CJCE, 17 mars 1993, n° C-72/91
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Firma Sloman Neptun Schiffahrts AG
Défendeur :
Seebetriebsrat Bodo Ziesemer der Sloman Neptun Schiffahrts AG
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Rodríguez Iglesias, Zuleeg, Murray
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. Mancini, Joliet, Schockweiler, Moitinho de Almeida, Grévisse, Díez de Velasco
Avocats :
Mes Friedrichs, Maly
LA COUR:
1. Par deux ordonnances du 9 octobre 1990, parvenues à la Cour le 22 février 1991, l'Arbeitsgericht Bremen (République fédérale d'Allemagne) a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des articles 92 et 117 du traité CEE.
2. Cette question a été soulevée dans le cadre de deux litiges opposant la Firma Sloman Neptun Schiffahrts AG (ci-après "Sloman Neptun"), qui exploite une entreprise d'armement naval à Bremen, au Seebetriebsrat, comité d'entreprise dans l'armement naval de Sloman Neptun (ci-après "Seebetriebsrat").
3. Il ressort des pièces du dossier que Sloman Neptun a sollicité, sur le fondement de l'article 99 du Betriebsverfassungsgesetz (loi sur l'organisation des entreprises), l'accord du Seebetriebsrat afin d'embaucher un officier radio philippin (affaire C-72-91) et cinq autres marins philippins (affaire C-73-91) sur un des navires qu'elle exploite et qu'elle avait fait immatriculer à l'Internationales Seeschiffahrtsregister, ISR (registre international de la navigation maritime, ci-après "ISR"). L'ISR a été créé par le Gesetz zur Einfuehrung eines zusaetzlichen Schiffregisters fuer Seeschiffe unter der Bundesflagge im internationalen Verkehr (loi portant introduction d'un registre supplémentaire d'immatriculation des navires de mer battant pavillon fédéral dans le trafic international, ci-après "loi ISR") du 23 mars 1989 (BGBI. I, p. 550).
4. Conformément au paragraphe 4 de l'article 21 du Flaggenrechtsgesetz (loi sur le droit du pavillon), introduit dans cette loi par l'article 1er, point 2, de la loi ISR, précitée, il a été convenu que les contrats de travail des marins en question ne seraient pas soumis au droit allemand.
5. Aux termes de cette disposition:
"Pour l'application de l'article 30 de l'Einfuehrungsgesetz zum Buergerlichen Gesetzbuch (loi d'introduction du Code civil) et sous réserve des dispositions légales de la Communauté européenne, les contrats de travail conclus avec les membres d'équipage d'un navire marchand immatriculé dans le registre international de la navigation maritime qui n'ont pas de domicile ou de résidence fixe en République fédérale d'Allemagne ne sont pas soumis au droit allemand du seul fait que ledit navire bat pavillon fédéral. Si les contrats de travail visés à la première phrase font l'objet de conventions collectives conclues par des syndicats étrangers, celles-ci n'ont les effets prévus par le Tarifvertragsgesetz (loi sur les conventions collectives) que s'il a été convenu qu'elles seraient régies par le droit conventionnel applicable sur le territoire d'application de la loi fondamentale et que les juridictions allemandes seraient compétentes. Les conventions collectives conclues après l'entrée en vigueur du présent paragraphe ne s'appliquent, en cas de doute, aux contrats de travail visés à la première phrase que si elles le prévoient expressément. Les présentes dispositions s'appliquent sans préjudice de celles de la législation allemande en matière de sécurité sociale."
6. Le Seebetriebsrat ayant refusé de donner son accord à l'embauche des personnes en question, Sloman Neptun a saisi l'Arbeitsgericht Bremen pour qu'il soit suppléé au défaut de cet accord. Au cours de la procédure devant la juridiction nationale, le Seebetriebsrat a fait valoir que la disposition introduite par la loi ISR était contraire non seulement à la Constitution, mais encore aux articles 92 et 117 du traité CEE, étant donné qu'elle permet d'embaucher des ressortissants de pays tiers à des conditions de rémunération et de protection sociale inférieures à celles dont bénéficient les marins engagés dans le cadre des dispositions du droit allemand.
7. Estimant qu'une interprétation de ces dispositions lui était nécessaire pour trancher les litiges, l'Arbeitsgericht Bremen a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante:
"Est-il compatible avec l'article 92 et l'article 117 du traité CEE que l'article 1er, point 2, du Gesetz zur Einfuehrung eines zusaetzlichen Schiffregisters fuer Seeschiffe unter der Bundesflagge im internationalen Verkehr (loi portant introduction d'un registre supplémentaire d'immatriculation des navires de mer battant pavillon fédéral dans le trafic international) (Internationales Seeschiffahrtsregister - registre international de la navigation maritime - ISR) du 23 mars 1989 (BGBI. I, p. 550) permette que des marins étrangers n'ayant pas de domicile ou de résidence fixe en République fédérale d'Allemagne ne relèvent pas des conventions collectives allemandes et soient, dès lors, employés au 'salaire du pays d'origine (Heimatlandheuer)', inférieur, et à des conditions de travail plus défavorables que les marins allemands comparables."
8. Selon le Gouvernement allemand, le paragraphe 4 de l'article 21 de la loi sur le droit du pavillon a été introduit pour préciser, dans le domaine de la navigation maritime, les règles énoncées à l'article 30, paragraphe 2, du Code civil, sur la loi applicable aux contrats de travail. Cette disposition serait destinée à assurer la compétitivité des navires de commerce allemands sur le plan international, par la réduction des coûts relatifs au personnel.
9. Le Gouvernement allemand observe, à cet égard, que, de 1977 à la fin de 1987, le tonnage des navires de commerce battant pavillon allemand est passé de 9,3 millions de tonneaux de jauges bruts à 3,8 millions et que, pour la seule année 1987, la flotte commerciale battant pavillon allemand a diminué de 11 %. Au début de 1988, seuls 19 130 marins y travaillaient, alors que leur nombre s'élevait à 55 301 au début de 1971.
10. Pour un plus ample exposé des faits et du cadre juridique des litiges au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
11. A titre liminaire, il convient de rappeler que, selon une jurisprudence constante (voir, notamment, arrêt du 22 mars 1977, Steinike et Weinlig, 78-76, Rec. p. 595, point 9), le traité, en organisant par l'article 93 l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission, entend que la reconnaissance de l'incompatibilité éventuelle d'une aide avec le marché commun résulte, sous le contrôle de la Cour de justice, d'une procédure appropriée, dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission.
12. La Cour a toutefois déclaré dans ce même arrêt (point 14) que les juridictions nationales pouvaient être saisies de litiges les amenant à interpréter et à appliquer la notion d'aide, visée à l'article 92, en vue de déterminer si une mesure étatique instaurée sans tenir compte de la procédure de contrôle préalable de l'article 93, paragraphe 3, devait ou non y être soumise.
13. Compte tenu de ce qui précède, il y a lieu de considérer que la question préjudicielle vise à savoir si le régime d'un État membre, tel que celui applicable à l'ISR, qui permet de soumettre les contrats de travail conclus avec des marins ressortissants de pays tiers, n'ayant pas de domicile ou de résidence fixe dans cet État membre, à des conditions de travail et de rémunération qui ne relèvent pas du droit de cet État membre et sont sensiblement moins favorables que celles des marins ressortissants de ce même État membre, doit être considéré comme une aide d'État, au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité et si l'article 117 du traité s'oppose à l'application d'un tel régime.
Sur l'interprétation de l'article 92 du traité
14. La juridiction de renvoi considère que le régime litigieux constitue une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, dans la mesure où il permet la non-application partielle des dispositions du droit du travail et du droit social allemands.
15. A cet égard, elle invoque la jurisprudence de la Cour selon laquelle le dégrèvement partiel des charges sociales incombant aux entreprises d'un secteur industriel particulier constitue une aide au sens de la disposition précitée, si cette mesure est destinée à exempter partiellement ces entreprises des charges pécuniaires découlant de l'application normale du système général des contributions obligatoires imposées par la loi (arrêt du 2 juillet 1974, Italie/Commission, 173-73, Rec. p. 709). Or, le régime en cause aurait pour effet de décharger les armateurs qui font immatriculer des navires dans l'ISR de certaines charges pécuniaires, notamment des cotisations de sécurité sociale plus élevées, dues en cas d'emploi de marins allemands.
16. Elle précise ainsi que l'introduction de l'ISR a été accompagnée de l'adoption du Gesetz zur Aenderung von Vorschriften der See-Unfallversicherung in der Rentenversicherungsordnung (loi modifiant des dispositions relatives à l'assurance contre les accidents en matière maritime figurant dans le Code de l'assurance pension) du 10 juillet 1989 (BGBI. I, p. 1383). En vertu des dispositions de cette loi, les salaires payés aux marins dont le contrat de travail n'est pas soumis au droit allemand ne seraient pas pris en compte, lors de la fixation des salaires moyens, pour la détermination des cotisations de sécurité sociale. Ces cotisations seraient, pour lesdits marins, calculées en fonction des rémunérations effectivement versées. Les armateurs concernés bénéficieraient, par conséquent, d'un allégement sensible de leurs charges puisqu'ils n'auraient pas à payer la différence entre la cotisation correspondant à ces rémunérations et celle correspondant au salaire allemand moyen.
17. La Commission considère que toute mesure, sous quelque forme que ce soit, impliquant pour un secteur déterminé un dégrèvement qui ne fait pas partie d'un système global, constitue une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, même lorsqu'une telle mesure n'est pas financée par des fonds publics. C'est ce qui résulterait, d'une part, de l'interprétation littérale de la disposition précitée, qui distingue entre aides accordées par l'État et aides accordées au moyen de ressources d'État, et, d'autre part, de la finalité de cette même disposition qui serait l'expression, en matière d'aides étatiques, du principe énoncé à l'article 3, sous f), du traité. Or, selon la Commission, la loi ISR, qui a été adoptée en vue de rendre la navigation maritime allemande plus compétitive, en lui accordant des avantages particuliers, comporte tous les éléments d'une aide d'État. En tout état de cause, la mesure controversée serait accordée au moyen de ressources d'État. En effet, le niveau des rémunérations fixées dans le cadre des contrats non soumis au droit allemand entraînerait la diminution des ressources fiscales.Ces points de vue sont partagés par le Seebetriebsrat.
18. Il y a lieu de relever à cet égard que l'article 92, paragraphe 1, du traité déclare incompatibles avec le marché commun, dans la mesure où elles affectent les échanges entre États membres, les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d'État sous quelque forme que ce soit, qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions.
19. Ainsi que la Cour l'a jugé dans l'arrêt du 24 janvier 1978, Van Tiggele (82-77, Rec. p. 25, points 24 et 25), seuls les avantages accordés directement ou indirectement au moyen de ressources d'État sont à considérer comme des aides au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité. En effet, il résulte des termes mêmes de cette disposition et des règles de procédure instaurées par l'article 93 du traité que les avantages accordés par d'autres moyens que des ressources d'État ne tombent pas dans le champ d'application des dispositions en cause. La distinction entre aides accordées par l'État et aides accordées au moyen de ressources d'État est destinée à inclure dans la notion d'aide non seulement les aides accordées directement par l'État, mais également celles accordées par des organismes publics ou privés, désignés ou institués par l'État.
20. Il y a donc lieu de vérifier si les avantages d'un régime tel que celui applicable à l'ISR doivent ou non être considérés comme accordés au moyen de ressources d'État.
21. A cet égard, le régime en cause ne tend pas, de par sa finalité et son économie générale, à créer un avantage qui constituerait une charge supplémentaire pour l'État ou pour les organismes susmentionnés, mais seulement à modifier, en faveur des entreprises de navigation maritime, le cadre dans lequel s'établissent les relations contractuelles entre ces entreprises et leurs salariés. Les conséquences qui en résultent, tenant tant à la différence de base de calcul des cotisations sociales, mentionnée par la juridiction nationale, qu'à l'éventuelle perte de ressources fiscales imputable au faible niveau des rémunérations, invoquée par la Commission, sont inhérentes à ce régime et ne constituent pas un moyen d'accorder aux entreprises concernées un avantage déterminé.
22. Il s'ensuit qu'un régime tel que celui applicable à l'ISR ne constitue pas une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
Sur l'interprétation de l'article 117 du traité
23. Selon la juridiction de renvoi, l'article 117 du traité ne contient pas uniquement des dispositions programmatiques, mais impose aux États membres de réaliser les objectifs sociaux et de libre concurrence de la Communauté. Elle estime ainsi qu'en vertu de cette disposition les États membres doivent, d'une part, surveiller l'afflux de la main-d'œuvre de pays tiers, afin d'éviter un "dumping salarial" et d'autres perturbations du marché du travail, et, d'autre part, adopter des mesures permettant à cette main-d'œuvre de participer au progrès social, lorsqu'elle est employée dans la Communauté. Cette interprétation de l'article 117 serait confirmée par les objectifs poursuivis par les articles 118 et 48 du traité. Or, ces obligations ne seraient pas respectées dans le cadre des dispositions visées dans les espèces au principal.
24. La juridiction de renvoi ainsi que le Seebetriebsrat considèrent encore que l'article 5 du traité impose aux États membres de ne pas remettre en cause la protection sociale existante. L'amélioration des conditions de vie et de travail constituerait l'un des buts du traité dont la réalisation ne saurait être mise en péril par des mesures prises par les États membres.
25. Il y a lieu de relever à cet égard que, selon la jurisprudence de la Cour (arrêts du 15 juin 1978, Defrenne, 149-77, Rec. p. 1365, attendu 19, et du 29 septembre 1987, Giménez Zaera, 126-86, Rec. p. 3697, point 13), les dispositions de l'article 117 du traité ont un caractère essentiellement programmatique. Cet article ne vise que des objectifs sociaux dont la mise en œuvre doit être le résultat de l'action de la Communauté, de la collaboration étroite entre les États membres et du fonctionnement du marché commun.
26. Il est vrai que le caractère programmatique des objectifs sociaux énoncés à l'article 117 n'implique pas qu'ils sont dépourvus de tout effet juridique. Ils constituent, en effet, des éléments importants, notamment pour l'interprétation d'autres dispositions du traité et du droit communautaire dérivé dans le domaine social. La mise en œuvre de ces objectifs doit néanmoins être le résultat d'une politique sociale qu'il appartient aux autorités compétentes de définir (arrêt Giménez Zaera, précité, point 14).
27. Par conséquent, ni les orientations générales de la politique sociale définie par chaque État membre, ni des mesures particulières telles que celles visées par les ordonnances de renvoi ne sauraient faire l'objet d'un contrôle juridictionnel quant à leur conformité aux objectifs sociaux énoncés à l'article 117 du traité.
28. Enfin, si l'amélioration des conditions de vie et de travail constitue l'un des buts essentiels du traité, ainsi que l'indiquent le préambule et les articles 2 et 117 du traité, les États membres disposent, à cet égard, d'une liberté de décision qui empêche l'obligation contenue dans l'article 5 du traité d'engendrer, en faveur des justiciables, des droits que les juridictions nationales auraient le devoir de sauvegarder.
29. Eu égard à l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de répondre à la juridiction nationale qu'un régime, tel que celui applicable à l'ISR, qui permet de soumettre les contrats de travail conclus avec des marins ressortissants de pays tiers, n'ayant pas de domicile ou de résidence fixe dans cet État membre, à des conditions de travail et de rémunération qui ne relèvent pas du droit de cet État membre et sont sensiblement moins favorables que celles des marins ressortissants de ce même État membre, ne constitue pas une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité et que l'article 117 du traité ne s'oppose pas à l'application d'un tel régime.
Sur les dépens
30. Les frais exposés par les Gouvernements allemand, belge, danois et hellénique et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
statuant sur la question à elle soumise par l'Arbeitsgericht Bremen, par ordonnance du 9 octobre 1990, dit pour droit:
Un régime, tel que celui applicable à l'ISR, qui permet de soumettre les contrats de travail conclus avec des marins ressortissants de pays tiers, n'ayant pas de domicile ou de résidence fixe dans cet État membre, à des conditions de travail et de rémunération qui ne relèvent pas du droit de cet État membre et sont sensiblement moins favorables que celles des marins ressortissants de ce même État membre, ne constitue pas une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, et l'article 117 du traité ne s'oppose pas à l'application d'un tel régime.