CJCE, 1re ch., 14 juillet 1981, n° 187-80
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Merck & Co. Inc.
Défendeur :
Stephar BV, Petrus Stephanus Exler
LA COUR,
1. Par jugement du 2 juillet 1980, parvenu à la Cour le 15 septembre 1980, le Président de l'arrondissementsrechtbank de Rotterdam a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative au rapport entre les dispositions dudit traité concernant la libre circulation des marchandises et en particulier l'article 36 et la protection assurée par une législation nationale à la propriété industrielle et commerciale.
2. Le Président de l'Arrondissementsrechtbank, dans le jugement de renvoi, a précisé ainsi les éléments de fait et de droit national constituant le cadre de la question posée :
- la société Merck est détentrice de deux brevets néerlandais qui protègent un médicament - le Moduretic - ainsi que ses procédés de fabrication et en vertu desquels, selon la législation néerlandaise, elle peut s'opposer, par voie de droit, à ce que le produit protégé y soit commercialisé par d'autres personnes, lors même que ce produit a été commercialisé dans un autre Etat membre par le titulaire du brevet ou avec l'autorisation de celui-ci ;
- cette société commercialise ce médicament en Italie où elle n'a pu le faire breveter du fait que, à la date où ce médicament a été vendu en Italie, la loi italienne sur les brevets (RD 29 juin 1939 n° 1127) - déclarée ultérieurement inconstitutionnelle par arrêt du 20 mars 1978 de la cour constitutionnelle d'Italie - interdisait l'octroi de brevets au titre de médicaments et de leurs procédés de fabrication ;
- la société Stephar importe d'Italie aux Pays-Bas ledit médicament et l'y commercialise en concurrence avec Merck.
3. C'est au vu de ces éléments que le juge a posé la question de savoir si, dans l'hypothèse envisagée, les règles générales du traité en matière de libre circulation des marchandises - nonobstant les dispositions de l'article 36 - empêchent le titulaire du brevet qui vend un médicament protégé par ce brevet dans un Etat membre (Pays-Bas) de s'opposer - ainsi que la législation nationale de cet Etat membre le lui permet - à ce que ce même médicament vendu par lui-même librement dans un autre Etat membre (Italie) où la protection par brevet n'existe pas, soit importé de cet autre Etat membre et commercialisé par d'autres personnes dans le premier Etat membre (Pays-Bas).
4. Pour aborder l'examen de cette question, les parties à l'instance ont commencé par souligner que la Cour avait déjà précisé dans son arrêt du 31.10.1974 (Sterling Drug, 15-74, Recueil, p. 1147) que l'article 36 du traité en tant qu'il apporte une exception, pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, à l'un des principes fondamentaux du marché commun, n'admet cependant cette dérogation que dans la mesure où elle est justifiée pour sauvegarder des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété, lequel en matière de brevet est notamment d'assurer au titulaire, afin de récompenser l'effort créateur de l'inventeur, le droit exclusif d'utiliser une invention en vue de la fabrication et de la première mise en circulation de produits industriels, soit directement, soit par l'octroi de licences à des tiers, ainsi que le droit de s'opposer à toute contrefaçon.
5. Dans ce même arrêt, la Cour a déclaré qu'un obstacle à la libre circulation peut se justifier par des raisons de protection de la propriété industrielle lorsque cette protection est invoquée contre un produit en provenance d'un Etat membre où il n'est pas brevetable et a été fabriqué par des tiers sans le consentement du titulaire du brevet.
6. Les parties sont d'accord sur le fait qu'en l'occurrence la situation à prendre en considération est différente de celle qui fait l'objet de cette jurisprudence puisque, si l'on est bien en présence d'un Etat membre où le produit en cause n'est pas brevetable, par contre, ledit produit n'a pas été commercialisé par des tiers, mais par le détenteur du brevet et fabricant dudit produit lui-même ; toutefois, elles ont tiré de cette constatation des conclusions opposées.
7. La société Stephar et la Commission en tirent la conséquence que le titulaire du brevet ayant lui-même mis librement en circulation le produit en cause dans un Etat membre où il n'est pas brevetable, l'importation de ces marchandises vers l'Etat membre où le produit est protégé ne peut pas être interdite, puisque le titulaire du brevet l'a mis en circulation librement et volontairement.
8. En revanche, la société Merck, appuyée par le Gouvernement français et le Gouvernement du Royaume-Uni, soutient que le but du brevet, qui est la récompense de l'inventeur, ne serait pas garanti, étant donné que, le droit de brevet n'étant pas reconnu par la loi dans le pays où le détenteur du brevet a commercialisé son produit, ledit détenteur ne pourrait pas recevoir la récompense de son effort créateur puisqu'il n'y bénéficierait pas du monopole de première mise en circulation.
9. En présence de ces opinions contradictoires, il y a lieu de préciser qu'il découle de la définition de l'objet spécifique du brevet - ci-dessus rappelée - que la substance du droit de brevet réside essentiellement dans l'octroi à l'inventeur d'un droit exclusif de première mise en circulation du produit.
10. Ce droit de première mise en circulation, en lui réservant le monopole d'exploitation de son produit, permet à l'inventeur d'obtenir la récompense de son effort créateur sans cependant lui garantir en toutes circonstances l'obtention de celle-ci.
11. Il appartient en effet au titulaire du brevet de décider, en toute connaissance de cause, des conditions dans lesquelles il commercialise son produit, y compris la possibilité de l'écouler dans un Etat membre où la protection par brevet n'existe pas légalement pour le produit en cause. S'il en décide ainsi, il doit alors accepter les conséquences de son choix en ce qui concerne la libre circulation du produit à l'intérieur du marché commun, principe fondamental qui fait partie des données juridiques et économiques dont le détenteur du brevet doit tenir compte pour déterminer les modalités d'application de son droit d'exclusivité.
12. Cette constatation est d'ailleurs confortée par la jurisprudence de la Cour dans les arrêts du 22 juin 1976 (Terrapin, 119-75, Recueil, p. 1039) et du 20 janvier 1981 (Musik-Vertrieb Membran et K-Tel, 55 et 57-80, non encore publié) en ce sens que " le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un Etat membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation d'un produit qui a été écoulé licitement sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire de ce droit lui-même ou avec son consentement ".
13. Dans ces conditions, permettre à l'inventeur ou à ses ayants droit de se prévaloir du brevet qu'ils détiennent dans un premier Etat membre pour s'opposer à l'importation du produit commercialisé librement par eux dans un autre Etat membre où ce produit n'était pas brevetable, entraînerait un cloisonnement des marchés nationaux contraire aux objectifs du traité.
14. Il y a donc lieu de répondre à la question posée que les règles contenues dans le traité CEE concernant la libre circulation des marchandises, les dispositions de l'article 36 comprises, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que le détenteur d'un brevet au titre d'un médicament qui vend ce médicament dans un premier Etat membre où la protection par brevet existe, puis le commercialise lui-même dans un autre Etat membre où cette protection n'existe pas, puisse faire usage du droit que lui confère la législation du premier Etat membre d'interdire la commercialisation dans cet état dudit produit importé de l'autre Etat membre.
Sur les dépens
15. Les frais exposés par le Gouvernement français, le Gouvernement du Royaume-Uni et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur la question à elle soumise par le Président de l'Arrondissementsrechtbank de Rotterdam par jugement du 2 juillet 1980, enregistre à la Cour le 15 septembre 1980, dit pour droit : Les règles contenues dans le traité CEE concernant la libre circulation des marchandises, les dispositions de l'article 36 comprises, doivent être interprétées en ce sens qu'elles s'opposent à ce que le détenteur d'un brevet au titre d'un médicament qui vend ce médicament dans un premier Etat membre où la protection par brevet existe, puis le commercialise lui-même dans un autre Etat membre où cette protection n'existe pas, puisse faire usage du droit que lui confère la législation du premier Etat membre d'interdire la commercialisation dans cet état dudit produit importé de l'autre Etat membre.