article 7, sous e), de la directive laisse subsister des difficultés d'interprétation que, en cas de litige, le juge national devra trancher en faisant, le cas échéant, usage de l'article 177 du traité CE.
30. Il y a lieu, à présent, d'examiner les griefs invoqués par la Commission, à l'appui de son recours.
31. A cet égard, il convient de rappeler que, dans le cadre d'une procédure en manquement engagée en vertu de l'article 169 du traité, il incombe à la Commission d'établir l'existence du manquement allégué. C'est elle qui doit apporter à la Cour les éléments nécessaires à la vérification par celle-ci de l'existence de ce manquement, sans pouvoir se fonder sur une présomption quelconque (voir, notamment, arrêt du 20 mars 1990, Commission/France, C-62- 89, Rec. p. I-925, point 37).
32. La Commission estime que le libellé de la section 4(1)(e) de la loi, en se référant à ce qui est escompté d'un producteur de produits analogues au produit en cause, est manifestement contraire à l'article 7, sous e), de la directive en ce qu'il autoriserait la prise en compte des connaissances subjectivement détenues par un producteur normalement diligent, compte tenu des précautions d'usage dans le secteur industriel en cause.
33. Cette argumentation doit être rejetée dans la mesure où elle met l'accent de manière sélective sur certains termes de la section 4(1)(e) sans démontrer que le contexte juridique général, dans lequel s'insère la disposition litigieuse, ne permet pas d'assurer effectivement la pleine application de la directive. Or, compte tenu de ce contexte, la Commission n'a pas démontré que, ainsi qu'elle le prétend, le résultat visé par l'article 7, sous e), de la directive ne serait manifestement pas atteint dans l'ordre juridique interne.
34. En effet, il convient en premier lieu de constater que la section 4(1)(e) de la loi impose, conformément à l'article 7 de la directive, la charge de la preuve au fabricant qui se prévaut de la clause exonératoire.
35. En deuxième lieu, la section 4(1)(e) ne comporte aucune restriction quant à l'état et au degré des connaissances scientifiques et techniques à prendre en considération au moment pertinent.
36. En troisième lieu, son libellé, envisagé en tant que tel, ne laisse pas entendre que, comme l'allègue la Commission, le recours à la clause exonératoire dépend des connaissances subjectivement détenues par un producteur normalement diligent compte tenu des précautions d'usage dans le secteur industriel en cause.
37. En quatrième lieu, il convient de rappeler que, selon la jurisprudence constante de la Cour, la portée des dispositions législatives, réglementaires ou administratives nationales doit s'apprécier compte tenu de l'interprétation qu'en donnent les juridictions nationales (voir, notamment, arrêt du 8 juin 1994, Commission/Royaume-Uni, C-382-92, Rec. p. I-2435, point 36). Or, en l'occurrence, la Commission n'a invoqué à l'appui de son recours aucune décision judiciaire nationale qui aurait interprété la disposition interne litigieuse de façon non conforme à la directive.
38. Enfin, rien ne permet de considérer, à la lumière des éléments du dossier, que les autorités juridictionnelles du Royaume-Uni, appelées à interpréter la section 4(1)(e), ne le feraient pas à la lumière du texte et de la finalité de la directive pour atteindre le résultat visé par celle-ci et se conformer ainsi à l'article 189, troisième alinéa, du traité (voir, notamment, arrêt du 14 juillet 1994, Faccini Dori, C-91-92, Rec. p. I-3325, point 26). La section 1(1) de la loi impose, du reste, explicitement une telle obligation au juge national.
39. Il découle de ce qui précède que la Commission n'a pas démontré son allégation selon laquelle la section 4(1)(e), compte tenu du contexte juridique général dans lequel elle s'insère et notamment de la section 1(1) de la loi, est manifestement contraire à l'article 7, sous e), de la directive. Le recours doit en conséquence être rejeté.
Sur les dépens
40. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombé en son action, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs, LA COUR (cinquième chambre) déclare et arrête:
1°) Le recours est rejeté.
2°) La Commission est condamnée aux dépens.