CJCE, 5e ch., 22 mars 2001, n° C-261/99
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
République française
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. La Pergola
Avocat général :
M. Alber.
Juges :
MM. Jann, von Bahr, Timmermans, Wathelet (Rapporteur)
LA COUR (cinquième chambre),
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 13 juillet 1999, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 88, paragraphe 2, deuxième alinéa, CE, un recours visant à faire constater que, en n'ayant pas adopté dans le délai imparti les mesures nécessaires pour récupérer auprès de leur bénéficiaire les aides déclarées illégales et incompatibles avec le Marché commun par la décision 1999-378-CE de la Commission, du 4 novembre 1998, concernant l'aide de la France en faveur de Nouvelle filature lainière de Roubaix (JO 1999, L 145, p. 18, ci-après la "décision litigieuse"), la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 189, quatrième alinéa, du traité CE (devenu article 249, quatrième alinéa, CE) ainsi que des articles 4 et 5 de ladite décision.
2. Au cours des mois de mai et de septembre 1996, la Commission a été saisie de plusieurs plaintes à l'encontre d'aides octroyées ou potentiellement octroyées par le Gouvernement français en faveur de la société Nouvelle filature lainière de Roubaix dans le cadre du redressement judiciaire du groupe SA Filature lainière de Roubaix. Ces plaintes mettaient en cause un moratoire de huit ans, accordé à celui-ci par le comité interministériel de restructuration industrielle, pour le paiement de sa dette sociale et fiscale, d'un montant de 82 000 000 FRF, ainsi qu'une demande d'intervention de la part dudit comité pour éviter le dépôt de bilan de cette société.
3. En réponse à une demande d'information de la Commission, les autorités françaises ont informé cette dernière, par lettres des 18 juin et 15 juillet 1996, que le groupe SA Filature lainière de Roubaix avait traversé, à partir du début des années 90, une période de graves difficultés d'exploitation ayant conduit à d'importantes tensions de trésorerie et à des retards de paiement de sa dette sociale et fiscale. Repris en 1993 par M. Verbeke, ce groupe a présenté un plan de restructuration prévoyant le paiement intégral du montant de ladite dette, sous réserve d'un étalement des remboursements sur une période de huit ans. Toutefois, de nouvelles difficultés économiques et financières sont survenues à partir de 1995. Incapables de faire face à leurs échéances, les dirigeants du groupe ont déposé une déclaration de cessation des paiements auprès du Tribunal de commerce de Roubaix (France) qui a ouvert la procédure de redressement judiciaire le 30 avril 1996.
4. Après avoir constaté que la situation économique et sociale dudit groupe ne rendait pas possible un plan de redressement et après avoir procédé à un appel d'offres en vue de la cession de celui-ci, le Tribunal de commerce de Roubaix a ordonné, par jugement du 17 septembre 1996, la cession du groupe à M. Chapurlat au prix de 4 278 866 FRF, le repreneur s'étant engagé à poursuivre les contrats de travail de 225 salariés sur les 587 qui constituaient l'effectif du personnel et à payer une somme de 50 000 FRF par emploi supprimé dans l'année suivant la date d'entrée en jouissance. En outre, ledit tribunal a autorisé le licenciement de 362 salariés et désigné un liquidateur en raison de la dissolution de plein droit du groupe SA Filature lainière de Roubaix découlant de son jugement.
5. En septembre 1996, les autorités françaises ont notifié à la Commission la mesure d'aide à la restructuration qu'elles envisageaient en faveur de la nouvelle société créée par M. Chapurlat, sous le nom de "Nouvelle filature lainière de Roubaix", dont le capital social s'élevait à la somme de 510 000 FRF. Cette mesure d'aide pour un montant total de 40 000 000 FRF se décomposait en un prêt participatif d'un montant de 18 000 000 FRF et en une subvention d'un montant de 22 000 000 FRF.
6. La procédure de l'article 93, paragraphe 2, du traité CE (devenu article 88, paragraphe 2, CE) a été clôturée par l'adoption de la décision litigieuse, dont le dispositif est libellé comme suit:
"Article premier
L'aide sous forme de prime d'investissement accordée par la France en faveur de Nouvelle filature lainière de Roubaix pour un montant de 7,77 millions de FRF peut être considérée comme compatible avec le Marché commun sur la base de l'article 92, paragraphe 3, point c), du traité.
Article 2
L'aide sous forme de prime d'investissement accordée par la France en faveur de Nouvelle filature lainière de Roubaix pour un montant de 14,23 millions de FRF est incompatible avec le Marché commun.
Article 3
1. Le prêt participatif de 18 millions de FRF constitue une aide dans la mesure où le taux appliqué à ce prêt par la France est inférieur au taux de référence de 8,28 % applicable au moment de l'octroi du prêt.
2. L'aide visée au paragraphe 1 accordée par la France en faveur de Nouvelle filature lainière de Roubaix est incompatible avec le Marché commun.
Article 4
1. La France prend toutes les mesures nécessaires pour récupérer auprès de son bénéficiaire Nouvelle filature lainière de Roubaix l'aide visée à l'article 2 et déjà illégalement mise à sa disposition.
2. La récupération a lieu conformément aux procédures du droit national. Les sommes à récupérer produisent des intérêts à partir de la date à laquelle elles ont été mises à la disposition du bénéficiaire jusqu'à leur récupération effective. Les intérêts sont calculés sur la base du taux de référence utilisé pour le calcul de l'équivalent-subvention dans le cadre des aides à finalité régionale.
3. La France supprime sans retard l'aide visée à l'article 3 par l'application des conditions normales du marché correspondant au minimum au taux de référence de 8,28 % applicable au moment de l'octroi du prêt.
Article 5
La France informe la Commission, dans un délai de deux mois à compter de la date de la notification de la présente décision, des mesures prises pour s'y conformer.
Article 6
La République française est destinataire de la présente décision."
7. Par requête déposée au greffe de la Cour le 25 janvier 1999, le Gouvernement français a introduit un recours en annulation contre la décision litigieuse (voir arrêt de ce jour, France/Commission, C-17-99, non encore publié au Recueil).
8. N'ayant reçu aucune information sur les suites données à la décision litigieuse par les autorités françaises au terme du délai fixé à l'article 5 de celle-ci, la Commission a, par lettre du 3 février 1999, adressé une lettre de rappel auxdites autorités, en soulignant que, si elle ne recevait pas confirmation de l'exécution de ladite décision, elle serait contrainte de saisir la Cour de justice conformément aux dispositions de l'article 93, paragraphe 2, du traité.
9. Cette dernière lettre étant demeurée sans réponse, la Commission, considérant que la République française ne s'était pas conformée à la décision litigieuse et qu'elle n'avait pas fait valoir d'impossibilité absolue d'exécution de celle-ci, a décidé d'introduire le présent recours.
10. La Commission fait valoir, tout d'abord, que la décision litigieuse revêt, en application de l'article 189, quatrième alinéa, du traité, un caractère obligatoire pour la République française, à laquelle elle a été notifiée le 17 novembre 1998. Conformément à ladite disposition, cette décision resterait "obligatoire dans tous ses éléments" pour l'État membre destinataire jusqu'à l'intervention, le cas échéant, d'une décision contraire du juge communautaire.
11. La Commission ajoute que, dans l'affaire France/Commission, précitée, à aucun moment le Gouvernement français n'a présenté devant la Cour une demande tendant à l'octroi soit du sursis à l'exécution de la décision litigieuse, soit de mesures provisoires au sens de l'article 186 du traité CE (devenu article 243 CE).
12. Elle considère, ensuite, que le seul argument qu'un État membre peut faire valoir pour ne pas exécuter une décision de la Commission ordonnant la suppression et la récupération d'aides d'État déclarées incompatibles avec le traité est celui tiré de l'impossibilité absolue d'exécution. Or, en l'espèce, la République française n'aurait invoqué aucune impossibilité de ce type.
13. La Commission soutient, enfin, que le Gouvernement français n'a pas satisfait à son devoir de coopération loyale. En effet, d'une part, les autorités françaises ont, jusqu'à ce jour, laissé sans la moindre réponse la lettre de rappel du 3 février 1999 et, d'autre part, à aucun moment elles n'ont saisi cette dernière de difficultés éventuelles qu'elles auraient rencontrées dans l'exécution de la décision litigieuse ni ne lui ont proposé des mesures de remplacement. Il apparaîtrait que lesdites autorités n'ont pas entrepris la moindre démarche en vue de la récupération des aides déclarées incompatibles avec le traité.
14. Le Gouvernement français, tout en affirmant être pleinement conscient de son obligation de récupérer lesdites aides, admet toutefois ne pas avoir été en mesure de donner suite à cette obligation.
15. Il soutient avoir effectué des démarches afin de déterminer, en liaison avec la société bénéficiaire, les modalités selon lesquelles il pourrait être procédé à la récupération. Bien que la récupération immédiate de l'intégralité des aides dût entraîner la mise en règlement judiciaire de l'entreprise, le Gouvernement français, qui n'ignore pas la jurisprudence de la Cour en vertu de laquelle la disparition de l'entreprise bénéficiaire d'aides d'État déclarées incompatibles avec le traité ne saurait justifier une renonciation à la récupération de celles-ci, admet qu'il n'a pas cherché à se prévaloir de cette circonstance à l'égard de la Commission.
16. Le Gouvernement français ajoute qu'une demande de sursis à l'exécution de la décision litigieuse, dans l'affaire France/Commission, précitée, aurait eu peu de chances de succès compte tenu de la jurisprudence de la Cour.
17. Il fait valoir, en outre, que, tout au long de la procédure administrative, les autorités françaises ont largement contribué à l'information de la Commission et que, de cette manière, elles ont rempli leur obligation de coopération loyale à l'égard de cette institution.
18. Il convient tout d'abord de rappeler que le système des voies de recours établi par le traité distingue les recours visés aux articles 226 CE et 227 CE, qui tendent à faire constater qu'un État membre a manqué aux obligations qui lui incombent, et les recours visés aux articles 230 CE et 232 CE, qui tendent à faire contrôler la légalité des actes ou des abstentions des institutions communautaires. Ces voies de recours poursuivent des objectifs distincts et sont soumises à des modalités différentes. Un État membre ne saurait donc utilement, en l'absence d'une disposition du traité l'y autorisant expressément, invoquer l'illégalité d'une décision dont il est destinataire comme moyen de défense à l'encontre d'un recours en manquement fondé sur l'inexécution de cette décision (voir, en dernier lieu, arrêt du 27 juin 2000, Commission/Portugal, C-404-97, Rec. p. I-4897, point 34). Il importe peu que cette illégalité soit invoquée au cours de la procédure en manquement elle-même ou, comme c'est le cas dans la présente affaire, à l'occasion d'une procédure en annulation dirigée contre la décision litigieuse).
19. Il ne pourrait en être autrement que si l'acte en cause était affecté de vices particulièrement graves et évidents, au point de pouvoir être qualifié d'acte inexistant (arrêt Commission/Portugal, précité, point 35).
20. Cette constatation s'impose également à propos d'un recours en manquement introduit sur le fondement de l'article 88, paragraphe 2, deuxième alinéa, CE (arrêt Commission/Portugal, précité, point 36).
21. À cet égard, force est de constater que, si le Gouvernement français a contesté, dans l'affaire France/Commission, précitée, la légalité de la décision litigieuse en se fondant sur un certain nombre de données factuelles, il n'a en revanche invoqué aucun vice de nature à mettre en cause l'existence même de l'acte.
22. Il y a lieu ensuite de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante que la suppression d'une aide illégale par voie de récupération est la conséquence logique de la constatation de son illégalité (voir, notamment, arrêts du 10 juin 1993, Commission/Grèce, C-183-91, Rec. p. I-3131, point 16, et Commission/Portugal, précité, point 38).
23. La Cour a également jugé que le seul moyen de défense susceptible d'être invoqué par un État membre contre un recours en manquement introduit par la Commission sur le fondement de l'article 93, paragraphe 2, du traité est celui tiré d'une impossibilité absolue d'exécuter correctement la décision (arrêts du 4 avril 1995, Commission/Italie, C-348-93, Rec. p. I-673, point 16, et Commission/Portugal, précité, point 39).
24. Par ailleurs, un État membre qui, lors de l'exécution d'une décision de la Commission en matière d'aides d'État, rencontre des difficultés imprévues et imprévisibles ou prend conscience de difficultés non envisagées par la Commission doit soumettre ces problèmes à l'appréciation de cette dernière, en proposant des modifications appropriées de la décision en cause. Dans un tel cas, en vertu de la règle imposant aux États membres et aux institutions communautaires des devoirs réciproques de coopération loyale, qui inspire, notamment, l'article 5 du traité CE (devenu article 10 CE), la Commission et l'État membre doivent collaborer de bonne foi en vue de surmonter les difficultés dans le plein respect des dispositions du traité, et notamment de celles relatives aux aides (voir, notamment, arrêts du 2 février 1989, Commission/Allemagne, 94-87, Rec. p. 175, point 9, et Commission/Portugal, précité, point 40).
25. À cet égard, il suffit de constater que, en l'occurrence, le Gouvernement français n'a pas fait état auprès de la Commission, à la suite de la notification de la décision litigieuse et de l'envoi de la lettre de rappel du 3 février 1999, de difficultés imprévues et imprévisibles ou encore non envisagées par la Commission qui auraient pu justifier des modifications de ladite décision.
26. Enfin, il importe de rappeler également que la décision litigieuse jouit d'une présomption de légalité et que, en dépit de l'existence du recours en annulation, elle demeure obligatoire dans tous ses éléments pour la République française (voir arrêt Commission/Portugal, précité, point 57).
27. En l'occurrence, la République française n'a pas demandé qu'il soit sursis à l'exécution de son obligation de récupérer les aides d'État déclarées incompatibles avec le traité. En conséquence, quelles que soient les conditions auxquelles, eu égard à la jurisprudence de la Cour, une telle demande est susceptible d'être accueillie, la décision litigieuse demeurait obligatoire dans tous ses éléments pour la République française, notamment en tant qu'elle prescrivait la récupération desdites aides, faute pour cette dernière d'avoir obtenu le sursis à l'exécution de ladite décision.
28. Compte tenu de ce qui précède, il convient de constater que, en ne se conformant pas à la décision litigieuse, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité.
Sur les dépens
29. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant conclu à la condamnation de la République française et celle-ci ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre)
déclare et arrête:
1°) En ne se conformant pas à la décision 1999-378-CE de la Commission, du 4 novembre 1998, concernant l'aide de la France en faveur de Nouvelle filature lainière de Roubaix, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE.
2°) La République française est condamnée aux dépens.