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Décisions

CA Paris, 13e ch., 26 octobre 1998, n° 97-08130

PARIS

Arrêt

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Guilbaud

Avocat général :

M. Blanc

Conseillers :

MM. Paris, Binoche

Avocat :

Me André.

TGI Paris, 31e ch., du 4 juin 1997

4 juin 1997

Rappel de la procédure:

La prévention:

L Jacques est poursuivi du chef d'exposition ou vente de denrée alimentaire, boisson, produit agricole falsifié, corrompu ou toxique, en l'espèce un complément alimentaire dénommé capsules X, qu'il savait être falsifié par surdosage en vitamine E,

faits commis de mai 1992 à mai 1995, à Paris,

infraction prévue par l'article L. 213-3 al. 1 2° Code de la consommation et réprimée par les articles L. 213-3, L. 213-1 Code de la consommation

Le jugement:

Le tribunal, par jugement contradictoire, a:

déclaré L Jacques non coupable du délit d'exposition ou vente de denrée alimentaire, boisson ou produit agricole falsifié, corrompu ou toxique reproché, l'a relaxé des fins de la poursuite.

Les appels:

Appel a été interjeté par:

M. le Procureur de la République, le 9 juillet 1997 contre Monsieur L Jacques

Décision:

Rendue après en avoir délibéré conformément à la loi,

Statuant sur l'appel relevé par le seul Ministère public à l'encontre du jugement précité auquel il convient de se référer pour l'exposé de la prévention;

Monsieur l'Avocat général s'en rapportant aux termes de la requête d'appel établie le 10/10/1997 par Monsieur le Procureur de la République de Paris requiert la cour d'infirmer le jugement de relaxe déféré, de retenir le prévenu dans les liens de la prévention, de le condamner à 8 000 F d'amende et d'ordonner la publication de la décision;

Par voie de conclusions, Monsieur Jacques L demande à la cour de:

- confirmer le jugement entrepris en l'absence d'élément légal;

- à défaut, constater l'absence d'élément moral de l'infraction;

En conséquence,

- Prononcer la relaxe;

Il fait valoir qu'il ne saurait être fait application du décret du 15 avril 1912, celui-ci ne visant que l'addition de produits chimiques dans les denrées alimentaires alors que la présence de vitamine E dans le produit X résulte de la présence de substances naturelles et non de l'addition d'un produit chimique;

Il affirme que, surtout, le produit qu'il commercialise n'est aucunement une denrée alimentaire mais un complément alimentaire alors que la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes se fonde sur une annexe de la directive européenne n° 90-496 du 24/09/1990 qui précise que les apports journaliers recommandés (AJR) sont, s'agissant de la vitamine E, de 10 mg ou 15 unités, mais qui ne s'applique pas aux compléments alimentaires;

Il soutient que le produit X n'est pas en lui-même "surdosé" puisque ce n'est qu'une consommation supérieure à deux gélules par jour qui permet de dépasser le seuil défini par la directive, laquelle ne s'applique en tout état de cause pas aux compléments alimentaires et donc au produit commercialisé par ses soins;

Il relève qu'il n'existe aucune réglementation propre aux compléments alimentaires, un projet de décret élaboré par le gouvernement n'ayant pas, à ce jour, été publié et que dans ces conditions, il ne savait être condamné sur la base d'un texte inapplicable en l'espèce et à défaut de l'existence d'une réglementation spécifique qui n'a pas vu le jour du fait de la carence des pouvoirs publics;

Il expose que surtout la doctrine invoquée de manière contestable a été modifiée puisqu'en effet le Conseil supérieur d'Hygiène publique de France (CSHP) a rendu le 12 septembre 1995 un avis aux termes duquel il ressort très clairement que cette instance a entendu, dans le silence des textes, autoriser une ingestion quotidienne de vitamine E à hauteur de 40 mg ou 60 unités en sus des apports issus de l'alimentation normale:

Il indique que la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes ne peut lui reprocher d'avoir vendu un produit "qu'il savait être falsifié" alors qu'elle procède elle-même à une modification de sa doctrine et qu'il y a donc lieu a application de l'article 122-3 du Code pénal selon lequel "n'est pas pénalement responsable la personne qui justifie avoir cru, par une erreur sur le droit qu'elle n'était pas en mesure d'éviter, pouvoir légitimement accomplir l'acte";

Considérant qu'à la suite d'une procédure émanant de la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes de Paris, il apparaissait que Jacques L, PDG de la SA Y (Laboratoire Z), sise à Paris, avait mis sur le marché un produit dénommé X présenté comme un complément nutritionnel;

Que d'après son étiquetage, ce produit avait une teneur en vitamine E de 7,5 UI par capsule et il était conseillé d'en consommer six par jour;

Que selon les conclusions du laboratoire de la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes, il apparaissait que la teneur en vitamine E par capsule était en réalité de 10 UI (et non 7,5 UI) et qu'en conséquence, l'ingestion de six capsules entraînait une absorption journalière de vitamine E de 40 mg, soit 400% de l'apport quotidien recommandé pour un adulte en bonne santé;

Qu'il apparaissait par ailleurs que le prévenu avait sollicité de son fabricant, la société W, une modification du dosage, le 21 mai 1992, et notamment l'ajout de vitamine E;

Que de plus, cette vitamine n'était pas seulement justifiée par son rôle antioxydant mais en raison de son but nutritionnel et du caractère attractif pour la consommation qui en découle;

Considérant que Jacques L ne contestait pas les conclusions du laboratoire de la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes tout en niant avoir demandé une modification de la composition de son produit;

Considérant que la cour ne saurait suivre le prévenu en son argumentation;

Considérant en effet que tous les produits ingérables appartiennent juridiquement à l'une ou l'autre des catégories suivantes: le médicament ou l'aliment;

Considérant que le produit en cause n'est pas un médicament car il ne répond pas aux définitions retenues par l'article L. 511 du Code de la santé publique;

Qu'il n'est pas destiné à restaurer, corriger ou modifier les fonctions organiques et il n'est pas présenté comme possédant des vertus curatives ou préventives à l'égard des maladies humaines, pas plus qu'il ne possède effectivement ces mêmes vertus;

Considérant que le X est donc bien un produit assimilable à un aliment;

Considérant que parmi les aliments, la distinction s'opère entre ceux qui sont destinés à une alimentation particulière (ou produits dits diététiques) et les produits de consommation courante;

Considérant que les compléments alimentaires ont été définis par le Décret n° 96-307 du 10 avril 1996, soit à une date postérieure aux faits;

Que ce sont à des produits destinés à être ingérés en complément de l'alimentation courante, afin de pallier l'insuffisance réelle ou supposée des apports journaliers"; Que cependant cette définition était celle communément admise avant l'intervention des pouvoirs publics;

Qu'un complément alimentaire sera ainsi:

- soit un produit destiné à une alimentation particulière s'il répond aux critères fixés par le décret n° 1-827 du 29 août 1991,

- soit un aliment courant soumis aux textes généraux s'appliquant à l'ensemble des denrées alimentaires;

Considérant que le produit en cause étant un aliment non destiné à une alimentation particulière, il devait donc être conforme aux textes régissant les aliments courants et notamment au décret du 15 avril 1992, la vitamine E incorporée dans ce produit étant un additif à but nutritionnel;

Considérant que l'emploi de cette substance est soumis à la procédure d'autorisation préalable prévue par le décret du 15 avril 1912;

Considérant qu'à ce jour aucun ajout d'une substance à but nutritionnel n'est admis en alimentation courante;

Que cependant, à titre dérogatoire, la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes a admis dans les compléments alimentaires l'incorporation de vitamines et de minéraux énoncés à l'annexe de la directive n° 90-496 du 24 septembre 1990 relative à l'étiquetage nutritionnel sous trois réserves

- absence d'incorporation de vitamine D, dans la mesure où elle n'est pas autorisée en alimentation humaine hormis dans les laits pour bébés et dans les aliments administrés par sonde;

- absence de dépassement des apports journaliers recommandés;

- absence d'ajout d'autres substances telles par exemple les oligo-éléments, les acides aminés, la taurine, la L. Carnitine, etc.;

Que toutefois, les analyses pratiquées par le laboratoire de la Direction générale de la Concurrence de la Consommation et de la Répression des Fraudes ont mis en évidence l'ajout de vitamine à hauteur de 10 UI (unités internationales) par capsule, soit 40 mg pour la consommation quotidienne de 6 Capsules telle que préconisée sur le mode d'emploi du produit, soit quatre fois les apports quotidiens recommandés par la directive du 24 septembre 1990;

Considérant que vainement le prévenu invoque l'avis rendu le 12 septembre 1995, donc postérieurement aux faits incriminés, par le Conseil supérieur d'Hygiène publique de France (CSHPF) sur les limites de sécurité dans les consommations alimentaires des vitamines et de certains minéraux;

Qu'en effet les seuils de sécurité ainsi définis ne constituent en aucun cas un encouragement à la consommation de ces vitamines aux doses indiquées;

Que les apports nutritionnels conseillés (ANC), ou apports quotidien recommandés (AQR) demeurent fixé à 10 mg/jour pour la vitamine E;

Qu'il est bien évident que si était acceptée l'ingestion journalière de 40 mg pour le produit en cause, toute consommation supplémentaire de vitamine E ferait prendre un risque de santé publique;

Considérant au demeurant que ce qui apparaît essentiellement constitutif de la falsification de ce produit est le principe même de l'ajout d'une substance chimique non autorisée dans une denrée alimentaire;

Qu'en effet, le décret du 15 avril 1912 concerne toutes marchandises et denrées destinées à l'alimentation humaine" (article 1) et proscrit toute addition de produit chimique sauf autorisation expresse (liste positive);

Considérant qu'en l'espèce, il ne fait pas de doute que le X est une "denrée alimentaire" et que la vitamine E est un "produit chimique" dès lors qu'il est extrait d'un produit naturel par un procédé chimique et que ladite substance introduite dans le Bionagrol n'a plus aucun rapport avec le produit naturel initial;

Considérant que Jacques L ne justifie aucunement l'existence d'une erreur invincible au sens de l'article 122-3 du Code pénal;

Considérant que la cour est au contraire convaincue que ce professionnel averti qui dirige depuis plus de 10 ans une société spécialisée dans la commercialisation de compléments alimentaires, a eu toute connaissance de cause mis sur le marché un produit qu'il savait non conforme aux dispositions en vigueur;

Considérant que les faits poursuivis sont établis;

Que la cour dès lors infirmera le jugement déféré, déclarera Jacques L coupable des faits visés à la prévention et condamnera le prévenu à 8 000 F d'amende;

Que la cour par ailleurs ordonnera, ainsi que précisé au dispositif, la publication de la décision par application de l'article L. 216-3 du Code de la consommation;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Infirme le jugement entrepris; Déclare Jacques L coupable d'avoir à Paris depuis mai 1992 et jusqu'en mai 1995, exposé, mis en vente ou vendu des denrées servant à l'alimentation de l'homme, en l'espèce un complément alimentaire dénommé capsules X, qu'il savait être falsifié par surdosage en vitamine E, faits prévus par l'article L. 213-3 al 1, 2 du Code de la consommation et réprimés par les articles L. 213-1, L. 213-3, L. 216-2, L. 216-3 du Code de la consommation; Condamne Jacques L à 8 000 F d'amende; Ordonne la publication par extraits du présent arrêt, aux frais du condamné, dans les quotidiens Le Monde et Le Figaro; Rejette toutes conclusions plus amples ou contraires.