Conseil Conc., 18 novembre 2003, n° 03-D-52
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques mises en œuvre par le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie et la Confédération nationale des syndicats dentaires à l'encontre de M. X, prothésiste dentaire
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Délibéré sur le rapport oral de M. Fontaine, par Mme Pasturel, vice-présidente, Mmes Behar-Touchais, Perrot, MM. Flichy, Piot, Ripotot, membres.
LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE (section IV),
Vu la lettre, enregistrée le 31 juillet 1998 sous le numéro F 1072 et complétée par un mémoire enregistré le 18 novembre 1998, par laquelle M. Alain X, prothésiste dentaire, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques qu'il a qualifiées d'anticoncurrentielles, au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu article L. 420-1 du Code de commerce, mises en œuvre à son encontre par le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie et la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) ; Vu le livre IV du Code de commerce, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret 2002-689 du 30 avril 2002 fixant ses conditions d'application ; Vu la décision du Conseil de la concurrence n° 99-D-46 du 29 juin 1999 ; Vu la décision en date du 20 mars 2003 par laquelle la Présidente du Conseil de la concurrence a fait application des dispositions de l'article L. 463-3 du Code de commerce ; Vu les autres pièces du dossier ; Vu les observations présentées par le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie, la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) et par le commissaire du Gouvernement ; Le rapporteur, la rapporteure générale adjointe, le commissaire du Gouvernement, M. X et les représentants du Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie et de la Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) entendus lors de la séance du 17 septembre 2003 ; Adopte la décision suivante :
I. - Constatations
1. Par lettre enregistrée le 31 juillet 1998 sous le numéro F 1072, M. X, prothésiste dentaire, a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre à son encontre par le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie et la Confédération nationale des syndicats dentaires, qu'il estime anticoncurrentielles au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
2. A la suite d'un rapport de non-lieu établi par le premier rapporteur désigné, le Conseil de la concurrence a, par décision n° 99-D-46 du 29 juin 1999, prononcé une décision de sursis à statuer pour complément d'information.
3. A la demande de ce rapporteur, les services de la DGCCRF ont diligenté une enquête, dont les résultats ont été adressés au Conseil de la concurrence, le 27 janvier 2000.
A. - LE SECTEUR DES PROTHÈSES DENTAIRES ET DES SOINS PROTHÉTIQUES
Les pratiques soumises au Conseil de la concurrence concernent le marché des prothèses dentaires.
4. Une prothèse dentaire est un appareillage destiné à la restauration et au rétablissement fonctionnel et esthétique du système manducateur. Il s'agit d'un "dispositif médical sur mesure", au sens de l'article R. 665-24 du Code de la santé publique, c'est-à-dire "un dispositif médical fabriqué spécifiquement suivant la prescription écrite d'un praticien dûment qualifié ou de toute autre personne qui y est autorisée en vertu de ses qualifications professionnelles et destiné à n'être utilisé que pour un patient déterminé".
5. La prescription, la pose et la vente des prothèses dentaires fait intervenir deux professions distinctes : les membres du corps médical (chirurgiens-dentistes ou stomatologues), d'une part, les prothésistes dentaires, d'autre part. Ces derniers réalisent des prothèses sur prescription et commande des chirurgiens-dentistes avec lesquels ils entretiennent des relations de fournisseur à client. Le Code de la santé publique réserve le monopole du "travail en bouche" aux chirurgiens-dentistes, les prothésistes ne pouvant vendre directement leur production aux consommateurs. En effet, la jurisprudence récente considère qu'une telle vente est constitutive du délit d'exercice illégal de l'art dentaire.
6. Ainsi, la réparation de prothèses effectuée par un prothésiste dentaire, opérant en dehors du contrôle d'un chirurgien-dentiste, constitue, aux termes d'un arrêt n° 183 du 14 mai 1997 de la chambre criminelle de la Cour de cassation, un acte d'exercice illégal de l'art dentaire. Dans cette décision, la Haute juridiction a rejeté le pourvoi formé contre l'arrêt d'une cour d'appel qui avait condamné un prothésiste dentaire non titulaire du diplôme de chirurgien-dentiste, en énonçant qu'"exerce illégalement l'art dentaire toute personne qui, sans être titulaire du diplôme requis, prend part habituellement ou par direction suivie à la pratique de l'art dentaire par consultation, actes personnels ou tous autres procédés, quels qu'ils soient, notamment prothétiques ; que relève de cette pratique la réparation des prothèses, en l'absence de tout contrôle d'un chirurgien-dentiste".
7. Par ailleurs, dans un arrêt n° 3920 du 25 juin 1997, la même chambre criminelle a rejeté le pourvoi formé contre l'arrêt d'une cour d'appel qui avait qualifié de publicité mensongère l'insertion, par un prothésiste, dans un journal local gratuit, d'un encart publicitaire à destination du public, intitulé : "vous avez des problèmes avec vos appareils dentaires ?", proposant un devis gratuit et un "entretien conseil" et comportant des exemples de prix, suivis de la mention "en accord avec l'article L. 373 du Code de la santé publique", laissant ainsi entendre que l'annonceur remplissait les conditions exigées pour l'exercice d'actes prothétiques relevant de la pratique de l'art dentaire.
B. LES INTERVENANTS
1. Les prothésistes dentaires
8. Selon l'Union nationale patronale des prothésistes dentaires, la France comptait, en 1995, 5 500 laboratoires de prothèse dentaire et 15 000 prothésistes. Le chiffre d'affaires global de la profession était compris entre 3 et 3,5 milliards de francs (0,45 et 0,53 milliards d'euros) au cours de ce même exercice. La Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD) évalue ce même chiffre d'affaires entre 4,5 et 5,3 milliards de francs (0,7 et 0,81 milliards d'euros).
9. Aux termes de l'article 16-1 de la loi n° 96-603 du 5 juillet 1996 relative au développement et à la promotion du commerce et de l'artisanat, la réalisation de prothèses dentaires ne peut être exercée "que par une personne qualifiée professionnellement ou sous le contrôle effectif et permanent de celle-ci". Ces personnes qualifiées, hormis les chirurgiens-dentistes pour les besoins de leurs patients, sont les prothésistes dentaires, dont la formation comporte trois niveaux : le CAP, le brevet professionnel ou la maîtrise. Les laboratoires de prothèse connaissent une spécialisation croissante et il devient rare qu'un laboratoire réalise l'ensemble des travaux prothétiques d'un seul cabinet. De manière générale, chaque laboratoire a plusieurs clients chirurgiens-dentistes. Depuis quelques années, les prothésistes français sont fortement concurrencés par les laboratoires étrangers, en majorité asiatiques, qui proposent des prothèses à des prix très inférieurs à ceux pratiqués en France et peuvent offrir un service rapide, les prothèses dentaires étant retournées par courrier quelques jours après l'envoi des empreintes.
2. Les chirurgiens-dentistes
10. D'après l'étude "sur la situation de la santé dentaire en France", publiée en avril 1995 par le Centre odontologique de médicométrie et d'évaluations (COME), la profession comptait 39 675 chirurgiens-dentistes en exercice, en janvier 1994.
11. L'exercice de la profession de chirurgien-dentiste est régi par les dispositions du livre IV, titre I, du Code de la santé publique et par celles du décret n° 67-671 du 22 juillet 1967 portant Code de déontologie des chirurgiens-dentistes. L'entrée dans cette profession est subordonnée à la possession d'un diplôme français de docteur en chirurgie dentaire ou chirurgien-dentiste (art. L. 4112-7 et suivants) ou d'un diplôme équivalent pour les ressortissants d'un État membre de la Communauté européenne et à l'inscription au tableau de l'Ordre des chirurgiens-dentistes.
12. La profession de chirurgien-dentiste est protégée contre l'exercice illégal de l'art dentaire. L'article L. 4161-2 du Code de la santé publique dispose, en effet :
"Exerce illégalement l'art dentaire : 1° Toute personne qui prend part habituellement ou par direction suivie, même en présence d'un praticien, à la pratique de l'art dentaire, par consultation, acte personnel ou tous autres procédés, quels qu'ils soient, notamment prothétiques :
- sans être titulaire d'un diplôme, certificat ou autre titre mentionné à l'article L. 4141-3 et exigé pour l'exercice de la profession de médecin ou de chirurgien-dentiste, alors qu'elle n'est pas régulièrement dispensée de la possession d'un de ces diplômes, certificats ou titres par application du présent livre (.)
2° toute personne qui, munie d'un titre régulier, sort des attributions que la loi lui confère, notamment en prêtant son concours aux personnes mentionnées au 1°".
3. La Confédération nationale des syndicats dentaires (CNSD)
13. La Confédération nationale des syndicats dentaires compte près de 18 000 adhérents et était, jusqu'en 1996, la seule organisation représentative de la profession de chirurgien-dentiste. Elle réunit 99 syndicats départementaux auprès desquels se font les adhésions. Elle édite la revue "Le chirurgien-dentiste de France". La CNSD se présente comme "une structure cohérente au service d'une politique professionnelle lucide, responsable et efficace ; reconnue représentative par les pouvoirs publics. A ce titre, elle est fondée à traiter de tous les aspects de la politique de santé dentaire et de son environnement".
14. Les syndicats départementaux, régis par le Code du travail et par leurs statuts et règlements intérieurs, sont dotés de la personnalité morale. Aux termes de l'article 9§1 des statuts de la CNSD, "les syndicats départementaux confédérés sont autonomes dans leur organisation et leur gestion propre. Leur autonomie ne peut cependant s'exercer que dans le respect des décisions du congrès et des statuts et du règlement intérieur confédéraux". Toute violation des décisions du congrès, des statuts ou du règlement intérieur peut être sanctionnée par la suspension des droits confédéraux, la radiation ou l'exclusion.
Sur près de 40 000 chirurgiens-dentistes inscrits à l'Ordre national des chirurgiens-dentistes, 36 000 exercent à titre libéral et 23 000 sont syndiqués, soit un taux de syndicalisation proche de 64 %.
4. Le Conseil de l'Ordre
15. Aux termes de l'article L. 4121-2 du Code de santé publique, "l'Ordre (.) des chirurgiens- dentistes (.) [veille] au maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de (.) l'art dentaire (.) et à l'observation, par tous les membres, des devoirs professionnels, ainsi que des règles édictées par le Code de déontologie prévu à l'article L. 4127-1. Ils assurent la défense de l'honneur et de l'indépendance de la profession (.) de chirurgien-dentiste (.).(.) Ils accomplissent leur mission par l'intermédiaire des conseils départementaux, des conseils régionaux ou interrégionaux et du conseil national de l'ordre".
C. LES FAITS RELEVÉS
16. M. Alain X possède les diplômes lui permettant d'exercer la profession d'artisan prothésiste dentaire et est inscrit au répertoire de la chambre des métiers de Haute-Savoie sous le n° 337493019 RM 740. Il exploite, depuis le 1er janvier 1986, un laboratoire situé au 168, rue Lamartine à La-Roche-sur-Foron (74800), sous la dénomination sociale "Little Lab" et, depuis mai 1994, un second laboratoire au 2, rue de la Poste, à Annecy (74000). Cité directement devant le Tribunal correctionnel de Bonneville, en juillet 1993, pour pratique illégale de l'art dentaire, par le parquet de cette juridiction, M. X a été relaxé par un jugement en date du 11 février 1994, qui a également déclaré irrecevables les constitutions de partie civile du Conseil national de l'Ordre des chirurgiens-dentistes, du Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute- Savoie, du syndicat des chirurgiens-dentistes du même département et de la CNSD.
17. Lors de son installation à Annecy, M. X a fait parvenir à l'ensemble des chirurgiens-dentistes du ressort une lettre-circulaire en date du 20 avril 1994, ainsi rédigée :
"Je vous informe qu'un service rapide de réparation d'appareil dentaire vous est proposé à partir du 2 mai 1994. Ce service vise à offrir à vos patients la garantie d'un dépannage dans la journée. Pour une bonne organisation du travail, les réparations doivent être déposées avant midi au laboratoire. Elles vous seront alors rendues le même jour au laboratoire. En espérant que vous réserverez un accueil favorable à ma proposition (.)".
18. Par lettre-circulaire datée du 28 avril 1994, le président du Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie a fait parvenir à l'ensemble des chirurgiens-dentistes de ce département le texte suivant : "vous avez, comme moi, reçu la publicité d'un laboratoire de prothèse installé initialement à La Roche-sur-Foron, qui pousse une extension provocatrice en plein centre d'Annecy. Ce laboratoire est notoirement connu pour ses activités d'exercice illégal (articles L. 373 et L. 376 du Code de la santé publique). Nous faisons confiance à la Justice pour qu'elle parvienne à faire cesser ce type d'activité dans notre département, comme partout ailleurs en France. Des procédures sont en cours ! Il appartient, dès maintenant, à chacun d'entre nous de prendre ses responsabilités et de choisir des partenaires professionnels, avec bon sens et confiance (.)".
19. M. X a fait paraître, notamment en février 1996, dans plusieurs journaux de la région, Plus Contact, Le Courrier Savoyard, Le Messager, le 74 et L'Essor Savoyard, des encarts publicitaires ainsi rédigés : "Votre dentier est cassé - réparation rapide et détartrage en 2 heures minimum" ou "Dentier cassé - réparation rapide et détartrage en 2 heures minimum - Conseil, devis gratuits", avec l'indication "Alain X, fabricant de prothèses dentaires à Annecy, 2, rue de la Poste 50.52.76.21".
20. Par courrier du 24 avril 1996, le président du Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie a adressé au directeur du journal Plus Contact la lettre suivante : "votre revue Plus contact des 19-02-1996, p. 21 et 26-02-1996, page 20, fait paraître une publicité pour le laboratoire de prothèse Little Lab géré par M. Alain X (.). Je me dois de vous faire savoir que le Tribunal de grande instance de Thonon-les-Bains, le 13 juillet 1996, confirmé par la Cour d'appel de Chambéry le 10 janvier 1996, a condamné des techniciens de laboratoire en pareille situation pour exercice illégal de l'art dentaire. Vous comprendrez donc que je vous déconseille désormais de refuser toute publication témoignant d'un exercice illégal de l'art dentaire (.)". Nonobstant cette mise en garde, le journal a poursuivi la publication des encarts publicitaires de M. X.
21. La même démarche a été entreprise par la CNSD auprès du Courrier Savoyard, le 4 mars 1996. La lettre adressée à ce journal relève la publication d'un bandeau publicitaire pour MM. X et Y, fait état de la condamnation de ce dernier par la cour d'appel de Chambéry, le 10 janvier 1996, qualifie la publicité en cause de mensongère ("elle fait croire aux lecteurs qu'ils peuvent se faire appareiller directement auprès d'eux") et rappelle la prohibition de l'exercice illégal de l'art dentaire. Ce courrier a abouti à l'arrêt de la diffusion des publicités dans la publication concernée.
22. M. X ne compte plus aucun chirurgien-dentiste parmi ses clients. Une relance effectuée auprès des chirurgiens-dentistes de la région, en janvier 1998, est restée sans effet. L'intéressé a été condamné, le 11 septembre 2001, par le Tribunal correctionnel d'Annecy, pour avoir, depuis le 1er janvier 1996 et jusqu'au 6 septembre 2001, illégalement exercé la profession de chirurgien-dentiste, en pratiquant habituellement l'art dentaire par la pose en bouche d'appareils confectionnés par lui-même, l'établissement de diagnostics, de devis et la réparation d'appareils dentaires. Cette décision a été confirmée sur la culpabilité par un arrêt de la Cour d'appel de Chambéry en date du 6 septembre 2002.
23. L'enquête diligentée par la DGCCRF auprès des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie a fait apparaître que les critères mis en œuvre pour le choix d'un prothésiste sont multiples. Ces critères peuvent procéder de raisons "historiques" (poursuite des relations engagées par le prédécesseur du dentiste). Mais la qualité du travail, la compétence, la proximité du laboratoire et la qualité des relations professionnelles sont le plus fréquemment évoquées par les chirurgiens-dentistes qui ont, par ailleurs, indiqué que si les conseils de confrères peuvent, à cet égard, exercer une influence, d'ailleurs marginale, les positions prises par les instances ordinales n'ont aucune portée sur leurs choix. Le président du syndicat des chirurgiens-dentistes du département de la Haute-Savoie a, ainsi, déclaré aux enquêteurs :
"les relations entre les chirurgiens-dentistes et les prothésistes se basent sur la longue durée, sans prendre en compte la notion de prix mais surtout la compétence professionnelle du prothésiste. Je pense que les prothésistes essaient de travailler en direct avec les particuliers lorsqu'ils n'arrivent pas à fidéliser les chirurgiens-dentistes avec lesquels ils travaillent (problème de surnombre par rapport à la demande des dentistes ou lorsqu'ils ont une moindre compétence)"
24. Selon les prothésistes, en revanche, le choix effectué par le chirurgien-dentiste repose sur les prix et, dans une moindre mesure seulement, sur leurs qualités professionnelles ou la qualité des prothèses qu'ils fabriquent.
25. Les dentistes ont, par ailleurs, expliqué aux enquêteurs l'absence ou l'arrêt de relations professionnelles avec M. X par leur fidélité à leurs propres prestataires ou par l'exclusion des prothésistes pratiquant la "denturologie", définie par l'un des praticiens entendus comme "le contact direct avec les particuliers en ce qui concerne la réparation des prothèses". Ils ont souligné qu'en tout état de cause, leurs décisions, à cet égard, relevaient de choix personnels et non de pressions exercées par les instances ordinales. M. Z a ainsi déclaré :
"dans la fin des années 80, M. X m'a annoncé qu'il passait "appareilleur libre". Je lui ai donc immédiatement indiqué qu'il avait choisi son camp et que je ne travaillerai plus avec lui.
(.) Par sa qualité d'appareilleur libre, il est bien évident que M. X ne se contente pas de faire des réparations et détartrages de prothèses et qu'il intervient en bouche afin d'appareiller les gens"
26. M. A a indiqué :
"J'avais de bonnes relations avec M. X jusqu'à ce que j'apprenne par différentes sources qu'il travaillait pour son propre compte. Ce sont notamment des confrères qui m'ont interpellé. (.) Mes confrères, le Conseil de l'Ordre et le syndicat m'ont alerté verbalement sur le fait que je collaborais avec une personne qui était dans l'illégalité, mais je n'ai jamais eu de menace écrite de leur part concernant cette collaboration avec une personne dont l'activité était en dehors du système normal. Le fait qu'il diffuse de la publicité, alors que moi je n'ai pas le droit, me gêne également".
27. L'actuel président du Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie a précisé qu'il n'avait pas renouvelé la démarche écrite effectuée en 1994 auprès des chirurgiens-dentistes du département :
"(.) depuis cette lettre du 28 avril 1994, le Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie n'a adressé aucun courrier aux chirurgiens-dentistes du département. Le seul courrier, d'ailleurs resté sans réponse, que nous ayons été amenés à rédiger constitue une réponse à une lettre de confrères rochois. Actuellement, nous avons plusieurs procédures en cours à l'encontre des personnes suivantes : M. X qui exerce sur Annecy et La Roche-sur-Foron ; M. B, prothésiste dentaire à Thonon-les-Bains et M. C, prothésiste-dentaire à Albertville (73) mais qui a diffusé de la publicité en Haute-Savoie ainsi que M. Y qui exerce à Annemasse".
28. Les chirurgiens-dentistes ne se rappellent pas avoir reçu de courriers du Conseil de l'Ordre, relatifs aux prothésistes dentaires pratiquant la denturologie. Ils sont tous, plus ou moins directement, au courant de l'action entreprise par l'Ordre et les syndicats contre les denturologues. M. D a ainsi déclaré :
"Je ne me souviens pas avoir reçu de consignes particulières provenant de l'Ordre ou de la CNSD quant à l'attitude à adopter vis-à-vis des prothésistes qui travaillent en direct avec les particuliers, notamment M. X. A travers leurs publications, l'Ordre des chirurgiens-dentistes (lettre du Conseil de l'Ordre et bulletin) et surtout notre syndicat (la CNSD) affirment leurs actions, notamment judiciaires, à l'encontre des prothésistes qui travaillent en direct avec les particuliers et dont ils estiment qu'ils pratiquent l'exercice illégal de l'art dentaire (.)"
29. M. E a indiqué :
"En dehors des positions affirmées par l'Ordre des chirurgiens-dentistes dans le bulletin officiel, je n'ai pas été destinataire d'informations particulières concernant les denturologues. Je suis informé de l'action de l'Ordre pour essayer d'empêcher la publicité des denturologues dans les journaux gratuits".
30. Selon M. A :
"(.) au travers de quelques articles dans le journal de la profession, je suis au courant de l'action du Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes vis-à-vis des prothésistes illégaux. Je n'ai reçu aucun courrier de la part de M. X ou de l'Ordre".
31. S'agissant des motivations ayant conduit la CNSD à adresser une lettre au Courrier Savoyard, le président du syndicat départemental des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie a précisé : "(.) à l'époque, le choix du Courrier Savoyard n'était pas particulièrement ciblé mais a constitué une action ponctuelle de sensibilisation au moment où il devait diffuser des publicités (.)".
32. Enfin, d'autres prothésistes ont affirmé avoir fait l'objet de traitements analogues à ceux dénoncés par M. X, M. Y, qui faisait de la publicité pour des réparations d'appareils dentaires, a déclaré avoir perdu progressivement la clientèle de tous les chirurgiens-dentistes avec lesquels il travaillait : "la pression de l'Ordre s'exerce aussi bien sur les dentistes que sur les journaux auxquels il est interdit de diffuser mes annonces".
33. M. B a indiqué :
"dans les années 92-93, j'ai commencé à faire diffuser des publicités pour des réparations et du détartrage. A partir de ce moment là et du jour au lendemain, plus aucun dentiste ne m'a passé de commande."
D. LES GRIEFS NOTIFIÉS
Sur la base des constatations qui précèdent, les griefs suivants ont été notifiés
34. Au Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie, pour "avoir mis en œuvre, à l'égard de M. X, une pratique de boycott commencée par l'envoi le 28 avril 1994 d'une lettre-circulaire appelant à cesser les relations avec ce prothésiste, adressée à l'ensemble des chirurgiens-dentistes du département de la Haute-Savoie et renouvelée le 24 avril 1996 par une lettre adressée au journal Plus Contact, ces deux lettres comportant des termes de nature à écarter de ce prothésiste dentaire la clientèle que constituent les chirurgiens-dentistes. Cette pratique qui a eu pour objet et a pu avoir pour effet de réduire la concurrence sur le marché des prothèses, relève ainsi d'une entente prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce".
35. A la Confédération nationale des syndicats dentaires, pour "s'être associée à ce boycott en adressant le 4 mars 1996 au journal Courrier Savoyard, une lettre de nature à dissuader ce journal d'insérer la publicité commandée par M. X, pratique qui a eu pour objet et a pu avoir pour effet de réduire la concurrence sur le marché des prothèses, et qui relève ainsi d'une entente prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce".
II. - Discussion
Sur la compétence
36. Le Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie soutient que la lettre du 28 avril 1994 ne constitue que l'expression de sa mission de défense des intérêts de la profession et que le Conseil est incompétent pour en connaître, au regard des dispositions de l'article L. 410-1 du Code de commerce, selon lequel : "Les règles définies au présent livre s'appliquent à toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques, (.)".
37. Le Conseil de l'Ordre a pour mission d'assurer le respect des devoirs professionnels et la défense de l'honneur de la profession. Ainsi, "l'Ordre (.) [veille] au maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de (.) l'art dentaire (.) et à l'observation, par tous les membres, des devoirs professionnels, ainsi que des règles édictées par le Code de déontologie prévu à l'article L. 4127-1 [du Code de la santé publique]".
38. Cependant, en adressant aux chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie une lettre-circulaire dans laquelle, après avoir, à partir de sa propre interprétation du Code de la santé publique, dénoncé l'illégalité de l'activité de réparation des prothèses dentaires à destination des clients finals exercée par M. X, nonobstant la relaxe du chef d'exercice illégal de l'art dentaire prononcée par le jugement du Tribunal correctionnel de Bonneville le 11 février 1994, il invitait les destinataires à tirer les conséquences de cette analyse en choisissant leurs partenaires professionnels "avec bon sens et confiance", le Conseil de l'Ordre a dépassé la mission de défense des intérêts de la profession dont il a la charge et est intervenu dans une activité de services, au sens de l'article L. 410-1 du Code de commerce, étrangère aux attributions pour lesquelles il est investi de prérogatives de puissance publique.
39. Dès lors, le Conseil de la concurrence a vocation à connaître des pratiques mises en œuvre tant par le Conseil de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie que par la CNSD.
Sur la prescription
40. Le Conseil départemental de l'Ordre fait encore valoir que les faits relatifs à l'envoi du courrier du 28 avril 1994 sont prescrits et que les lettres des 4 mars et 24 avril 1996, étrangères à l'objet de cette première correspondance, ne permettent pas de conclure à l'existence d'une pratique continue et, dès lors, non prescrite.
41. Aux termes de l'article L. 462-7 du Code de commerce : "le Conseil de la concurrence ne peut être saisi de faits remontant à plus de trois ans, s'il n'a été fait aucun acte tendant à leur recherche, leur constatation ou leur sanction".
42. M. X a saisi le Conseil de la concurrence, le 31 juillet 1998, d'une consigne de boycott contenue dans une lettre-circulaire du 28 avril 1994, antérieure de plus de trois ans à la saisine, et qui ne peut donc échapper à la prescription que s'il est établi que la pratique en cause s'est perpétuée au-delà du 31 juillet 1995.
43. S'il est exact, en premier lieu, que les termes du courrier du 28 avril 1994 n'ont pas fait l'objet d'une annulation postérieure de la part du Conseil de l'Ordre, ainsi que l'observe le plaignant, cette circonstance ne saurait attester en elle-même de l'effet continu de la pratique, dans la mesure où celle-ci a consisté dans l'envoi d'une lettre attirant, à un moment précis, l'attention des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie sur la situation individuelle d'un prothésiste du département au regard des dispositions relatives à l'exercice illégal de l'art dentaire, et non dans la diffusion d'un document, de travail ou autre, auquel les praticiens auraient été amenés à se référer couramment dans l'exercice normal de leur activité.
44. En second lieu, les lettres des 24 avril et 4 mars 1996, envoyées aux journaux Plus Contact et Le Courrier Savoyard par le Conseil départemental de l'Ordre des chirurgiens-dentistes de la Haute-Savoie et par la CNSD, n'ont pas été diffusées aux chirurgiens-dentistes du département. Adressées aux directeurs des journaux précités, ces correspondances tendaient non pas à dissuader les praticiens donneurs d'ordres de travaux de prothèse mais, en rappelant les condamnations prononcées à l'encontre de certains prothésistes des chefs d'exercice illégal de l'art dentaire et de publicité mensongère, à ce qu'il soit mis fin à la publication, contraire aux dispositions de l'article L. 121-1 du Code de la consommation, des offres de services de M. X à destination des particuliers, pour des réparations confiées directement à ce dernier, hors toute intervention d'un chirurgien-dentiste et, dès lors, effectuées en violation des dispositions de l'article L. 4161-2 du Code de santé publique tel qu'appliqué par la jurisprudence pénale. Visant, ainsi, un marché distinct, au surplus illicite, les pratiques résultant de l'envoi de ces deux lettres ne sauraient être considérées comme constitutives d'un prolongement de l'action initiale mise en œuvre, le 28 avril 1994, sur le marché des travaux prothétiques réalisés sous la direction d'un chirurgien-dentiste.
45. Il résulte de ce qui précède que M. X n'est pas fondé à soutenir que les pratiques qu'il dénonce seraient continues. En conséquence, plus de trois années s'étant écoulées depuis le 28 avril 1994 sans que le cours de la prescription ait été interrompu par un acte tendant à la recherche, à la constatation ou à la sanction des faits dénoncés, la prescription s'est trouvée acquise à la date du 28 avril 1997.Il n'y a donc pas lieu de poursuivre la procédure.
Décision
Article unique. - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure.