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Décisions

CA Paris, 4e ch. A, 4 juin 1997, n° 95-015721

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Gip Prim (SA), Hertz France (SA)

Défendeur :

Duplan, Diaphor (SARL)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Duvernier

Conseillers :

Mme Mandel, M. Boval

Avoués :

Mes Melun, Blin, SCP Fisselier Chiloux Boulay

Avocats :

Mes Zerah, Parizet, Lagarde.

TGI Paris, 3e ch., 2e sect., du 4 mai 19…

4 mai 1995

Jean-Pierre Duplan est l'auteur d'une photographie inversible, de format 24 x 36 mm, intitulée "Eau Fond 1,5", représentant une eau en mouvement dans laquelle apparaissent de nombreuses bulles sur le point d'éclater à la surface, identifiables par les reflets de la lumière sur le fond bleu de l'eau.

Il a confié la gestion de cette œuvre à la SARL Diaphor, photothèque chargée de céder les droits d'exploitation des photographies qu'elle reçoit en dépôt.

Par contrat du 1er octobre 1992, la SA Hertz France a chargé la SA Gip Prim, agence de publicité, d'une mission générale exclusive aux fins de lancement d'une carte dite "Hertz/City Pass".

Dans le cadre de cette mission, la société Gip Prim a, le 20 novembre 1992, emprunté à la société Diaphor 15 photographies originales dont celle de Jean-Pierre Duplan.

Cette photographie a été restituée le 15 décembre 1992 après refus des trois devis successivement proposés et a fait l'objet du règlement d'un droit d'emprunt de 889,50 F selon facture du 31 décembre 1992.

Alléguant qu'ultérieurement, la société Hertz avait reproduit sans autorisation ni mention du nom de l'auteur la photographie en cause grossièrement retouchée sur un "leaflet", une petite carte-dépliant, un chéquier nominatif et une carte accréditive, Jean-Pierre Duplan et la société Diaphor ont fait procéder le 25 février 1994 à une saisie-contrefaçon au siège de cette société puis ont assigné, le 28 mars suivant, celle-ci et la société Gip Prim devant le Tribunal de grande instance de Paris à l'effet de voir, avec le bénéfice de l'exécution provisoire :

- valider la saisie-contrefaçon,

- constater que les sociétés défenderesses avaient sciemment altéré et illicitement reproduit et contrefait l'œuvre en cause sans mentionner le nom de son auteur,

- condamner in solidum les défenderesses à payer :

* à Jean-Pierre Duplan, la somme de 400 000 F en réparation de son préjudice moral,

* à Jean-Pierre Duplan et à la société Diaphor, la somme de 300 000 F en indemnisation de l'atteinte portée à leurs droits patrimoniaux,

- ordonner la publication intégrale du dispositif de la décision à intervenir,

- condamner les défenderesses sous astreinte à fournir tous justificatifs d'exploitation de l'œuvre en cause.

Ils ont, en outre, sollicité l'attribution d'une somme de 50 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Hertz France a invoqué sa bonne foi à l'appui de sa mise en hors de cause, et, à titre subsidiaire, la garantie de la société Gip Prim laquelle a conclu au rejet de la demande aux motifs que la reproduction incriminée était la conséquence d'une erreur et que l'œuvre litigieuse ne pouvait être qualifiée d'originale.

Par jugement du 4 mai 1995, le tribunal observant que :

- la photographie était une œuvre de l'esprit bénéficiant de la protection prévue par les articles L. 112-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle,

- la société Hertz qui avait vu l'œuvre de Jean-Pierre Duplan et avait ainsi agi sciemment ne pouvait se prévaloir de sa bonne foi ni de la garantie de sa co-contractante,

- la société Gip Prim avait fait falsifier frauduleusement la photographie;

a :

- validé la saisie-contrefaçon pratiquée le 25 février 1994,

- condamné in solidum les sociétés Hertz et Gip Prim à payer :

* à Jean-Pierre Duplan une somme de 200 000 F en réparation de l'atteinte portée à son droit moral,

* à Jean-Pierre Duplan et la société Diaphor, une somme de 200 000 F en réparation de leur préjudice patrimonial et ce, avec exécution provisoire à concurrence de moitié,

- autorisé la publication du dispositif de sa décision dans trois journaux ou revues au choix des demandeurs et aux frais in solidum des défenderesses dans la limite d'un coût global de 45 000 F HT,

- condamné in solidum les sociétés Hertz et Gip Prim à payer aux demandeurs une somme de 10 000 F en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Les sociétés Gip Prim et Hertz ont respectivement interjeté appel de ce jugement les 2 et 14 juin 1995.

Les deux procédures ont été jointes par ordonnance du 18 septembre suivant.

La société Gip Prim poursuit l'infirmation du jugement à l'effet d'être déchargée de toute condamnation lui faisant grief ou, subsidiairement, la fixation de la réparation du préjudice des intimés à la somme de 20 000 F.

La société Hertz France conclut également au rejet de la demande ou, à titre subsidiaire, à la garantie de la société Gip Prim et, en tout état de cause, à la condamnation in solidum de Jean-Pierre Duplan, de la société Diaphor et de la société Gip Prim à lui payer la somme de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Jean-Pierre Duplan et la société Diaphor qui ont formé un appel incident par écritures du 20 décembre 1995, sollicitent la condamnation in solidum des sociétés Hertz et Gip Prim à payer :

- à Jean-Pierre Duplan, une somme de 400 000 F en indemnisation de l'atteinte portée à ses droits de divulgation, de paternité et au respect de son œuvre,

- à Jean-Pierre Duplan et à la société Diaphor, une somme de 300 000 F en réparation de l'atteinte portée à leurs droits patrimoniaux.

Ils demandent en outre :

- la condamnation des appelantes sous astreinte de 1 000 F par jour de retard à compter de la signification du présent arrêt à fournir dans le respect de l'article L. 132-31 du Code de la propriété intellectuelle les justificatifs d'exploitation précis de la photographie reproduite,

- la publication du dispositif de l'arrêt dans trois quotidiens ou périodiques de leur choix aux frais in solidum des appelantes dans la limite de 25 000 F HT par insertion,

- la condamnation solidaire des appelantes au paiement d'une somme de 50 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- l'exécution provisoire de l'arrêt.

Sur ce,

I - Sur la demande principale

* Sur l'originalité de l'œuvre

Considérant que la société Gip Prim allègue que la photographie incriminée "ne fait que représenter de l'eau en mouvement avec des bulles" de même que de nombreuses autres photographies émanant de différentes agences et ne constitue en rien une œuvre originale susceptible d'être protégée.

Mais considérant comme le tribunal l'a exactement observé, que Jean-Pierre Duplan par le choix du cadrage, de la disposition des bulles et de la lumière qui fait se détacher celles-ci sur le fond de l'eau, a réalisé une œuvre qui, traduisant un effort de création individuelle porte l'empreinte de sa personnalité.

Qu'au surplus, les photographies des agences Diaf, Vloo, Hoa-Qui invoquées par la société Gip Prim, outre qu'elles présentent d'indéniables différences avec l'œuvre de Jean-Pierre Duplan comme l'ont relevé les premiers juges, ne portent la mention d'aucune date et ne sauraient, de ce seul fait, caractériser des documents opposables à la photographie litigieuse.

Que celle-ci, en conséquence, constitue une œuvre de l'esprit bénéficiant de la protection instituée par les articles L. 112-1 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

* Sur la contrefaçon

Considérant que la société Gip Prim expose qu'ayant obtenu de la société Diaphor l'autorisation d'utiliser l'image litigieuse aux fins de création d'une maquette elle a présenté différents projets de celle-ci à la société Hertz.

Qu'elle allègue que sa cliente lui ayant demandé de modifier ladite maquette au motif que la photographie remise par la société Diaphor ne correspondait pas complètement à son attente, elle a alors envisagé deux hypothèses : refaire une photographie ou réaliser une image de synthèse.

Qu'elle précise qu'ayant opté pour cette seconde solution, elle a, par erreur, communiqué à cette fin à la société Renders, spécialiste de ce genre de travail, la photographie de l'agence Diaphor.

Que, soutenant qu'une image de synthèse ne s'établit pas à partir d'un ekta mais par informatique et qu'il n'était ainsi nullement nécessaire de transmettre la photographie à cette fin, elle fait valoir qu'il ne s'agit en l'espèce que "d'une erreur humaine qui a été commise de parfaite bonne foi".

Mais considérant que les intimés répliquent à juste titre que les appelantes ont choisi pour leur campagne de publicité, parmi les images de plusieurs photographes et photothèques, la photographie qui leur paraissait la meilleureet que les quelques retouches réalisées par le procédé numérique pour tenter de se prévaloir d'une œuvre propre ne sauraient masquer qu'il y a eu altération de l'œuvre originale de Jean-Pierre Duplan sans l'accord de celui-ci.

Que le tribunal a, en effet, exactement observé, outre que la bonne foi invoquée par la société Gip Prim était inopérante en matière de contrefaçon, qu'il suffisait de comparer l'œuvre de Jean-Pierre Duplan à la photographie réalisée par la société Renders pour se convaincre qu'il s'agissait d'une photographie retouchée par procédé numérique et que la thèse de l'erreur commise par une employée de l'agence de publicité était d'autant moins crédible que cette dernière n'avait pas réagi au retour de la photographie ainsi obtenue.

Considérant enfin que si la société Hertz allègue qu'ayant donné mandat de réaliser une campagne publicitaire en son entier à la société Gip Prim, elle a été "sciemment trompée et pouvait légitimement croire que (cette société) était effectivement l'auteur de cette image ou en avait acquis les droits", il convient de lui objecter que le procès-verbal de saisie-contrefaçon dressé le 25 février 1994 révèle que la société Gip Prim lui avait proposé une série de photographies issues de banques d'images parmi lesquelles elle a opté pour la photographie litigieuse et que l'agence de publicité a alors réalisé avec ce support des maquettes pour chacun des produits en cause.

Que la contrefaçon poursuivie est ainsi établie ;

* Sur la réparation du préjudice

Considérant que le grief retenu a porté atteinte tant au droit moral de l'auteur dont l'œuvre a été modifiée sans son accord et divulguée sans mention de son nom qu'aux droits patrimoniaux de celui-ci et de la société Diaphor dont l'activité est la cession des droits d'exploitation de photographies.

Que l'importance de la contrefaçon est caractérisée par le fait que, selon le procès-verbal de saisie- contrefaçon du 25 février 1990, elle a porté sur :

- une carte dite "2-Caro" imprimée à 25 000 exemplaires,

- un chéquier "H 20 option originale", tiré à 3 000 exemplaires,

- une carte de crédit plastifiée, diffusée à 10 000 exemplaires,

- une brochure publicitaire "leaflet", tirée à 150 000 exemplaires,

- un paravent tiré à 1 000 exemplaires,

ainsi que sur des dossiers de presse dont le tirage n'a pu être déterminé.

Considérant que les premiers juges ont, en outre, pertinemment retenu que la compagne publicitaire n'avait pas été interrompue à l'introduction de la présente procédure, comme en témoigne un dépliant "Hertz option originale-conditions applicables au 1er juin 1994".

Qu'il résulte au demeurant d'un procès-verbal de constat établi par Me Michel Desagneaux, huissier de justice à Nanterre, le 29 décembre 1994 à la requête de la societe Gip Prim que celle-ci était encore à cette date en possession de 8570 brochures ou dépliants "Hertz Option originale".

Considérant que la gravité et la persistance des faits incriminés justifient l'évaluation de la réparation due à Jean-Pierre Duplan pour son préjudice moral à la somme de 100 000 F et celle de l'indemnisation du préjudice patrimonial des deux intimés à 250 000 F.

Qu'il sera fait droit à la demande de publication du présent arrêt dans les conditions précisées au dispositif de celui-ci.

Considérant que la charge de ces condamnations sera supportée in solidum par les sociétés Diaphor et Hertz France, dont le tribunal a exactement relevé qu'elles avaient concouru d'une manière indissociable à la réalisation du préjudice.

Qu'en revanche, les intimés ayant sollicité l'appréciation définitive de leur préjudice, il y a lieu de confirmer le jugement en ce qu'il a rejeté la demande tendant à obtenir des sociétés Gip Prim et Hertz la production de documents comptables sous astreinte.

Qu'enfin, une décision qui n'est susceptible d'aucun recours suspensif d'exécution ne saurait être assortie de l'exécution provisoire.

II - Sur le recours en garantie

Considérant que nul ne pouvant se faire garantir des conséquences de sa propre faute, la société Hertz sera déboutée de la demande dirigée par elle à cette fin à l'encontre de la société Gip Prim.

III - Sur les frais hors dépens

Considérant que la société Hertz succombant en son appel, ne saurait invoquer le bénéfice des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Qu'il est en revanche équitable de condamner in solidum les appelantes à verser à ce titre aux intimés une somme de 25 000 F.

Par ces motifs, LA COUR, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a dit la demande de Jean-Pierre Duplan et de la société Diaphor bien fondée, validé la saisie-contrefaçon en date du 25 février 1994 et condamné les sociétés Gip Prim et Hertz France aux dépens de première instance, Le réforme pour le surplus et, statuant à nouveau, Condamne in solidum les sociétés Gip Prim et Hertz France à payer : - à Jean-Pierre Duplan, une somme de cent mille francs (100 000 F) en réparation de son préjudice moral, - à Jean-Pierre Duplan et la société Diaphor les sommes de deux cent cinquante mille francs (250 000 F) en indemnisation de leur préjudice patrimonial et de vingt cinq mille francs (25 000 F) en application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Autorise Jean-Pierre Duplan et la société Diaphor à faire publier le dispositif du présent arrêt dans trois quotidiens ou périodiques de leur choix, aux frais in solidum des sociétés Gip Prim et Hertz France dans la limite d'un coût de 25 000 F HT par insertion, Rejette toutes autres demandes, Condamne in solidum la société Gip Prim et la société Hertz France aux dépens d'appel, Admet Me Michel Blin, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.