CJCE, 6e ch., 24 janvier 1989, n° 341-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
EMI Electrola GmbH
Défendeur :
Patricia Im-und Export
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président de chambre :
M. Koopmans
Avocat général :
M. Darmon
Juges :
MM. O'higgins, Mancini, Schockweiler, Diez De Velasco
Avocats :
Mes Ahlberg, Marquard
LA COUR,
1 Par ordonnance du 2 octobre 1987, parvenue à la Cour le 3 novembre suivant, le Landgericht Hamburg a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle relative à l'interprétation des dispositions des articles 30 et 36 de ce traité, en vue d'être mis en mesure d'apprécier la compatibilité, avec ces dispositions, de l'application d'une législation nationale en matière de droit d'auteur sur des œuvres musicales.
2 Cette question a été soulevée dans le cadre d'un litige entre Emi Electrola GmbH, entreprise allemande à laquelle une société britannique, Emi Records ltd, a cédé les droits de reproduction et de diffusion des œuvres musicales interprétées par un chanteur britannique bien connu, et deux autres entreprises allemandes, les firmes Patricia im-und export et Loene-ton, qui ont vendu en République fédérale d'Allemagne des supports de son, en provenance du Danemark, incorporant certaines de ces œuvres musicales.
3 Invoquant la violation de ses droits exclusifs de diffusion des supports incorporant les œuvres en question sur le territoire allemand, Emi Electrola a introduit un recours devant le Landgericht Hamburg tendant à faire interdire aux firmes Patricia et Loene-Ton de poursuivre la vente des supports de son importés du Danemark et à obtenir des dommages et intérêts. Les deux sociétés défenderesses ont cependant fait valoir que les supports de son litigieux avaient été légalement commercialisés au Danemark, étant donné que le délai de protection des droits exclusifs prévu par la législation danoise relative aux droits d'auteur était déjà venu à expiration.
4 Il ressort du dossier que les supports de son litigieux ont été fabriqués sur le territoire allemand par la firme Patricia sur commande d'une entreprise danoise et qu'ils ont ensuite été livrés à cette entreprise au Danemark avant d'être réexportés en République fédérale d'Allemagne. Cette entreprise danoise n'était pas celle à laquelle Emi Records ltd avait cédé les droits de reproduction et de diffusion des œuvres musicales en question pour le territoire danois.
5 La juridiction nationale a considéré que la demande d'Emi Electrola est justifiée selon le droit allemand, mais que la question pourrait se poser de savoir si les articles 30 et 36 du traité CEE ne font pas obstacle à l'application de la législation nationale. C'est en vue de résoudre ce problème qu'elle a sursis à statuer et a posé à la Cour la question préjudicielle suivante :
"le fait qu'un producteur de supports de son dans l'Etat membre A utilise les droits exclusifs de reproduction et de vente de certaines œuvres musicales dont il est titulaire pour faire interdire la vente à l'intérieur de l'Etat membre A de supports de son comportant les mêmes œuvres musicales, fabriqués et vendus dans l'Etat membre B, est-il compatible avec les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises (articles 30 et suivants du traité CEE), lorsque le producteur de supports de son a bénéficié d'une protection pour ces œuvres musicales dans l'Etat membre B, mais que cette protection a déjà pris fin?"
6 Pour un plus ample exposé du cadre juridique et des faits de l'affaire, de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
7 Selon l'article 36 du traité, les dispositions de l'article 30 interdisant toute mesure d'effet équivalant à des restrictions quantitatives entre les Etats membres ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale. Cette protection inclut celle de la propriété littéraire et artistique dont le droit d'auteur, pour autant, notamment, que celui-ci soit exploité commercialement. Par voie de conséquence, elle comprend également la protection des droits exclusifs de reproduction et de diffusion de supports de son qui est assimilée à celle du droit d'auteur par la législation nationale applicable.
8 Les articles 30 et 36 ont ainsi pour objet de concilier les exigences de la libre circulation des marchandises avec le respect dû à l'exercice légitime des droits exclusifs en matière de propriété littéraire et artistique. Cette conciliation implique, en particulier, qu'une protection soit refusée à tout exercice abusif de ces droits qui serait de nature à maintenir ou à établir des cloisonnements artificiels à l'intérieur du marché commun.
9 La jurisprudence de la Cour en a déduit que le titulaire d'un droit d'auteur ne saurait invoquer le droit exclusif d'exploitation que lui confère son droit d'auteur en vue d'empêcher ou de restreindre l'importation de supports de son qui ont été licitement écoulés sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire lui-même ou avec son consentement(arrêt du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb membran, 55 et 57-80, rec. p. 147).
10 Toutefois, une telle situation est différente de celle envisagée par la juridiction nationale. Il résulte en effet de la question préjudicielle que le fait que les supports de son ont été licitement écoulés sur le marché d'un autre Etat membre est dû non pas à un acte ou au consentement du titulaire du droit d'auteur ou de son licencié, mais à l'expiration du délai de protection prévu par la législation de cet Etat membre. Le problème posé découle ainsi de la disparité des législations nationales en ce qui concerne le délai de la protection assurée par le droit d'auteur et par les droits assimilés, disparité qui concerne soit la durée de protection elle-même, soit ses modalités, tel le moment où le délai de protection commence à courir.
11 A cet égard, il y a lieu de constater que, en l'état actuel du droit communautaire, qui se caractérise par l'absence d'une harmonisation ou d'un rapprochement des législations relatives à la protection de la propriété littéraire et artistique, il appartient aux législateurs nationaux de fixer les conditions et les modalités de cette protection.
12 Dans la mesure où la disparité des législations nationales est susceptible de créer des restrictions au commerce intracommunautaire des supports de son, ces restrictions sont justifiées au titre de l'article 36 du traité dès lors qu'elles résultent de la différence des régimes en matière de durée de protection et que celle-ci est indissociablement liée à l'existence même des droits exclusifs.
13 Une telle justification ferait défaut si les restrictions au commerce imposées ou admises par la législation nationale, invoquée par le titulaire des droits exclusifs ou son licencié, étaient de nature à constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une mesure déguisée pour restreindre les échanges. Aucun élément du dossier ne permet cependant de présumer qu'une telle situation puisse se présenter dans un cas comme celui de l'espèce.
14 Par conséquent, il y a lieu de répondre à la question préjudicielle que les articles 30 et 36 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à l'application d'une législation d'un Etat membre qui permet à un producteur de supports de son dans cet Etat membre d'invoquer les droits exclusifs de reproduction et de diffusion de certaines œuvres musicales dont il est titulaire pour faire interdire la vente, sur le territoire de cet Etat membre, de supports de son incorporant les mêmes œuvres musicales, lorsque ces supports sont importés d'un autre Etat membre où ils avaient été régulièrement commercialisés, sans le consentement dudit titulaire ou de son licencié, et où le producteur de ces supports avait bénéficié d'une protection dont le délai est entre-temps venu à expiration.
Sur les dépens
15 Les frais exposés par le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, le Gouvernement de la République française, le Gouvernement du Royaume-Uni, le Gouvernement du Royaume d'Espagne et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulève devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Hamburg, par ordonnance du 2 octobre 1987, dit pour droit :
Les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne s'opposent pas à l'application d'une législation d'un Etat membre qui permet à un producteur de supports de son dans cet Etat membre d'invoquer les droits exclusifs de reproduction et de diffusion de certaines œuvres musicales dont il est titulaire pour faire interdire la vente, sur le territoire de cet Etat membre, de supports de son incorporant les mêmes œuvres musicales, lorsque ces supports sont importés d'un autre Etat membre où ils avaient été régulièrement commercialisés, sans le consentement dudit titulaire ou de son licencié, et où le producteur de ces supports avait bénéficié d'une protection dont le délai est entre-temps venu à expiration.