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Décisions

Cass. crim., 12 octobre 1999, n° 98-83.307

COUR DE CASSATION

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Gomez

Rapporteur :

Mme Ferrari

Avocat général :

M. Geronimi

Avocats :

SCP Masse-Dessen, Georges, Thouvenin, SCP Piwnica, Molinié

TGI Annecy, ch. corr., du 2 mai 1997

2 mai 1997

LA COUR : - Statuant sur le pourvoi formé par M Gilberto, U Marcel, la société X, la société Y, civilement responsables, contre l'arrêt de la Cour d'appel de Chambéry, chambre correctionnelle, du 5 mars 1998, qui, pour publicité de nature à induire en erreur, a condamné chacun des 2 premiers à 50 000 francs d'amende, a ordonné une mesure de publication et a prononcé sur les intérêts civils. Vu les mémoires produits en demande et en défense ; - Sur le premier moyen de cassation pris de la violation de l'article 592 du Code de procédure pénale :

"en ce que l'arrêt attaqué mentionne que, lors des débats, la cour était composée de M. Uran, désigné comme président en remplacement du titulaire empêché, ainsi que de Mmes Cuny et Durand-Mulin, conseillers, et qu'il a été prononcé par M. Uran, président, en application des dispositions de l'article 485, dernier alinéa, du Code de procédure pénale, sans indiquer la composition de la juridiction ayant délibéré ;

"alors que seuls les juges devant lesquels l'affaire a été débattue peuvent en délibérer ; que, dès lors, ne met pas la Cour de cassation en mesure de contrôler la régularité de sa composition la cour d'appel qui ne précise pas le nom des magistrats ayant participé au délibéré et dont aucune des énonciations ne permet de présumer que les juges présents lors de l'audience auraient ensuite pris part au délibéré " ;

Attendu que l'arrêt attaqué mentionne que la cour d'appel, composée, lors des débats, du président et de deux assesseurs, a rendu la décision après en avoir délibéré conformément à la loi ; que l'arrêt a été prononcé par le président en application de l'article 485, dernier alinéa, du Code de procédure pénale ; qu'il se déduit de ces mentions que les magistrats siégeant à l'audience ont pris part au délibéré ; d'où il suit que le moyen ne saurait être admis ;

Sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles L. 121-1, L. 121-4, L. 121-5, L. 121-6 et L. 213-1 du Code de la consommation, 6 du décret du 30 décembre 1988 et son annexe, 6.1 et 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ainsi que 593 du Code de procédure pénale, défaut et contradiction de motifs, manque de base légale :

"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré les prévenus (Gilberto M et Marcel U, demandeurs) coupables du délit de publicité mensongère ou de nature à induire en erreur, décidé que les sociétés qu'ils représentaient (dénommées X et Y, également demanderesses) en étaient civilement responsables et en ce qu'il les a en conséquence tous déclarés responsables du préjudice subi par la partie civile (la société Entremont) ;

"aux motifs qu'il résultait des différents constats d'huissier effectués à la requête de la société Entremont que des prélèvements avaient été opérés sur des portions de fromage préemballées, portant la mention "Emmental" mais non constituées d'une croûte, fabriquées par la société X et commercialisées par la société Y, respectivement dans les magasins Stock à Bugey, Nouvelles Galeries à Annecy et Neuville-sur-Saône, Europa à Vitry et Carrefour à Rungis ; que l'Institut technique du Gruyère, chargé d'analyser les produits saisis, avait conclu le 17 avril 1996 que "les échantillons analysés ne présent(aient) pas de différence de dureté, d'extrait sec et de couleur entre la périphérie et le coeur, ce qui n'aurait pas été le cas s'ils possédaient une croûte" ; que selon l'article 6 du décret du 30 décembre 1988 et son annexe, l'emmental devait présenter "une croûte dure et sèche, de couleur jaune doré à brun clair" ; que cette définition réglementaire concernait non seulement les meules mais bien évidemment les portions qui en étaient issues, et que, si tout aussi logiquement, il ne pouvait y avoir de croûte sur les échantillons saisis dans la mesure où ils auraient été issus du coeur de meule, il n'en demeurait pas moins que, selon l'appréciation précitée de l'Institut technique du Gruyère, l'existence de la croûte conditionnait la qualité de l'emmental ; qu'il ne pouvait être tiré argument de la lettre de M. Valade, directeur de la DGCCRF, en date du 10 mai 1996 selon laquelle, "compte tenu des incertitudes inhérentes à un examen purement visuel du produit fini", il y aurait lieu de proposer "des paramètres clairs et quantifiables", dans la mesure où, d'abord, le rapport de l'Institut technique du Gruyère s'était fondé sur des analyses plus complètes qu'un simple examen visuel, ensuite, la même personne, dans une lettre du 13 novembre 1995, avait indiqué : "le décret du 30 décembre 1988 précise que ce fromage doit présenter une croûte dure et sèche de couleur jaune doré à brun clair ; or, dans biens des cas, nos enquêteurs ont pu constater l'absence de croûte caractéristique ; ce défaut provient du mode d'affînage sous film plastique ; certes, cette technique a été admise conformément à la demande de votre syndicat, mais sous réserve qu'au cours du processus d'affinage, qui doit durer 6 semaines, le film plastique soit retiré en vue de permettre la formation d'une croûte caractéristique ; le non-retrait du film en temps utile conduit à un produit non conforme au regard du décret de 1988" ; qu'aucun élément du dossier ne permettait d'affirmer que la société Entremont fabriquait et commercialisait du fromage sans croûte, l'absence de croûte sur les portions, faute d'analyse, ne pouvant constituer la preuve que les meules dont elles étaient issues étaient elles-mêmes sans croûte (v. arrêt attaqué, p. 4, in fine, p. 5 et 6, in limine) ;

"alors que, d'une part, à la différence de la réglementation régissant d'autres types de fromages, le décret du 30 novembre 1988, en décrivant l'emmental comme devant comporter "une croûte dure et sèche de couleur jaune doré à brun clair", définit exclusivement les caractéristiques requises pour les meules d'emmental mais ne concerne pas les portions ; que dès lors, à partir du moment où les portions d'emmental constituant l'unique support des poursuites dont elle se trouvait saisie n'étaient soumises à aucune réglementation spécifique, la cour d'appel ne pouvait déclarer les prévenus coupables du délit de publicité mensongère par cela seul que les portions en cause avaient été commercialisées sous la dénomination générique "Emmental" quoique ne possédant pas de croûte ;

"alors que, en outre, en déclarant les portions d'emmental objet des poursuites non conformes à la réglementation parce qu'elles ne présentaient pas de croûte, après avoir pourtant admis que les échantillons saisis ne pouvaient logiquement être pourvus d'une croûte puisqu'ils étaient issus du coeur des meules, puis retenu que les portions d'emmental issues du coeur des meules fabriquées par la société Entremont étaient conformes à la réglementation même si elles ne possédaient pas de croûte, la cour d'appel s'est contredite et n'a pas justifié légalement sa décision de retenir les intéressés dans les liens de la prévention ;

"alors que, d'autre part, tout prévenu est présumé innocent tant que sa culpabilité n'a pas été légalement établie par la partie poursuivante ; qu'en l'espèce, il ne résultait ni de l'appréciation de l'Institut technique du Gruyère dont l'analyse effectuée à la demande de la plaignante n'avait porté que sur les seuls échantillons objet de la poursuite, ni des termes de la lettre de M. Valade en date du 13 novembre 1995 qui commentait les résultats d'une enquête étrangère à la procédure actuelle, qu'au cours du présent procès aurait été rapportée la preuve que les portions d'emmental ici en cause étaient issues de coeurs de meules sans croûte ; qu'en se fondant sur ces seuls éléments de preuve pour présupposer le contraire, la cour d'appel a méconnu la présomption d'innocence et n'a donc pas justifié légalement sa décision déclarant les prévenus coupables des faits reprochés ;

"alors que, enfin, toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement ; qu'en s'appuyant exclusivement sur deux documents émanant de la partie poursuivante, sans avoir cherché à former sa conviction au vu des résultats d'une expertise contradictoire des portions incriminées ni s'être livrée à un quelconque examen des éléments de preuve que les demandeurs avaient versés aux débats, bien qu'ils eussent établi qu'en réalité, la description de l'emmental contenue dans le décret du 30 septembre 1988 était si subjective qu'elle avait conduit les administrations de contrôle elles-mêmes à des divergences d'interprétation révélatrices d'une réelle difficulté pour déterminer un critère clair et précis d'appréciation de l'aspect que devait présenter la croûte de l'emmental pour être conforme à la réglementation, la cour d'appel n'a pas fait bénéficier les demandeurs d'un procès équitable " ;

Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation des articles L. 121-1, L. 121-4, L. 121-5, L. 121-6 et L. 213-1 du Code de la consommation, 6 du décret du 30 décembre 1988 et son annexe, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, défaut de réponse à conclusions et manque de base légale :

" en ce que l'arrêt attaqué a déclaré les prévenus (Gilberto M et Marcel U, demandeurs) coupables du délit de publicité mensongère ou de nature à induire en erreur, décidé que les sociétés qu'ils représentaient (les sociétés X et Y, également demanderesses) en étaient civilement responsables et déclaré les quatre intéressés responsables du préjudice subi par la partie civile (la société Entremont) ;

"aux motifs que le Codex alimentarius, dont les dispositions n'avaient qu'un caractère indicatif, n'avait aucune valeur réglementaire en France ;

"alors que la cour d'appel ne pouvait affirmer que le Codex alimentarius n'aurait eu aucune valeur réglementaire en France, sans répondre au chef péremptoire des conclusions des demandeurs faisant valoir que cette norme internationale définissant les exigences auxquelles devaient satisfaire notamment les fromages prêts à la consommation, s'imposait à l'Etat français dès lors qu'il avait accepté sa norme C 9 précisant que l'emmental se présentait sous forme de meule, bloc ou bloc sans croûte " ;

Sur le quatrième moyen de cassation, pris de la violation des articles 30 du traité de Rome, L. 121-1, L. 121-4, 121-5, L. 121-6 et L. 213-1 du Code de la consommation, 6 du décret du 30 décembre 1988 et son annexe, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale :

"aux motifs qu'il n'était pas établi que le produit commercialisé en Allemagne sous la marque "W" l'était également en France, la cour relevant que l'échantillon qui lui était présenté portait la mention "Emmental Bavarois" ; que les moyens de défense fondés sur l'article 30 du traité de Rome devaient être rejetés ; qu'en effet, les arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes parfaitement rapportés et analysés par les premiers juges n'étaient pas transposables à la présente espèce ; que l'arrêt Cassis de Dijon concernait l'exportation de produits français sur le territoire allemand ; que l'arrêt Smanor concernait l'importation en France sous la dénomination "yaourt" des produits surgelés fabriqués à l'étranger ; que l'arrêt Edam concernait l'importation en France de produits d'origine allemande ; qu'en l'espèce, le litige concernait un produit national défini par une réglementation française, fabriqué et commercialisé en France ; qu'une situation purement française ne pouvait relever des articles 30 et suivants du traité de Rome puisque ces dispositions prohibaient exclusivement l'entrave à des échanges intra-communautaires ; que la jurisprudence "Montagne" n'était pas davantage transposable à la situation dénoncée par la partie civile, dès lors que la Cour européenne avait dit que l'application d'une mesure nationale à une situation purement nationale était susceptible de relever de l'article 30 uniquement dans la mesure où l'application de la loi nationale pouvait avoir des effets sur la libre circulation des marchandises entre Etats membres, notamment lorsque la réglementation en cause favorisait la commercialisation des marchandises d'origine nationale au détriment des marchandises importées ; qu'en l'espèce, il ne résultait ni du dossier ni des débats que la réglementation française sur l'emmental aurait favorisé la commercialisation des produits nationaux au détriment de ceux importés et aurait ainsi affecté le commerce intra-communautaire ; que les premiers juges avaient parfaitement retenu qu'il était de principe constant qu'en l'absence de norme communautaire, les Etats étaient habilités à réglementer souverainement l'usage d'une dénomination, sauf si la réglementation nationale pouvait s'analyser en une restriction déguisée à l'importation de produits (ce que rappelait la jurisprudence "Montagne"), ce qui n'était nullement le cas en l'espèce ; que cette règle était conforme à la communication interprétative de la Commission en date du 24 octobre 1989 ; que la lettre de la Commission européenne du 22 juillet 1997 sur "la compatibilité au regard du droit communautaire du décret du 30 décembre 1988", non seulement ne mentionnait pas la question ayant été posée en sorte que rien ne permettait de dire que la réponse donnée était transposable à la situation en litige mais, en outre, ne faisait état que de la commercialisation d'emmental en France alors qu'en l'espèce il s'agissait également d'appréhender la production ;

"alors que la prohibition instituée par l'article 30 du traité de Rome a vocation à s'appliquer à toute mesure nationale susceptible de constituer une entrave potentielle au commerce intra-communautaire, peu important que le litige soumis au juge ne porte que sur des échanges nationaux ; qu'à partir du moment où il était demandé de juger que la réglementation française réservant la dénomination générique "Emmental" aux seuls fromages comportant une croûte s'apparentait à une mesure qui risquait de faire obstacle à la libre circulation de ce produit entre les Etats membres, la cour d'appel ne pouvait décider d'emblée que le procès qu'elle avait à résoudre ne relevait pas du droit communautaire, par cela seul que la situation concrète qui lui était soumise avait pour origine l'application d'une réglementation nationale à des ressortissants français fabriquant et commercialisant en France des portions d'emmental sans croûte ;

"alors que, en outre, les demandeurs démontraient, preuves à l'appui, que la réglementation française réservant la qualification "Emmental" aux fromages comportant une croûte constituait un obstacle potentiel aux échanges intra-communautaires, puisque, dans d'autres pays membres de la Communauté européenne, la réglementation autorisait expressément les ressortissants à fabriquer et à vendre du fromage sans croûte sous la dénomination générique "Emmental", de sorte qu'il n'était pas concevable que ce même produit se vît interdire l'accès au territoire français ; qu'ainsi, la cour d'appel n'a pas justifié légalement sa décision lorsqu'elle a affirmé péremptoirement qu'en l'espèce, rien ne permettait d'établir que la réglementation française pût s'analyser en une restriction à l'importation de fromages sous la qualification d'emmental ; Les moyens étant réunis ;

Attendu qu'il résulte de l'arrêt que la société X fabrique des portions de fromage à pâte cuite et pressée, préemballées sous le nom d'emmental ; qu'elles sont commercialisées sur le territoire national, dans le circuit de la grande distribution, par la société Y ; que, dénonçant l'utilisation de la dénomination Emmental, alors que le produit ne satisfaisait pas aux caractéristiques exigées par la réglementation, la société Entremont, partie civile, a fait citer Gilberto M et Marcel U, dirigeant des sociétés précitées, pour publicité trompeuse ;

Attendu que les prévenus ont opposé que la réglementation de la dénomination incriminée ne concernait que les meules de fromage et non les portions, que la conformité du produit était en tout état de cause établie et qu'enfin cette réglementation était incompatible avec l'article 30 du traité de la Communauté européenne ;

Attendu que, pour écarter ces moyens de défense et caractériser l'infraction, les juges d'appel exposent que l'article 6 du décret du 30 décembre 1988, pris en application de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes, réserve les dénominations, qu'il énumère en annexe, aux fromages répondant aux prescriptions relatives à la fabrication et à la composition décrites dans cette annexe ; que la dénomination emmental, qui ne constitue pas une appellation d'origine, est ainsi réservée aux fromages comportant, avec d'autres caractéristiques, une croûte dure et sèche, de couleur jaune doré à brun clair ;

Attendu que les juges retiennent, par motifs propres et adoptés, que l'exigence réglementaire de la croûte, déterminante de la qualité du fromage, concerne aussi bien les meules que les portions qui en sont issues ; que, s'il peut être vendu des portions dépourvues de croûte, c'est à la condition qu'elles proviennent du coeur de la meule comportant elle-même une croûte ; que tel n'est pas le cas des portions de fromage en cause, ne présentant pas de partie croûtée et issues de meules elles-mêmes sans croûte, en raison du mode d'affinage adopté pour réduire les coûts de production ; que les juges relèvent, d'ailleurs, qu'au jour des débats, les prévenus ont affirmé que la croûte des meules fabriquées était désormais conforme à la réglementation, ce qui a été confirmé par les agents de la Direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes ;

Attendu que les juges, après avoir, énoncé que les dispositions du Codex alimentarius ne présentent qu'un caractère indicatif, ajoutent qu'en l'absence de réglementation communautaire sur la dénomination des différents types de fromage, les Etats sont habilités à réglementer souverainement l'usage d'une dénomination, sauf restriction déguisée à l'importation des produits, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ;

Attendu que les juges en concluent qu'en fabriquant et en commercialisant du fromage étiqueté sous le nom d'emmental alors qu'il ne présentait pas les caractéristiques de cette dénomination réglementée, les prévenus se sont rendus coupables de publicité de nature à induire en erreur ;

Attendu qu'en statuant ainsi, et dès lors que la réglementation française qui subordonne l'utilisation de la dénomination emmental au respect de caractéristiques tenant à la croûte du fromage, indistinctement applicable aux produits nationaux et provenant des autres Etats membres de la Communauté européenne, est justifiée, au regard de l'article 30, devenu article 28, du traité Communauté européenne par des exigences impératives tenant à la loyauté des transactions commerciales et à la protection des consommateurs contre les indications susceptibles de les induire en erreur en matière de fromage, la cour d'appel a justifié sa décision sans encourir les griefs allégués ; d'où il suit que les moyens ne sauraient être accueillis ;

Et attendu que l'arrêt est régulier en la forme ;

Rejette le pourvoi.