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Décisions

CJCE, gr. ch., 23 mai 1978, n° 102-77

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Hoffmann-La Roche & Co. Ag

Défendeur :

Centrafarm Vertriebsgesellschaft Pharmazeutischer Erzeugnisse MbH

CJCE n° 102-77

22 mai 1978

1. Attendu que, par ordonnance du 20 juin 1977, qui est parvenue à la Cour le 2 août 1977, le Landgericht de Fribourg, en application de l'article 177 du traité CEE, a saisi la Cour de deux questions relatives à l'incidence de certaines dispositions du traité sur l'exercice des droits qui appartiennent au titulaire d'une marque;

Que ces questions sont posées dans le cadre d'un litige entre deux entreprises du secteur des produits pharmaceutiques, dont l'une, la partie demanderesse au principal (ci-après Hoffmann-La Roche) qui est titulaire d'une certaine marque dans plusieurs Etats membres, s'oppose à ce que l'autre, la partie défenderesse au principal (ci-après Centrafarm) qui a acheté un produit de cette marque mis en circulation dans un Etat membre, le distribue dans un autre Etat membre après l'avoir reconditionné et appose sur le nouvel emballage la marque du titulaire;

2. Que le produit en cause, le valium, est commercialise en Allemagne par Hoffmann-La Roche en emballages de 20 ou de 50 tablettes, destinés aux particuliers, et en lots quintuples de 100 ou de 250 tablettes, à l'usage des cliniques, tandis que la filiale britannique du groupe Hoffmann-La Roche fabrique le même produit et le commercialise dans des emballages de 100 ou de 500 tablettes à des prix sensiblement inférieurs à ceux pratiques en Allemagne;

Que Centrafarm a commercialisé en Allemagne du valium, acheté en Grande-Bretagne dans les emballages originaires et reconditionné en lots de 1 000 tablettes dans de nouveaux emballages, sur lesquels ont été apposées la marque de Hoffmann-La Roche et l'indication que le produit était mis en circulation par Centrafarm;

Que Centrafarm a exprimé, en outre, l'intention de reconditionner les tablettes en emballages plus petits, destinés à la vente aux particuliers;

3. Que, dans son ordonnance de renvoi, le Landgericht s'est prononcé, conformément à l'opinion exprimée par l'instance judiciaire supérieure dans une phase procédurale antérieure de la même affaire, dans ce sens que l'opération pratiquée par Centrafarm constitue une violation des droits de Hoffmann-La Roche d'après la loi allemande sur le droit des marques;

4. Que la question de savoir si la législation des autres Etats membres en la matière doit être entendue dans le même sens a été discutée au cours de la procédure devant la Cour, sans recevoir toutefois une réponse univoque;

Sur la première question

5. Attendu que la première question est libellée comme suit:

"Le titulaire d'un droit de marque protégé en sa faveur à la fois dans l'Etat membre A et dans l'Etat membre B peut-il, en vertu de l'article 36 du traité CEE, se prévaloir de ce droit pour empêcher qu'un importateur parallèle achète des médicaments qui ont licitement été pourvus de cette marque par son titulaire ou avec son consentement et mis en circulation dans des emballages portant cette marque dans l'Etat membre A de la Communauté, qu'il les présente dans un nouvel emballage, qu'il appose sur celui-ci la marque du titulaire de la marque, et qu'il importe la marchandise ainsi marquée dans l'Etat membre B ?"

6. Attendu que, par l'effet des dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises et, en particulier, de l'article 30, sont prohibées entre Etats membres les mesures restrictives à l'importation et toutes mesures d'effet équivalent;

Qu'aux termes de l'article 36, ces dispositions ne font cependant pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale;

Qu'il ressort toutefois de cet article même, notamment de sa deuxième phrase, autant que du contexte, que, si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être limité par interdictions du traité;

Qu'en tant qu'il apporte une exception à l'un des principes fondamentaux du Marché commun, l'article 36 n'admet, en effet, des dérogations à la libre circulation des marchandises que dans la mesure ou ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété;

7. Attendu que l'objet spécifique du droit de marque est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif d'utiliser la marque, pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque ;

Qu'en vue de répondre à la question de savoir si ce droit exclusif comporte le droit de s'opposer à l'apposition de la marque par un tiers après reconditionnement du produit, il faut tenir compte de la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir au consommateur ou à l'utilisateur final l'identité d'origine du produit marqué, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit de ceux qui ont une autre provenance ;

Que cette garantie de provenance implique que le consommateur ou l'utilisateur final puisse être certain qu'un produit marqué qui lui est offert n'a pas fait l'objet, à un stade antérieur de la commercialisation, d'une intervention, opérée par un tiers sans autorisation du titulaire de la marque, qui a atteint le produit dans son état originaire;

Que le droit qui est reconnu au titulaire de s'opposer à toute utilisation de la marque susceptible de fausser la garantie de provenance ainsi comprise relève donc de l'objet spécifique du droit de marque;

8. Qu'il est, par conséquent, justifié aux termes de l'article 36, première phrase, de reconnaître au titulaire le droit de s'opposer à ce qu'un importateur d'un produit de marque, après reconditionnement de celui-ci, appose la marque, sans autorisation du titulaire, sur le nouvel emballage;

9. Attendu, cependant, qu'il faut encore examiner si l'exercice d'un tel droit peut constituer une "restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres" au sens de l'article 36, deuxième phrase;

Qu'une telle restriction pourrait résulter, entre autres, du fait, par le titulaire de la marque, de mettre sur le marché, dans divers Etats membres, un produit identique dans des conditionnements divers, tout en se prévalant des droits inhérents à la marque pour empêcher le reconditionnement par un tiers, même si celui-ci était opéré dans des conditions telles que l'identité d'origine du produit marque et l'Etat originaire de celui-ci ne sauraient en être affectés;

Qu'ainsi le problème en cause consiste à savoir si le reconditionnement d'un produit de marque, tel que celui opère en l'espèce par Centrafarm, est de nature à affecter l'Etat originaire du produit;

10. Qu'à cet égard, la réponse ne peut que varier suivant les circonstances, notamment selon la nature du produit et le procédé du reconditionnement;

Que, dans bien des cas, le reconditionnement affecte inévitablement l'état du produit, en raison même de la nature de ce dernier, tandis que, dans d'autres, le reconditionnement comporte un risque, plus ou moins évident, d'exposer le produit à des manipulations ou à des influences affectant son état originaire;

Que, cependant, il est concevable que le reconditionnement soit opéré dans des circonstances qui ne sauraient affecter état originaire du produit;

Qu'il pourrait par exemple en être ainsi lorsque le titulaire de la marque a mis le produit en circulation dans un emballage double et que le reconditionnement ne porte que sur l'emballage extérieur, en laissant intact l'emballage intérieur, ou lorsque le reconditionnement est contrôlé par une autorité publique en vue d'assurer l'intégrité du produit;

Que, dans l'hypothèse où la garantie de provenance en tant que fonction essentielle de la marque est ainsi sauvegardée, l'exercice par le titulaire de son droit de marque pour faire obstacle à la libre circulation des marchandises entre les Etats membres pourrait constituer une restriction déguisée aux termes de l'article 36, deuxième phrase, du traité s'il était établi que l'utilisation du droit de marque par le titulaire, compte tenu du système de commercialisation appliqué par celui-ci, contribuerait à cloisonner artificiellement les marchés entre Etats membres;

11. Attendu que cette conclusion, si elle s'impose dans l'intérêt de la liberté des échanges, équivaut pourtant à reconnaître à l'opérateur, qui vend le produit importé avec la marque apposée sur le nouvel emballage sans autorisation du titulaire, une certaine faculté qui, dans des circonstances normales, est réservée au titulaire lui-même;

Que, dans l'intérêt du titulaire en tant que propriétaire de la marque et pour le protéger contre tout abus, il convient par conséquent de n'admettre cette faculté qu'à la condition qu'il soit démontré que le reconditionnement ne saurait affecter état originaire du produit;

12. Attendu qu'eu égard à l'intérêt du titulaire à ce que le consommateur ne soit pas induit en erreur sur la provenance du produit, il convient en outre de ne reconnaître à l'opérateur la faculté de vendre le produit importé avec la marque apposée sur le nouvel emballage qu'à la condition qu'il avertisse préalablement le titulaire et qu'il indique clairement sur l'emballage que le produit a été conditionné par lui;

13. Attendu qu'il résulte des considérations ci-dessus que, sauf l'appréciation des questions de fait particulières aux cas individuels, il est sans pertinence pour la solution du problème juridique soulevé, relatif à la matière du droit de marque, que la question posée par la juridiction nationale vise exclusivement les médicaments;

14. Qu'il faut donc répondre à la première question en ce sens que:

A) Est justifiée, au sens de l'article 36, première phrase, du traité, l'opposition par le titulaire d'un droit de marque, protégé dans deux Etats membres à la fois, à ce qu'un produit, licitement pourvu de la marque dans un de ces Etats, soit mis sur le marché dans l'autre Etat membre, après avoir été conditionné dans un nouvel emballage sur lequel la marque a été apposée par un tiers;

B) Constitue, cependant, une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres au sens de l'article 36, deuxième phrase, du traité, une telle opposition

- s'il est établi que l'utilisation du droit de marque par le titulaire, compte tenu du système de commercialisation appliqué par celui-ci, contribuerait à cloisonner artificiellement les marchés entre Etats membres;

- s'il est demontré que le reconditionnement ne saurait affecter l'état originaire du produit;

- si le titulaire de la marque est averti préalablement de la mise en vente du produit reconditionné; et

- s'il est indiqué sur le nouvel emballage par qui le produit a été reconditionné;

Sur la deuxième question

15. Attendu que la deuxième question est libellée comme suit:

"Le titulaire de la marque a-t-il aussi ce pouvoir ou contrevient-il en l'exerçant à certaines dispositions du traité CEE - en particulier à son article 86 - lorsque pour le médicament en question il détient sur le marché de l'Etat membre B une position dominante, lorsque l'interdiction d'importer des produits reconditionnés pourvus de la marque du titulaire entrave dans les faits leur commercialisation, parce que les lots unitaires usuels dans les pays A et B sont d'importance inégale et parce que l'importation du produit sous une autre forme ne s'est effectivement pas encore imposée de manière significative sur le marché, et lorsque l'interdiction a pratiquement pour effet de maintenir entre les Etats membres une notable différence de prix - éventuellement disproportionnée -, sans qu'il puisse être prouve au titulaire de la marque qu'il se sert de l'interdiction uniquement ou principalement pour maintenir cette différence de prix ?"

16. Attendu qu'il suffit d'observer que, dans la mesure où l'exercice du droit de marque est légitime d'après les dispositions de l'article 36 du traité, cet exercice n'est pas contraire à l'article 86 du traité pour le seul motif qu'il est le fait d'une entreprise qui détient une position dominante sur le marché si le droit de marque n'a pas été utilisé comme instrument de l'exploitation abusive d'une telle position;

Sur les dépens

17. Attendu que les frais exposés par le gouvernement du Royaume-Uni, par le gouvernement de la république fédérale d'Allemagne ainsi que par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement;

Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens;

LA COUR,

Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht de Fribourg, par ordonnance du 20 juin 1977, dit pour droit:

1. A) Est justifiée, au sens de l'article 36, première phrase, du traité CEE, l'opposition par le titulaire d'un droit de marque, protégé dans deux Etats membres à la fois, à ce qu'un produit, licitement pourvu de la marque dans un de ces Etats, soit mis sur le marché dans l'autre Etat membre, après avoir été reconditionné dans un nouvel emballage sur lequel la marque a été apposée par un tiers;

B) Constitue, cependant, une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres au sens de l'article 36, deuxième phrase, du traité, une telle opposition

- s'il est établi que l'utilisation du droit de marque par le titulaire, compte tenu du système de commercialisation appliqué par celui-ci, contribuerait à cloisonner artificiellement les marchés entre Etats membres;

- s'il est démontré que le reconditionnement ne saurait affecter l'Etat originaire du produit;

- si le titulaire de la marque est averti préalablement de la mise en vente du produit reconditionné; et

- s'il est indiqué sur le nouvel emballage par qui le produit a été reconditionné.

2. Dans la mesure où l'exercice du droit de marque est légitime d'après les dispositions de l'article 36 du traité, cet exercice n'est pas contraire à l'article 86 du traité pour le seul motif qu'il est le fait d'une entreprise qui détient une position dominante sur le marché si le droit de marque n'a pas été utilise comme instrument de l'exploitation abusive d'une telle position.