CA Paris, 4e ch. A, 20 novembre 2002, n° 2000-01146
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Jeanne Lanvin (SA)
Défendeur :
Dupont, Kactus (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Marais
Conseillers :
Mme Magueur, M. Rosenthal-Rolland
Avoués :
SCP Lagourgue, Me Thévenier
Avocats :
Mes Lecomte, Dumitresco
Karine Dupont est titulaire d'un modèle de sac, déposé à l'Institut National de la Propriété Industrielle le 12 septembre 1996, enregistré sous le n° 96 5124, publié le 7 février 1997. Ce modèle est commercialisé sous la marque "Koko-Riko", dont Karine Dupont est propriétaire, déposée le 16 septembre 1996, enregistrée sous le n° 96 641704, pour désigner notamment les sacs à main, de voyage, d'écoliers et les articles de maroquinerie.
Reprochant à la société Jeanne Lanvin d'avoir dans son catalogue "Prêt-à-porter printemps-été 1998" commercialisé un sac pour femme reproduisant les caractéristiques de son modèle, Karine Dupont et la société Kactus, titulaire d'une licence d'exploitation dudit modèle, ont saisi le Tribunal de grande instance de Paris aux fins de voir constater des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale et obtenir la réparation de leur préjudice.
Par jugement du 8 octobre 1999, le tribunal a:
- dit qu'en offrant à la vente et en vendant en France des sacs, dits "sac 3 poches plat B & B" reproduisant les caractéristiques du sac créé par Karine Dupont, déposé sous le n° 96 5124 et commercialisé par la société Kactus, la société Jeanne Lanvin a commis des actes de contrefaçon de modèle au préjudice de Karine Dupont et des actes de concurrence déloyale au préjudice de la société Kactus,
- interdit à la société Jeanne Lanvin la poursuite de ces agissements, sous astreinte de 2 000 F par infraction constatée à compter de la signification du jugement,
- condamné la société Jeanne Lanvin à payer à Karine Dupont la somme de 30 000 F à valoir sur le montant des dommages-intérêts qui sera fixé après expertise,
- condamné la société Jeanne Lanvin à payer à la société Kactus la somme de 30 000 F à valoir sur le montant des dommages-intérêts qui sera fixé après expertise,
- ordonné une mesure d'expertise,
- autorisé Karine Dupont et la société Kactus à faire publier le dispositif du jugement, dans deux journaux ou revues de leur choix, aux frais de la société Jeanne Lanvin, sans que le coût total de ces insertions puisse excéder à la charge de cette dernière, la somme de 40 000 F HT,
- condamné la société Jeanne Lanvin à payer à Karine Dupont et à la société Kactus la somme de 15 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La cour, Vu l'appel de cette décision interjeté le 30 novembre 1999 par la société Jeanne Lanvin;
Vu les dernières écritures signifiées le 9 août 2002 par lesquelles la société Jeanne Lanvin, poursuivant l'infirmation du jugement entrepris sauf en ce qu'il a rejeté les demandes formées par Karine Dupont et la société Kactus au titre de la concurrence déloyale et de l'atteinte portée à la marque "Koko-Riko", prétend que le modèle de sac revendiqué n'est pas protégeable au sens des livres I, III et V du CPI, que le sac commercialisé sous son nom ne constitue pas la contrefaçon du modèle déposé, et demande à la cour de:
- débouter la société Kactus et Karine Dupont de l'ensemble de leurs prétentions,
- les condamner à lui rembourser les sommes provisionnelles de 4 573,47 euro au paiement desquelles elle a été condamnée, avec intérêts au taux légal à compter du 16 novembre 1999, date du paiement,
- condamner in solidum Karine Dupont et la société Kactus à lui payer la somme de 15 245 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les dernières écritures signifiées le 9 septembre 2002 aux termes desquelles Karine Dupont et la société Kactus sollicitent à titre principal la confirmation du jugement déféré tout en concluant au sursis à statuer sur la liquidation des préjudices subis dans l'attente du dépôt du rapport d'expertise, à titre subsidiaire, demandent à la cour de condamner la société Jeanne Lanvin à leur payer les sommes suivantes:
- à Karine Dupont au titre de la contrefaçon, 45 734,71 euro en réparation de son préjudice moral, 38 112,25 euro en réparation de son préjudice patrimonial,
- à la société Kactus, 243 918,43 euro au titre de la concurrence déloyale,
- au titre de l'atteinte portée à la marque, 15 244,90 euro à Karine Dupont, 45 734,71 euro à la société Kactus,
- 6 097,96 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Sur quoi,
- Sur le caractère protégeable du modèle de sac
Considérant que le modèle objet du litige est ainsi décrit dans le certificat de dépôt; sac de différentes tailles, de différents coloris, de différents matériaux, superposables et interchangeables sur la même bandoulière,
Que Karine Dupont et la société Kactus définissent ce modèle comme suit,
Sac composé de trois pochettes rectangulaires fermées chacune par une fermeture éclair, de tailles décroissantes, indépendantes mais superposées, reliées ensemble sur une même bandoulière amovible par deux mousquetons s'attachant à des anneaux fixés sur des pattes ce qui compose un sac à main en forme de cascade dont l'aspect particulier dénote tant lors d'une observation de face que de profil;
Considérant que pour contester tant la nouveauté que l'originalité de ce modèle, la société Jeanne Lanvin prétend qu'il ne constitue que la reproduction ou à tout le moins la simple adaptation de modèles antérieurs créés dans les années 1970 et verse à cet effet, des photocopies d'extraits de magazines présentant des sacs composés de plusieurs pochettes produisant un effet de cascade et des sacs composés de multiples poches superposées;
Considérant que l'effet de cascade revendiqué par les intimées résulte de la superposition de trois pochettes détachables de tailles différentes et décroissantes, la plus petite étant placée sur le dessus;
Considérant que cet effet est produit par le modèle "Zingraff" paru dans le magazine Elle n° 1043 du 15 décembre 1965, formé de quatre bourses en gradins, le modèle dénommé "Zola" paru dans la revue de maroquinerie "msbf" de janvier 1970, le sac commercialisé par la Maroquinerie République présenté dans cette même revue datée du mois de septembre 1970, le sac diffusé par la société J.Wajskop sous la dénomination "Mercure" et le modèle de Janine de Poorter parus dans la revue "msbb" de décembre 1970, comme dans les trois modèles de P.J. Guène illustrant le catalogue "msbf" de septembre 1971 et le modèle présenté dans celui de septembre 1972;
Mais considérant qu'aucun de ces sacs n'est constitué de pochettes indépendantes les unes des autres de manière à être amovibles et reliées sur une même bandoulière au moyen de mousquetons s'accrochant à des anneaux fixés sur des pattes prolongeant les pochettes;
Que ces caractéristiques dans leur combinaison ne sont pas davantage présentes dans le modèle de sac commercialisé par les Etablissements Plantard formé de deux pochettes accrochées ensemble à la bandoulière au moyen d'un seul anneau et recouvertes de deux rabats;
Considérant que le sac dénommé "Le Maroquin" présenté dans le catalogue "msbf" de septembre 1967, celui illustrant la publicité "Nouveau Maroquinier" de janvier 1970, le modèle de la Maroquinerie République présenté dans le catalogue "msbf" de juin 1970, le sac dénommé "Zola M3" présenté dans la rubrique "Publi-shopping" du magazine Elle daté du 5 octobre 1970, les modèles datés de 1978 et 1992 figurant dans l'ouvrage de Judith Leiber ayant pour titre "The Artful Handbag" sont tous composés de poches multiples de taille égale ne produisant pas l'effet de cascade procuré par la disposition du sac revendiqué par les intimées; qu'en outre, ces poches ne peuvent être séparées les unes des autres ce qui leur donne une configuration spécifique;
Que si la fixation des pochettes sur la bandoulière est réalisée au moyen d'un mousqueton, mode d'attache couramment utilisé dans le domaine de la maroquinerie, le modèle revendiqué puise sa nouveauté dans son agencement propre résultant de la réunion sur une même bandoulière de trois pochettes, séparées pour être amovibles, de taille différentes, disposées de manière à produire un effet de cascade, combinaison qui ne se retrouve dans aucun des modèles antérieurs versés aux débats;
Qu'il s'ensuit que le modèle revendiqué est nouveau et revêt un caractère propre au sens du livre V du CPI;
Considérant que l'agencement particulier de ces éléments traduit un effort créatif et porte ainsi l'empreinte de la personnalité de son auteur de telle sorte qu'il doit également être protégé par le livre I du même Code;
- Sur la contrefaçon
Considérant que la société Jeanne Lanvin, invoquant des différences essentielles dans le système d'attache, les matériaux, les couleurs, les proportions des sacs en présence et l'apposition sur son modèle de sa marque, soutient que ce dernier n'est pas la contrefaçon par reproduction servile du sac créé par Karine Dupont, commercialisé par la société Kactus;
Mais considérant que le sac que la société Jeanne Lanvin a commercialisé dans la ligne dénommée "B & B" reprend les caractéristiques essentielles du modèle appartenant à Karine Dupont; qu'en effet, il est constitué de trois pochettes closes au moyen d'une fermeture à glissière, de forme rectangulaire, de taille décroissante, superposées pour traduire un effet de cascade, reliées sur la même bandoulière par un mousqueton, au moyen d'un anneau fixé sur des pattes attachées aux pochettes; que ces pochettes sont amovibles;
Que l'absence d'anneaux sur les pochettes alors que dans le modèle antérieur chaque pochette est munie de deux anneaux, le matériau utilisé (nylon dans le modèle antérieur, cuir dans le modèle Lanvin), les coloris (différents pour chacune des pochettes pour le premier, unique pour le second) n'affectent pas l'impression visuelle d'ensemble qu'ils suscitent; qu'il en est de même des proportions dès lors que dans les deux sacs en présence les pochettes qui les composent sont de forme rectangulaire; que l'apposition de la marque "Jeanne Lanvin ", au demeurant en caractères de petite taille sur la partie supérieure de la pochette, n'est pas davantage de nature à exclure tout risque de confusion, eu égard aux ressemblances relevées précédemment;
Que les premiers juges ont donc estimé à juste titre que le sac mis sur le marché par la société Jeanne Lanvin constituait la contrefaçon du modèle dont Karine Dupont est titulaire;
- Sur la concurrence déloyale
Considérant que les actes de contrefaçon constituent à l'égard de la société Kactus qui commercialise le modèle reproduit des agissements de concurrence déloyale;
Considérant en revanche que Karine Dupont et la société Kactus ne rapportent pas la preuve que la société Jeanne Lanvin a commis d'autres faits distincts de concurrence déloyale, le risque de confusion sur la paternité du modèle constituant un des éléments qui caractérisent la contrefaçon et aggravent le préjudice qui en résulte;
Qu'en outre si le modèle reproduit a fait l'objet de nombreuses publicités, il n'est pas démontré qu'il identifie à lui seul aux yeux du public la société Kactus;
Que le jugement doit donc être confirmé en ce qu'il a rejeté les demandes formées à ce titre par Karine Dupont et la société Kactus;
- Sur l'atteinte à la marque "Koko-Riko"
Considérant que Karine Dupont et la société Kactus soutiennent que la marque "Koko-Riko" identifie spécifiquement les gammes de sacs respectivement créés et commercialisées par elles et que la vente ininterrompue des sacs contrefaisants par la société Jeanne Lanvin entre le printemps 1997 et la fin de l'année 1999 constitue une atteinte indirecte à cette marque;
Mais considérant que si le modèle de sac contrefait a été présenté au public, tant dans les annonces publicitaires que dans la presse, sous la marque "Koko-Riko", les intimées ne démontrent pas ni sa notoriété, ni qu'elle a fait l'objet d'une exploitation telle que la clientèle opère spontanément un rapprochement entre le modèle reproduit et ce signe distinctif;
Que le grief d'atteinte indirecte à la marque n'est donc pas caractérisé;
- Sur les mesures réparatrices
Considérant que Karine Dupont et la société Kactus demandent à la cour de confirmer la mesure d'expertise ordonnée par le tribunal, reprochant à la société Jeanne Lanvin de fournir des documents comptables contradictoires qui démontrent son intention de ne pas révéler l'ampleur réelle de la commercialisation du sac litigieux; qu'elles ajoutent que commercialisant le modèle original au Japon, où la société Jeanne Lanvin a vendu le modèle contrefaisant, le préjudice subi dans ce pays doit également être réparé;
Mais considérant que Karine Dupont et la société Kactus sont mal fondées à réclamer réparation du préjudice subi au Japon alors qu'elles ne versent aux débats aucun certificat de coutume sur la loi applicable, l'un des documents produits intitulé "Intellectual Property Laws" rédigé en langue anglaise n'étant pas traduit, le second, extrait de la Revue Internationale du Droit d'Auteur, se livrant à une analyse comparative des dispositions du traité de l'OMPI et de la législation japonaise sur le droit d'auteur et non sur la concurrence déloyale, seul fondement des actes allégués sur le territoire japonais;
Considérant que les extraits de presse produits aux débats établissent que le modèle de sac reproduit a connu un succès certain auprès de la clientèle des adolescentes; qu'il ressort des tableaux récapitulatifs des ventes en France que la société Jeanne Lanvin a, au cours des trois exercices 1997, 1998 et 1999, vendu 97 exemplaires du sac contrefaisant; que ces éléments ne contredisent pas la pièce produite aux débats par la société Jeanne Lanvin qui concerne l'ensemble des articles de maroquinerie;
Qu'au vu de ces éléments comptables, sans qu'il soit nécessaire de recourir à une mesure d'expertise, le préjudice résultant pour Karine Dupont de l'atteinte portée au modèle dont elle est l'auteur par suite des actes de contrefaçon sera réparé par l'allocation d'une indemnité globale de 20 000 euro;
Que les actes fautifs commis par la société Jeanne Lanvin ont créé à la société Kactus un trouble commercial en laissant accroire qu'elle pouvait commercialiser un modèle non exclusif; que le préjudice en résultant doit être fixé à la somme de 40 000 euro;
Considérant que les mesures d'interdiction et de publication prononcées par les premiers juges doivent être confirmées, sauf à préciser que la publication fera mention du présent arrêt;
Considérant que les dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile doivent bénéficier aux intimées, la somme complémentaire de 6 097,96 euro devant leur être allouée à ce titre;
Que la solution du litige commande de rejeter la demande de restitution et la demande au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile formées par la société Jeanne Lanvin;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a ordonné une mesure d'expertise, Le réformant sur ce point et statuant à nouveau, Condamne la société Jeanne Lanvin au paiement des sommes suivantes:
- à Karine Dupont, la somme de 20 000 euro en réparation de l'atteinte portée à son modèle du fait des actes de contrefaçon,
- à la société Kactus, la somme de 40 000 euro en réparation des actes de concurrence déloyale;
Dit que de ces sommes seront déduites les indemnités provisionnelles réglées par la société Jeanne Lanvin; Dit que les publications feront mention du présent arrêt; Condamne la société Jeanne Lanvin à payer à Karine Dupont et à la société Kactus la somme globale de 6 097,96 euro au titre de leurs frais irrépétibles en cause d'appel; Condamne la société Jeanne Lanvin aux dépens qui pourront être recouvrés conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.