CJCE, 1re ch., 3 décembre 1981, n° 1-81
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Pfizer Inc
Défendeur :
Eurim-Pharm GmbH
1. Par ordonnance du 5 novembre 1980, parvenue à la Cour le 7 janvier suivant, le Landgericht Hamburg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation de l'article 36 du traité.
2. Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre deux entreprises du secteur des produits pharmaceutiques dont l'une, partie demanderesse au principal (ci-après : Pfizer), titulaire d'une certaine marque dans plusieurs Etats membres, s'oppose à ce que l'autre, partie défenderesse au principal (ci-après : Eurim-Pharm), qui a acheté un produit de cette marque mis en circulation dans un Etat membre, le distribue dans un autre Etat membre après l'avoir reconditionné.
3. Le produit en cause, un antibiotique à large spectre, dénommé "vibramycin", est commercialisé en Allemagne par la filiale allemande de Pfizer et protégé par une marque déposée dont Pfizer est titulaire, tandis que la filiale britannique de Pfizer fabrique le même produit et le commercialise, dans des emballages différents, à des prix sensiblement inférieurs à ceux pratiqués en Allemagne.
4. Après avoir informé Pfizer de ses intentions, Eurim-Pharm a commercialisé en Allemagne la "vibramycin", achetée en Grande-Bretagne dans des emballages originaires contenant 50 capsules scellées par séries de cinq dans des plaquettes alvéolaires dites "blisters" qui portaient sur les feuilles soudées sur les plaquettes les mots "vibramycin Pfizer". En vue de commercialiser le produit en Allemagne, Eurim-Pharm a enfermé chaque "blister" dans une boîte pliante conçue par elle, sans modifier la plaquette alvéolaire ou son contenu ; du côté face, cette boîte a une ouverture transparente qui permet de voir les mots "vibramycin Pfizer" figurant sur la feuille soudée sur la plaquette originaire ; au dos de la boîte, l'inscription suivante a été apposée : "antibiotique à large spectre - fabricant : Pfizer Ltd., Sandwich, Kent, g.b. - importateur : Eurim-Pharm GmbH, grossiste en produits pharmaceutiques, 8229 Piding ; emballé par l'importateur : Eurim-Pharm GmbH, 8229 Piding". Dans la boîte, l'importateur a mis une notice comportant des indications relatives au médicament, conformément aux dispositions légales allemandes.
5. Dans son ordonnance de renvoi, le Landgericht s'est prononcé dans le sens que l'opération pratiquée par Eurim-Pharm constitue une violation des droits de Pfizer d'après la loi allemande sur le droit des marques. Étant donné, toutefois, que dans une phase procédurale antérieure de la même affaire l'instance judiciaire supérieure avait considéré qu'en l'occurrence l'exercice du droit de marque était exclu par les articles 30 et 36 du traité, le Landgericht a posé, à titre préjudiciel, les deux questions suivantes :
"1. Le titulaire d'un droit de marque protégé en sa faveur dans un Etat membre A peut-il, en vertu de l'article 36 du traité CEE, se prévaloir de ce droit pour empêcher qu'un importateur achète des médicaments qu'une filiale du titulaire de la marque a licitement pourvus de la marque avec le consentement du titulaire dans un Etat membre B et mis en circulation sous cette marque, qu'il les présente dans un nouvel emballage correspondant aux habitudes de prescription différentes des médecins dans l'Etat membre A et qu'il les mette en circulation dans cet Etat dans un emballage extérieur conçu par l'importateur qui comporte sur sa partie avant une ouverture transparente par laquelle est visible la marque du titulaire qui est apposée au dos de l'emballage blister qui entoure directement le médicament?
2. Suffit-il, pour que l'on puisse conclure à l'existence d'une restriction dans le commerce interdite en vertu de l'article 36, deuxième phrase, du traité CEE, que l'exercice du droit national de marque par le titulaire ainsi que le système de commercialisation appliqué par celui-ci aboutissent objectivement à cloisonner les marchés entre Etats membres ou est-il au contraire nécessaire d'établir que le titulaire de la marque utilise son droit de marque ainsi que le système de commercialisation qu'il applique, aux fins de cloisonner artificiellement les marchés?"
Sur la première question
6. Il y a lieu de rappeler d'abord que, selon la jurisprudence de la Cour, telle qu'elle résulte en particulier de son arrêt du 23 mai 1978 (Hoffmann-la Roche/Centrafarm, 102-77, recueil p. 1139), si le traité n'affecte pas l'existence des droits reconnus par la législation d'un Etat membre en matière de propriété industrielle et commerciale, l'exercice de ces droits n'en peut pas moins, selon les circonstances, être limité par les interdictions du traité. L'article 36, en tant qu'il apporte une exception au principe fondamental de la libre circulation des marchandises dans le Marché commun, n'admet en effet des dérogations à ce principe que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété.
7. L'objet spécifique du droit de marque est notamment d'assurer au titulaire le droit exclusif d'utiliser la marque pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque.
8. En vue de répondre à la question de savoir si ce droit exclusif comporte le pouvoir de s'opposer à l'utilisation de la marque par un tiers après reconditionnement du produit, il faut tenir compte de la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir au consommateur ou à l'utilisateur final l'identité d'origine du produit marqué, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit de ceux qui ont une autre provenance. Cette garantie de provenance implique que le consommateur ou l'utilisateur final puisse être certain qu'un produit marqué qui lui est offert n'a pas fait l'objet, à un stade antérieur de la commercialisation, d'une intervention, opérée par un tiers sans autorisation du titulaire de la marque, qui a atteint le produit dans son état originaire.
9. Il en résulte que le droit qui est reconnu au titulaire de la marque de s'opposer à toute utilisation de cette marque susceptible de fausser la garantie de provenance ainsi comprise relève de l'objet spécifique du droit de marque.
10. Une telle utilisation de la marque susceptible de fausser la garantie de provenance ne se présente cependant pas dans un cas comme celui de l'espèce ou, d'après les constatations de la juridiction nationale et les termes de la question qu'elle pose, un importateur parallèle a procédé au reconditionnement d'un produit pharmaceutique en se limitant à remplacer l'emballage extérieur sans toucher au conditionnement intérieur et en rendant visible, à travers le nouvel emballage extérieur, la marque apposée par le fabricant sur le conditionnement intérieur.
11. Dans ces conditions, en effet, le reconditionnement ne comporte aucun risque d'exposer le produit à des manipulations ou à des influences affectant son état originaire, et le consommateur ou l'utilisateur final du produit ne peut pas être induit en erreur sur la provenance de celui-ci, surtout lorsque, comme en l'occurrence, l'importateur parallèle a indiqué clairement sur l'emballage extérieur que le produit a été fabriqué par une filiale du titulaire de la marque et qu'il a été ré-emballé par lui.
12. La circonstance que l'importateur parallèle a mis dans l'emballage extérieur une notice comportant des indications relatives au médicament - circonstance qui n'est d'ailleurs pas évoquée dans la question posée - n'est pas de nature à affecter cette conclusion.
13. Il y a donc lieu de répondre à la première question que l'article 36 du traité doit être interprété en ce sens que le titulaire d'un droit de marque ne peut pas se prévaloir de ce droit pour empêcher un importateur de commercialiser un produit pharmaceutique fabrique dans un autre Etat membre par la filiale du titulaire et pourvu de la marque de celui-ci avec son consentement, lorsque cet importateur a procédé au reconditionnement de ce produit en se limitant à remplacer l'emballage extérieur sans toucher au conditionnement intérieur et en rendant visible, à travers le nouvel emballage extérieur, la marque apposée par le fabricant sur le conditionnement intérieur, tout en indiquant clairement sur l'emballage extérieur que le produit a été fabriqué par la filiale du titulaire et ré-emballé par l'importateur.
Sur la deuxième question
14. Il résulte de la réponse donnée à la première question qu'un examen de la deuxième question n'est plus nécessaire pour permettre à la juridiction nationale de trancher le litige qui lui a été soumis.
15. Les frais exposés par le gouvernement de la République Fédérale d'Allemagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (première chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Hamburg, par ordonnance du 5 novembre 1980, dit pour droit :
L'article 36 du traité doit être interprété en ce sens que le titulaire d'un droit de marque ne peut pas se prévaloir de ce droit pour empêcher un importateur de commercialiser un produit pharmaceutique fabriqué dans un autre Etat membre par la filiale du titulaire et pourvu de la marque de celui-ci avec son consentement lorsque cet importateur a procédé au reconditionnement de ce produit en se limitant à remplacer l'emballage extérieur sans toucher au conditionnement intérieur et en rendant visible, à travers le nouvel emballage extérieur, la marque apposée par le fabricant sur le conditionnement intérieur, tout en indiquant clairement sur l'emballage extérieur, que le produit a été fabriqué par la filiale du titulaire et ré-emballé par l'importateur.