CEDH, sect. 2, 14 octobre 2003, n° 53892-00
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L'HOMME
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lilly France (SA)
Défendeur :
France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Baka
Juges :
Mme Thomassen, MM. Costa, Gaukur Jörundsson, Jungwiert, Butkevych, Ugrekhelidze
Avocat :
Me Foussard.
LA COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME (deuxième section),
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 53892-00) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, la société anonyme Lilly France ("la requérante"), a saisi la Cour le 10 décembre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention").
2. La requérante est représentée par Me D. Foussard, avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Le Gouvernement français ("le Gouvernement") est représenté par son agent, M. R. Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.
3. La requérante alléguait en particulier une violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de l'absence de transmission de la note du conseiller rapporteur devant la chambre commerciale de la Cour de cassation.
4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
5. Par une décision du 29 mai 2001, la chambre a déclaré la requête partiellement irrecevable.
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Par une décision du 3 décembre 2002, la chambre a déclaré le restant de la requête partiellement recevable.
EN FAIT
8. La société requérante commercialise de nombreux médicaments dont le Dobutrex et le Vancocine, ce dernier étant fabriqué à partir de la molécule antibiotique appelée Vancomycine. A partir de l'année 1988, avec l'apparition sur le marché de concurrents à la Vancomycine, le brevet protégeant ce produit étant tombé dans le domaine public, la requérante mit en place un mécanisme de remises sur le prix du Dobutrex, remises liées à l'achat concomitant de la Vancomycine par les établissements publics hospitaliers.
9. La direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression de fraudes (ci-après la "DGCCRF") diligenta une enquête. Au cours de celle-ci, les fonctionnaires entendirent à deux reprises, à savoir les 17 juillet 1991 et 6 février 1992, les responsables du service juridique, du marché hospitalier et le pharmacien adjoint de la société requérante.
10. Le 15 avril 1992, le rapport d'enquête de la DGCCRF reprocha à la requérante d'avoir abusé de la position dominante qu'elle occupait sur le marché du Dobutrex afin de préserver ses parts de marché sur la Vancocine. La requérante se voyait reprocher d'avoir fortement majoré le prix du Dobutrex de 1987 à 1992, avant d'accorder aux utilisateurs une remise de prix, laquelle constituait un avantage financier fictif qui ne correspondait pas à une réalité économique et faussait les règles du Code des marchés publics.
11. Par une lettre enregistrée le 12 août 1992, le ministre de l'Economie et des Finances saisit le Conseil de la concurrence des pratiques anticoncurrentielles mises en uvre par la requérante sur le marché des spécialités pharmaceutiques susmentionnées et destinées aux hôpitaux.
12. Le 15 juin 1994, par lettre recommandée avec accusé de réception, le Président du Conseil de la concurrence notifia à la requérante les griefs établis par le rapporteur permanent auprès du Conseil de la concurrence, lequel concluait à un abus de position dominante.
13. Le 2 août 1994, la requérante transmit ses observations en réponse. Elle écrivit notamment que les conclusions du rapporteur se fondaient :
"Sur la base du rapport administratif établi par la [DGCCRF] et sans avoir entendu les représentants de Lilly France ni, semble-t-il, recueilli l'opinion d'experts médicaux (...)"
14. Le 23 novembre 1995, le Président du Conseil de la concurrence notifia à la requérante un nouveau rapport. La requérante adressa ses observations le 26 janvier 1996.
15. Le 6 février 1996, par lettre recommandée avec accusé de réception, le Conseil de la concurrence convoqua la requérante pour sa séance du 5 mars 1996. La convocation précisait en outre que la requérante pouvait assister à la séance et demander à être entendue.
16. Par décision du 5 mars 1996, le Conseil de la concurrence retint le caractère anticoncurrentiel de la pratique de couplage des achats de Dobutrex et de Vancomycine avec remise pratiquée par la requérante, estimant que la pratique consistant à offrir une prime de fidélité à ceux de ses clients qui pouvaient être tentés de devenir également clients d'entreprises concurrentes sur un autre marché était prohibée par l'article 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986. Il lui infligea une sanction pécuniaire de trente millions de francs et ordonna la publication de la décision aux frais de la requérante dans deux revues médicales.
17. Par déclaration du 22 mai 1996, la requérante forma un recours en annulation et réformation devant la cour d'appel de Paris. Au soutien de son appel, elle contesta l'abus de position dominante qui lui était reproché, critiqua l'analyse retenue contre elle et invoqua notamment la violation des droits de la défense, aux motifs que le rapport du rapporteur et la décision du Conseil de la concurrence reposaient exclusivement sur l'enquête des agents de la DGCCRF, outre le fait que ni le représentant de la société, ni ses collaborateurs n'avaient été entendus. A titre subsidiaire, elle contesta le montant de l'amende et l'absence de motivation de la sanction de publication.
18. Par arrêt du 6 mai 1997, après audience du 18 mars 1997, la Cour d'appel de Paris rejeta le recours en ce qu'il portait sur la sanction pécuniaire prononcée à l'encontre de la requérante, mais annula la décision en ce qu'elle avait ordonné une mesure de publication. La cour d'appel releva notamment que :
"l'engagement d'une phase d'enquête par le rapporteur n'est pas obligatoire (...). En l'espèce, Lilly France a bénéficié d'une instruction et d'une procédure contradictoire ; (...) en effet, ses responsables ont été auditionnés par les enquêteurs de la DGCCRF ; (...) elle a reçu notification des griefs, a pu consulter le dossier et faire valoir ses arguments par voie de mémoires ; (...) le rapporteur a analysé, de manière précise et systématique, l'ensemble des moyens et des documents produits par elle ; (...) en vertu du pouvoir d'appréciation que lui accorde la loi quant à la conduite de l'investigation, il a pu estimer qu'il n'avait nul besoin d'entendre les représentants de la société ; (...) celle-ci a reçu en temps utile le rapport du rapporteur et a été mise en mesure de présenter ses observations."
19. A hauteur d'appel, la requérante fut représentée par son avoué et assistée de trois avocats.
20. Le 22 mai 1997, la requérante forma un pourvoi en cassation par l'intermédiaire d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation et produisit un mémoire ampliatif le 22 octobre 1997. Le 30 avril 1999, la requérante produisit un document intitulé "réplique et observations complémentaires".
21. Par arrêt du 15 juin 1999, après audience du 4 mai 1999, la chambre commerciale de la Cour de cassation rejeta le pourvoi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
22. La requérante se plaint de l'absence de transmission de la note du conseiller rapporteur devant la chambre commerciale de la Cour de cassation. Elle invoque l'article 6 § 1 de la Convention, dont les dispositions pertinentes se lisent ainsi :
"1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation pénale dirigée contre elle (...)."
23. Le Gouvernement constate que la Cour européenne a déjà jugé que la transmission de la note du conseiller rapporteur à l'avocat général uniquement était constitutive d'un déséquilibre contraire aux dispositions de l'article 6 (Reinhardt et Slimane-Kaïd c. France, arrêt du 31 mars 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-II, et Slimane-Kaïd c. France, n° 29507-95, 25 janvier 2000). Il relève cependant l'amorce d'une nouvelle réflexion sur les procédures suivies devant les cours suprêmes dans une opinion partiellement dissidente commune à une minorité importante de juges, concernant une affaire relative à la participation du commissaire du Gouvernement à la procédure devant le Conseil d'Etat (Kress c. France [GC], n° 39594-98, 7 juin 2001, CEDH 2001-VI). Le Gouvernement s'en remet donc à la sagesse de la Cour quant au bien-fondé de ce grief.
24. La requérante, tout en maintenant ses demandes, prend acte de ce que le Gouvernement s'en rapporte à la sagesse de la Cour.
25. La Cour rappelle que la question de l'absence de communication du rapport du conseiller rapporteur au justiciable ne soulève un problème au regard de l'article 6 que dans la mesure où ledit rapport a été communiqué à l'avocat général avant l'audience (Reinhardt et Slimane- Kaïd, précité ; Pascolini c. France, n° 45019-98, 26 juin 2003).
La Cour rappelle également que le rapport se compose de deux volets : le premier contient un exposé des faits, de la procédure et des moyens de cassation, et le second, une analyse juridique de l'affaire et un avis sur le mérite du pourvoi (voir Reinhardt et Slimane-Kaïd, précité, § 105). De l'avis de la Cour, si le second volet du rapport, destiné au délibéré, peut (à l'instar du projet d'arrêt) rester confidentiel tant à l'égard des parties que de l'avocat général, le premier volet, non couvert par le secret du délibéré, doit être communiqué, le cas échéant, dans les mêmes conditions aux parties et à l'avocat général.
26. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
27. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
"Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable."
A. Dommage
28. La société requérante demande l'octroi d'une somme de 4 589 852 euros (EUR) au titre de son préjudice matériel, soit 4 573 471 EUR pour la sanction pécuniaire prononcée à son encontre et 16 381 EUR pour les frais de publication de la décision de condamnation.
29. Le Gouvernement considère que les sommes réclamées correspondent au montant de la sanction infligée par le Conseil de la concurrence et sont sans lien avec le grief tiré de l'iniquité de la procédure devant la Cour de cassation.
30. La Cour estime qu'aucun lien de causalité ne se trouve établi entre la violation de l'article 6 § 1 de la Convention et les divers préjudices matériels allégués par la requérante. Il convient donc d'écarter les prétentions formulées à ce sujet.
B. Frais et dépens
31. La société requérante sollicite 160 301 EUR pour les sommes exposées par elle en 1996, 1997, 1998 et 2000.
32. Le Gouvernement considère que sont inclus dans cette somme des honoraires qui ne présentent aucun lien avec la présente procédure ou qui concernent la procédure suivie devant les juridictions internes. Il estime que seuls les frais et dépens exposés devant la Cour peuvent éventuellement être pris en compte.
33. Lorsque la Cour constate une violation de la Convention, elle n'accorde au requérant le paiement des frais et dépens qu'il a exposés devant les juridictions nationales que dans la mesure où ils ont été engagés pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation (voir, notamment, Slimane-Kaïd c. France, précité). Tel n'étant pas le cas en l'espèce, cette partie des doléances de la requérante doit donc être rejetée.
S'agissant du recours porté devant elle, la Cour constate que la requérante produit une note d'honoraires de son avocat, d'un montant de 42 210 francs français, soit 6 434,87 EUR. Dès lors, la Cour alloue cette somme à la requérante au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
34. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR,
1. Dit, par six voix contre une, qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit, par six voix contre une,
a°) que l'Etat défendeur doit verser à la requérante, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 6 434,87 EUR (six mille quatre cent trente-quatre euros et quatre-vingt-sept centimes) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû à titre d'impôt ;
b°) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette, à l'unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.