CA Paris, 4e ch. A, 2 avril 2003, n° 2002-01057
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Bee Fly (SARL)
Défendeur :
Mumiah (SARL), GIC Groupement Industriel et Commercial (Sté), CRÈTE (SARL), Chauss'Europ (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Carre-Pierrat
Conseillers :
Mmes Magueur, Rosenthal-Rolland
Avoués :
SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet, SCP Fisselier-Chiloux-Boulay, SCP Monin
Avocats :
Mes Frey, Lefrançois, Roux
LA COUR - Vu l'appel interjeté par la société Bee Fly du jugement rendu le 18 octobre 2001 par le Tribunal de commerce de Bobigny qui l'a déclarée mal fondée en ses demandes, l'en a déboutée, l'a condamnée à payer à la société Chauss'Europ, à la société Mumiah et à la société GIC respectivement les sommes de 10 000 F, 10 000 F et 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et a ordonné la transcription de la décision au registre national des dessins et modèles;
Vu les dernières conclusions signifiées le 3 février 2003 par lesquelles la société Bee Fly, poursuivant l'infirmation du jugement entrepris, demande à la cour de:
* dire que le modèle de chaussure référencé "Bubble" qu'elle a déposé le 5 février 1998, est nouveau et digne de bénéficier de la protection de l'article L. 511-1 du CPI quelles que soient les dispositions applicables, soient celles antérieures à l'ordonnance du 21 juillet 2001, soit celles postérieures,
- dire que les sociétés Mumiah, Crète, GIC et Chauss'Europ se sont rendues coupables de contrefaçon à son préjudice, en important et offrant à la vente les modèles de chaussures reproduisant les caractéristiques essentielles du modèle "Bubble",
- dire que les sociétés Mumiah, Crète, GIC et Chauss'Europ se sont également rendues coupables d'actes de concurrence déloyale,
- condamner les sociétés Mumiah, GIC, et Chauss'Europ à lui verser à titre de dommages-intérêts la somme de 76 224,51 euros du chef de la contrefaçon et celle de 38 112,25 euro du chef des actes de concurrence déloyale,
- condamner les sociétés Mumiah, GIC, et Chauss'Europ à lui verser à titre de dommages-intérêts la somme de 76 224,51 euro du chef de la contrefaçon et celle de 38 112,25 euro du chef des actes de concurrence déloyale,
- condamner la société Crète à lui verser à titre de dommages-intérêts la somme de 38 112,25 euro du chef de la contrefaçon et celle de 19 056,13 euro du chef des actes de concurrence déloyale,
- ordonner la publication de l'arrêt à intervenir dans les journaux, magazines de son choix, aux frais des sociétés Mumiah, Crète, GIC et Chauss'Europ, sans que le coût global de ces insertions n'excède la somme de 15 244, 90 euro HT,
- condamner chacune des sociétés Mumiah, Crète, GIC et Chauss'Europ à lui payer la somme de 4 573,47 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les dernières conclusions signifiées le 22 janvier 2003 aux termes desquelles la société Chauss'Europ, la société Mumiah et la société Crète soulèvent l'irrecevabilité de l'appel interjeté à l'encontre des sociétés Chauss'Europ et Mumiah et sollicitent en tout état de cause la confirmation du jugement déféré demandant à la cour d'y ajouter et de:
- dire que le modèle déposé le 5 février 1998 par la société Bee Fly, enregistré sous le n° 98 0689, est nul pour défaut de nouveauté et de caractère propre,
- ordonner la transcription de l'arrêt à intervenir au registre national des dessins et modèles,
- à titre subsidiaire, constater que la société Bee Fly ne prouve aucun acte de contrefaçon, ni de concurrence déloyale commis par la société Crète et la débouter de ses demandes à son encontre,
- condamner la société Bee Fly à leur verser chacune la somme de 2 500 euro à titre de dommages-intérêts et celle de 10 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les dernières conclusions signifiées le 3 février 2003 par lesquelles la société Groupement Industriel et Commercial, dite GIC, soulève l'irrecevabilité de l'appel au visa de l'article 529 du nouveau Code de procédure civile, subsidiairement sollicite la confirmation du jugement entrepris et sa mise hors de cause, réclamant l'allocation d'une indemnité de 2 250 euro à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et d'une somme de 762 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Sur ce, LA COUR,
- Sur la recevabilité de l'appel
Considérant que les sociétés Chauss'Europ et Mumiah soutiennent qu'elles ont fait signifier le jugement déféré à la cour à la société Bee Fly, le 20 novembre 2001, et que la déclaration d'appel remise au greffe le 27 décembre 2001 est tardive;
Mais considérant que la société Bee Fly a assigné en contrefaçon et concurrence déloyale la société Mumiah, son franchiseur la société GIC, la société Crète pour avoir offert à la vente des modèles de chaussures reproduisant le modèle par elle déposé et la société Chauss'Europ en qualité de fournisseur importateur de ces produits;
Que le litige revêt un caractère indivisible, la solution donnée sur la validité du modèle, sur la reconnaissance des faits de contrefaçon ou de concurrence déloyale à l'égard de certaines parties ayant nécessairement une incidence sur les autres;
Qu'en raison de cette indivisibilité, l'appel régulièrement formé par la société Bee Fly à l'encontre des sociétés Crète et GIC lui réserve la faculté d'appeler les autres à l'instance, comme le prévoit l'article 552 alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile;
Que par voie de conséquence, la société GIC ne peut se prévaloir des dispositions de l'article 529 alinéa 2 du nouveau Code de procédure civile;
Qu'il s'ensuit que l'appel dirigé contre les sociétés Chauss'Europ, Mumiah et GIC est recevable;
* Sur la validité du modèle n° 98 0689
Considérant que le modèle de sandale d'été dont se prévaut la société Bee Fly se caractérise par:
- une semelle épaisse compensée d'une hauteur de 8 centimètres dans sa partie la plus haute,
- une tige comprenant une bride arrière et deux séries de fermetures, l'une sur le devant au niveau du dessus du pied constituée d'une double languette avec bande "velcro ", la partie basse des deux côtés de cette languette double est ajourée, l'autre fermeture est placée au niveau de la cheville qu'elle entoure avec une languette de fermeture équipée également d'une bande "velcro" sur le devant, la semelle d'usure étant ajourée;
Considérant que pour contester la nouveauté et le caractère propre de ce modèle, les sociétés Chauss'Europ, Mumiah et Crète soutiennent qu'il se réduit à la combinaison de deux éléments du domaine public et produisent à cet effet divers catalogues représentant des chaussures comportant, d'une part, les doubles languettes revendiquées et d'autre part, des semelles épaisses compensées; qu'elles ajoutent que la combinaison des semelles type plate-forme et des tiges à découpe sandale était connue par le modèle dénommé "Kork-Ease" des années 70; qu'elles dénient toute originalité à cette combinaison;
Considérant que la validité du modèle doit s'apprécier à la date de dépôt, soit le 5 février 1998, et au regard de l'article L. 511-3 du CPI dans sa rédaction ancienne, le régissant;
Considérant qu'aux termes de cet article, sont protégés au titre du livre V, tout dessin nouveau, toute forme plastique nouvelle, toute objet industriel qui se différencie de ses similaires, soit par une configuration distincte et reconnaissable lui conférant un caractère de nouveauté, soit par un ou plusieurs effets extérieurs lui donnant une physionomie propre et nouvelle;
Considérant que le catalogue de la société Ningbo Stuff Shoes comme les dépliants publicitaires des sociétés China National Foreign Trading Centre et Quanzhou Light Industrial Products ne sont pas datés; que ces documents ne sauraient donc être retenus à titre d'antériorités;
Que le modèle de sandale dénommé "Ultra" présenté dans le catalogue printemps/été 1997 de la société Jayet Blachette, s'il comporte une tige composée de deux languettes reliées entre elles sur le dessus du pied par des bandes en tissu "velcro" et une attache autour de la cheville par le même procédé, est doté d'une semelle plate en mousse;
Que la revue intitulée "Hebdo Cuir" datée du 1er septembre 1997, le numéro 68 de la revue ayant pour titre "Chausser" daté d'août/septembre 1997, le catalogue intitulé "Primavera-estate 1998" présentent des sandales en forme de mule, comportant des semelles épaisses compensées; que toutefois, leur tige se distingue du modèle déposé en ce qu'elle ne comporte pas ni la double languette fermée par des bandes en tissu "velcro", ni bride au niveau de la cheville s'agissant de mules;
Que la chaussure dénommée "Kork-Ease" commercialisée au début des années 70, bien que présentant une semelle plate-forme, est caractérisée par son empeigne entrecroisée, comme il est dit dans l'ouvrage de Linda O'Keefe intitulé "Chaussures"; qu'elle ne divulgue donc pas la tige du modèle déposé par la société Bee Fly;
Qu'en l'absence d'antériorités de toutes pièces, ce modèle répond donc au critère de nouveauté;
Considérant que la combinaison inédite d'éléments déjà connus qui caractérise ce modèle résulte d'un processus créatif qui, indépendamment de son mérite, porte l'empreinte de la personnalité de son auteur; qu'il est donc protégeable par le droit d'auteur;
- Sur la contrefaçon
Considérant qu'il ressort de l'examen des chaussures saisies auquel la cour a procédé, que les chaussures dénommées "Amazone" de couleur noire et de couleur beige, importées par la société Chauss'Europ, commercialisées par la société Mumiah et la société Crète, reproduisent les caractéristiques du modèle déposé, en ce qu'ils présentent une semelle épaisse compensée et une tige comprenant une bride arrière et deux séries de fermeture, l'une au niveau de la cheville et l'autre constituée d'une double languette au dessus du pied, ces fermetures étant reliées par des bandes en tissu "velcro";
Que les différences relevées par les sociétés intimées tenant à l'épaisseur de la semelle n'affectent pas l'impression visuelle d'ensemble identique qui se dégage des modèles en présence;
Que le grief de contrefaçon est donc établi;
Considérant que le gérant de la société Mumiah a déclaré à l'huissier instrumentaire que les documents comptables relatifs aux marchandises litigieuses étaient détenus par son franchiseur, la société GIC; que si la société GIC ne conteste pas fournir une assistance comptable à la société Mumiah en qualité de franchiseur, la simple détention de factures est insuffisante pour établir sa participation aux actes de contrefaçon, en l'absence de preuve d'une détention, mise en vente, livraison ou fourniture des produits contrefaisants;
Que la société GIC doit donc être mise hors de cause;
- Sur la concurrence déloyale
Considérant que la société Bee Fly reproche en outre aux intimées d'avoir commis des actes de concurrence déloyale en commercialisant le modèle litigieux à bas prix et en cherchant à se placer dans son sillage pour profiter indûment de ses investissements;
Mais considérant qu'il n'est pas démontré que les prix pratiqués seraient vils ou que les ventes seraient réalisées à perte; que la société Bee Fly n'établit pas que le modèle de sandale à plate-forme déposé qu'elle commercialise sous la dénomination "Bubble" a remporté un succès tel qu'il l'identifie auprès du public, les investissements publicitaires dont elle justifie portant sur l'ensemble de sa gamme de chaussures;
Que la société Bee Fly doit donc être déboutée de ses demandes au titre de la concurrence déloyale;
- Sur les mesures réparatrices
Considérant qu'il ressort des opérations de saisie-contrefaçon pratiquées le 5 août 1999 dans les locaux de la société Chauss'Europ que celle-ci a importé 4 080 paires du modèle contrefaisant au prix de 2,80 $ la paire; que partie de ces produits ont été diffusés par les sociétés Mumiah et Crète, le ticket d'achat produit par la société Bee Fly démontrant la participation de cette dernière, même si elle ne détenait pas de chaussures en stock lors des opérations de saisie;
Que si la société Bee Fly ne rapporte pas la preuve que la vente du modèle dénommé "Bubble" a baissé de manière significative par suite des actes de contrefaçon, il est indéniable que la mise sur le marché des modèles contrefaisants lui a causé un trouble commercial en portant atteinte à la valeur patrimoniale de son modèle du fait de sa banalisation;
Que la réparation du préjudice incombe principalement à la société Chauss'Europ, fournisseur des modèles en cause, qui sera condamnée à lui verser la somme de 50 000 euro; que la société Mumiah et la société Crète qui n'ont que partiellement participé à la réalisation du préjudice de la société Bee Fly seront condamnées à lui verser chacune la somme de 10 000 euro;
Que le coût de la mesure de publication, qui apparaît justifiée, sera supporté exclusivement par la société Chauss'Europ, selon les modalités précisées au dispositif;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier à la société Bee Fly, la somme globale de 6 000 euro devant lui être allouée à ce titre, dont 4 000 euro à la charge de la société Chauss'Europ, 1 000 euro à la charge de la société Mumiah et 1 000 euro à la charge de la société Crète;
- Sur les autres demandes
Considérant que la société GIC ne démontre pas que la procédure engagée à son encontre par la société Bee Fly revêt un caractère abusif qu'elle sera donc déboutée de sa demande de dommages-intérêts;
Qu'en revanche, les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent lui bénéficier; que la société Bee Fly sera donc condamnée à lui verser la somme de 750 euro à ce titre;
Considérant que la solution du litige commande de rejeter la demande de dommages-intérêts pour procédure abusive et celle fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile par les sociétés Chauss'Europ, Mumiah et Crète;
Par ces motifs, Déclare l'appel recevable; Infirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions; Statuant à nouveau; Dit que le modèle de sandale, déposé le 5 février 1998, par la société Bee Fly, enregistré sous le n° 98 0689 est valable; Dit que la société Chauss'Europ, la société Mumiah, la société Crète ont commis des actes de contrefaçon de ce modèle; Met hors de cause la société GIC; Condamne la société Chauss'Europ à payer à la société Bee Fly la somme de 50 000 euro à titre de dommages-intérêts en réparation des actes de contrefaçon; Condamne la société Mumiah et la société Crète à payer chacune à la société Bee Fly la somme de 10 000 euro à titre de dommages-intérêts en réparation des actes de contrefaçon; Autorise la société Bee Fly à publier le dispositif du présent arrêt, dans deux journaux ou revues de son choix, aux frais de la société Chauss'Europ, dans la limite de 3 000 euro HT par insertion; Rejette le surplus des demandes; Condamne sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, la société Chauss'Europ à payer la somme de 4 000 euro, la société Mumiah celle de 1 000 euro, et la société Crète celle de 1 000 euro à la société Bee Fly; Condamne la société Bee Fly à verser à la société GIC la somme de 750 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne les sociétés Chauss'Europ, Mumiah et Crète aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.