CA Douai, 1re ch., 23 juin 1997, n° 96-05166
DOUAI
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Civad Blanche Porte (SA)
Défendeur :
Mathieu
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Le Corroller
Conseillers :
Mme Lévy, M. Méricq
Avoués :
Mes Le March'Hadour Pouille-Groulez, Levasseur-castille-Lambert
Avocats :
Mes Wambeke, Lebas.
Par jugement en date du 21 mai 1996, auquel il est expressément renvoyé pour plus ample exposé des faits, de la procédure, des prétentions et des moyens antérieurs des parties, le Tribunal de grande instance de Lille a, dans un litige opposant M. René Mathieu à la société Civad Blanche Porte:
- condamné la société Civad Blanche Porte à payer à M. René Mathieu la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 5 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- rejeté toutes demandes plus amples ou contraires.
Cette décision a été frappée d'appel par la société Civad Blanche Porte qui, développant les moyens qu'elle avait fait valoir en première instance, conclut à la réformation de la décision entreprise.
M. René Mathieu dans le cadre d'un appel incident, sollicite une augmentation des sommes à lui allouées en demandant la condamnation de la société Civad Blanche Porte à lui payer la contre valeur de la maison promise -soit la somme de 420 000 F assortie des intérêts au taux légal à compter du 31 décembre 1993-, ou à titre infiniment subsidiaire sa condamnation à la somme de 420 000 F en réparation du préjudice subi.
L'analyse plus ample des moyens sera effectuée à l'occasion de la réponse qui y sera apportée.
Sur ce,
Il résulte des pièces versées aux débats et contradictoirement débattues devant la cour que dans le courant de l'année 1993, M. René Mathieu a reçu de la "Blanche Porte", maison de vente par correspondance qui est en réalité une enseigne commerciale exploitée par la société Civad, des documents concernant une loterie dénommée "Tirage exceptionnel du blanc".
Cet envoi était composé d'une lettre personnalisée, à laquelle se trouvait joint un titre de propriété, d'une photographie représentant une magnifique maison de famille, d'un bon de commande à renvoyer, accompagné du titre du propriété, avec ou sans commande d'articles, ainsi que d'une carte signée du directeur commercial souhaitant au destinataire du pli de "bons achats".
La lettre personnalisée invitait le destinataire à vérifier si le numéro porté sur le titre de propriété correspondait au numéro affecté à l'un des 10 lots mentionnés en marge de la lettre.
Le numéro du titre de M. René Mathieu correspondant, d'après cette liste à la maison qu'il se trouvait à même de visualiser, l'intéressé a considéré qu'il avait effectivement gagné ce lot.
Cependant la société de vente par correspondance lui a répondu qu'il n'en était rien et lui a communiqué le numéro gagnant qui s'est avéré être un numéro différent du sien.
Devant la cour M. René Mathieu qui est appelant incident et qui sollicite une augmentation du montant des sommes qui lui ont été alloués, entend se prévaloir à titre principal d'un engagement unilatéral de volonté pris par la société Civad Blanche Porte, soutient plus subsidiairement qu'il existe un contrat parfait qui doit être exécuté (offre de remettre une maison contre renvoi du titre de propriété) et entend à titre infiniment subsidiaire obtenir des dommages et intérêts d'un montant équivalent à la valeur de la maison.
Il convient de rappeler que la technique de l'engagement unilatéral de volonté est subordonnée à une condition que l'on peut qualifier de nécessité ou plus exactement de subsidiarité.
Cela signifie, en pratique, que cette sorte d'engagement n'est à retenir que lorsqu'il est impossible de considérer le déclarant comme tenu d'une obligation provenant d'une autre source: spécialement de le considérer comme devenu débiteur à raison, notamment, d'une obligation contractuelle.
C'est à juste titre à cet égard que la société Civad Blanche Porte fait valoir que si l'on se place sur le plan contractuel il ne saurait rien lui être reproché:
Dès lors en effet que M. Mathieu prétendrait avoir voulu participer au jeu, il aurait alors, nécessairement souscrit à la règle du jeu et devrait donc se soumettre au règlement et par-là même au sort qui a choisi un autre gagnant puisqu'il ne figure pas sur la liste des dix gagnants tirés au sort par l'huissier de justice conformément au règlement.
Mais tel n'est pas la position soutenue à titre principal par M. Mathieu qui, faisant une interprétation des documents qui lui ont été adressés, entend faire valoir qu'ils doivent s'analyser comme une manifestation de volonté par laquelle la société Civad Blanche Porte, agissant seule, c'est-à-dire en dehors de tout contrat, a déterminé des effets de droit qui la lient, impliquant la délivrance d'une maison.
Il convient donc de rechercher ce que souhaite voir "sanctionner" M. Mathieu:
Quant à ce point, une lecture attentive de ses écritures permet d'apprendre que ce qu'il entend d'abord reprocher à la société Civad Blanche Porte n'est ni plus moins que la diffusion de documents équivoques, c'est-à-dire de documents pouvant faire l'objet d'une double lecture, relevant de la fraude organisée, à même de faire croire à un consommateur moyen qu'il a, d'ores et déjà, gagné un lot mirobolant alors qu'il a, en réalité, les plus grandes chances, si ce n'est la quasi-certitude, d'avoir perdu.
M. René Mathieu entend donc en réalité, voir "sanctionner" non pas la volonté de la société Civad Blanche Porte de s'engager mais bien plutôt l'erreur légitime provoquée chez le consommateur destinataire des documents fallacieux.
C'est que M. René Mathieu soutient, en effet, lorsqu'il écrit que "la Blanche Porte l'a trompé délibérément en lui laissant croire qu'il avait gagné" alors qu'il n'en était rien, cela après avoir considéré comme peu probable le fait que cette société ait pu commettre une erreur en lui indiquant qu'il avait gagné, bien que ne figurant pas sur la liste des gagnants.
Il est donc nécessaire pour la cour d'analyser les documents qui lui sont soumis.
L'examen de la lettre d'envoi révèle effectivement qu'elle est rédigée de façon à laisser penser à son destinataire qu'il a toutes chances d'avoir gagné un lot qui est le lot le plus attractif cela par l'emploi abusif de l'indicatif présent "vous êtes propriétaire" situé au troisième paragraphe précédé par un premier paragraphe annonçant qu'un huissier de justice vient de désigner les numéros gagnants des titres de propriété et par un deuxième paragraphe qui invite ledit destinataire à se reporter aux numéros imprimés en marge de la lettre dont celui de tête, chance extraordinaire, correspond au numéro du titre de propriété qui lui a été affecté suivi des mots "une maison".
Cette illusion est confortée par le fait que l'indicatif présent ("vous être propriétaire") est suivi d'un point d'exclamation et précédé par les mots "si ce numéro a été désigné gagnant par Maître Bue" qui peuvent être perçus, compte tenu du contexte, comme voulant dire "Oui c'est bien vrai", "ce numéro a été désigné gagnant par Maître Bue, vous êtes propriétaire!".
Le fait que sur le titre de propriété se trouve imprimée en caractères beaucoup plus petits la phrase "ce titre de propriété, valable si votre numéro a été désigné par Maître Bue, fait office de bon de participation" et que l'extrait du règlement imprimé au bas du bon de commande indique que pour savoir s'il a gagné chaque participant doit retourner son titre avec ou sans commande, la Blanche Porte s'engageant à vérifier si son numéro correspond à l'un des numéros tirés au sort, ne permet nullement de lever l'ambiguïté qui est délibérément entretenue par la phrase invitant chaque joueur à découvrir à quel lot correspond le numéro personnel qui lui a été attribué, lot qu'il peut donc penser avoir gagné: sous le coup de l'émotion et après avoir lu la lettre personnalisée, le destinataire est à même, en effet, de considérer que les vérifications auxquelles la Blanche Porte se propose de procéder sont des vérifications purement matérielles destinées à lui permettre de s'assurer, avant de délivrer le lot, que le numéro est effectivement gagnant et non pas de déterminer s'il s'agit ou non d'un numéro chanceux préalablement tiré au sort par l'huissier de justice.
Si la société Civad Blanche Porte, comme elle le prétend, avait voulu clairement indiquer que le numéro affecté au titre n'était pas nécessairement gagnant, elle aurait dû formuler son message d'une autre manière et si elle ne l'a pas fait, c'est, par évidence, après avoir fait un choix délibéré, la campagne publicitaire en question, destinée à plusieurs centaines de milliers de consommateurs, ayant nécessairement été préparée avec extrême minutie par des spécialistes au service de ladite société qui, en liaison avec la direction, ont fait les choix qui leur ont paru s'imposer pour la rentabiliser au mieux, en pesant tous les avantages et les inconvénients d'un document publicitaire destiné à une clientèle ciblée dont les goûts et les réflexes sont étudiés.
La cour est donc en mesure de constater que c'est à juste titre que M. René Mathieu reproche à la Banche Porte de lui avoir fait parvenir des documents publicitaires équivoques dans le fond et dans la forme et dont le but était de créer l'imprécision et la confusion dans son esprit en cherchant fallacieusement à faire naître chez lui un vain espoir d'un gain mirifique.
M. René Mathieu, qui reproche par ailleurs à la société Civad Blanche Porte d'avoir cherché à l'inciter, cela en lui faisant miroiter l'espérance d'un gain aux jeux présentée comme évidente alors qu'elle était quasi inexistante, à consentir à un acte opérant obligation, qui serait la passation de la commande, indique que ces agissements auraient été précédés d'actes préparatoires impliquant l'existence d'une entente établie en vue de leur préparation.
Il affirme à cet effet que ses réactions, et plus généralement les réactions des centaines de milliers de consommateurs rendus destinataires de ce document, auraient été devancées grâce à la mise au point de documents spécialement concoctés par les services juridiques et de marketing de la Blanche Porte qui, au vu d'études de marchés, auraient "pesé chaque mot" en ajoutant que le recours à un officier ministériel avant même le lancement de l'opération, aurait été décidé pour lui donner "la solennité et le sérieux nécessaire" à même d'achever de convaincre le lecteur du caractère réel de l'engagement.
M. René Mathieu va, même, jusqu'à affirmer, si l'on interprète ses écritures, que la société Civad Blanche Porte aurait délibérément pris le risque de diffuser un message dont elle était certaine qu'il serait perçu de la façon dont lui même l'a perçu en sachant que si elle était condamnée, notamment sur le fondement de l'engagement unilatéral de volonté, l'opération resterait très largement rentable.
Il laisse ainsi entendre que l'aléa des procès aurait été pris en compte dans le calcul de rentabilité de la campagne, cela à la suite d'études des services juridiques de l'entreprise menées, dans le cadre d'une mûre réflexion, avec les services de marketing qui auraient été, grâce à des sondages, en mesure de faire des projections d'une extrême fiabilité.
Il ne s'agit là toutefois que d'assertions au soutien desquelles aucune pièce n'est produite, M. René Mathieu n'ayant pas pris l'initiative, dans le cadre d'un incident, de demander la production forcée de pièces qu'il parait considérer comme déterminantes et la cour n'ayant pas la faculté d'ordonner d'office cette production, seuls les faits de publicité fallacieuse étant constant en l'état des pièces versées aux débats.
Quant à ces derniers agissements il ne saurait entrer dans les attributions de la cour de les sanctionner par une peine privée.
La fonction de sanctionner est, en effet, dévolue au juge répressif: aussi dès lors qu'il n'est pas démontré, en l'état des pièces produites, qu'il y aurait eu, de la part de la société Civad La Blanche Porte, la volonté certaine et réfléchie de prendre, de façon délibérée, le risque de diffuser un message à même d'être analysé comme un engagement unilatéral de volonté émanant de ladite société mais qu'il est seulement prouvé qu'il y a eu de sa part une volonté de semer la confusion chez le destinataire de la publicité en présentant de façon affirmative un événement hypothétique, cela en lui faisant parvenir des documents qui le prédisposaient à croire à la réalité d'un gain qui n'était pas acquis, il appartient uniquement à la cour de rechercher, en sachant qu'un tel agissement constitue une faute délictuelle caractérisée, quel a été le préjudice de M. René Mathieu, qui a la charge de la preuve de son existence, cela afin de déterminer le montant des dommages-intérêts à même de lui être alloués.
A cet égard, la cour au vu de l'ensemble des pièces qui sont produites aux débats -cela en tenant compte, au regard de l'âge et de la profession de la victime, de l'importance de son choc émotionnel, lié à la déception, qui a été la sienne lorsqu'elle a appris qu'elle n'avait pas gagné alors qu'elle avait entrepris d'ores et déjà des démarches pour faire l'acquisition d'un terrain, ainsi que des répercussions qui en sont, pour elle, résultés- a les éléments suffisants d'appréciation pour fixer à 10 500 F la somme à même de permettre l'entière réparation de son préjudice direct et personnel.
Il est par ailleurs équitable, en l'état des éléments de la cause, d'allouer à M. René Mathieu une indemnité procédurale globale de 9 000 F au titre des procédures de première instance et d'appel.
Par ces motifs, LA COUR statuant publiquement, Emendant le jugement entrepris, Condamne la société Civad Blanche Porte à payer à M. René Mathieu - la somme de 10 500 F à titre de dommages-intérêts, - la somme de 9 000 F à titre d'indemnité procédurale, Fait masse des dépens de première instance et d'appel et dit qu'ils seront supportés en totalité par la société Civad Blanche Porte dont distraction au profit de la SCP Le Marc'Hadour Pouille Groulez qui le demande dans les conditions prévues par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.