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Décisions

CJCE, 22 septembre 1998, n° C-61/97

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Foreningen af danske Videogramdistributører

Défendeur :

Laserdisken

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Rodriguez Iglesias

Présidents de chambre :

MM. Gulmann, Wathelet, Schintgen

Avocat général :

M. La Pergola

Juges :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Murray, Puissochet, Hirsch, Sevon, Ioannou

Avocats :

Mes Schluter, Kon, Beck, Hjulmand, Mogensen, Alexander.

CJCE n° C-61/97

22 septembre 1998

COMMISSION DES COMMUNAUTES EUROPEENNES,

1. Par ordonnance du 7 février 1997, parvenue à la Cour le 12 février suivant, Retten i Alborg (tribunal de première instance d'Alborg) a, en vertu de l'article 177 du traité CE, posé deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 30, 36, 85 et 86 du traité CE, ainsi que de la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle (JO L 346, p. 61, ci-après la "directive").

2. Ces questions ont été posées dans le cadre d'un litige opposant Foreningen af danske Videogramdistributører (association des distributeurs danois de vidéogrammes, ci-après "FDV"), agissant pour Egmont Film A/S e.a., à l'entreprise danoise Laserdisken, spécialisée dans la commercialisation d'œuvres cinématographiques éditées sur disques à lecture laser (ci-après les "vidéodisques"), à propos de la mise en location au Danemark de tels produits importés du Royaume-Uni.

3. En droit danois, la mise en location d'œuvres cinématographiques est subordonnée à l'autorisation du titulaire des droits d'auteur (article 23, paragraphe 3, de la loi sur les droits d'auteur, telle qu'elle a été complétée en 1989). Une disposition de même nature a été introduite dans la législation anglaise, avec effet au 1er août 1989 (loi de 1988 relative à la propriété intellectuelle en matière de droits d'auteur, de modèles et de brevets, sections 16 à 18).

4. L'article 1er, paragraphe 1, de la directive impose aux États membres de prévoir le droit d'autoriser ou d'interdire la location et le prêt d'originaux et de copies d'œuvres protégées par le droit d'auteur ainsi que d'autres objets. En vertu du paragraphe 4 du même article, les droits ainsi visés ne sont pas épuisés par la vente ou tout autre acte de diffusion. Il ressort, en outre, de l'article 9 de la directive que, sans préjudice des dispositions spécifiques relatives au droit de location et de prêt, et notamment celles de l'article 1er, paragraphe 4, le droit de distribution, qui est un droit exclusif de mise à la disposition du public, par la vente ou autrement, de l'un des objets visés n'est épuisé qu'en cas de première vente dans la Communauté de cet objet par le titulaire du droit ou avec son consentement.

5. Laserdisken, qui vend au Danemark depuis 1985 des vidéodisques importés du Royaume-Uni, a commencé également à mettre en location de tels films à partir de 1987, à titre de mesure destinée à promouvoir les ventes de ces produits, qui sont nettement plus chers que les films sur vidéocassettes et qui sont principalement achetés par des consommateurs connaissant déjà l'œuvre. Il ressort de l'ordonnance de renvoi que, si les titulaires des droits d'auteur avaient tacitement accepté que ces vidéodisques soient offerts à la location au Royaume-Uni, ils n'avaient pas autorisé une telle mise en location en dehors de cet État membre.

6. En 1992, Laserdisken a été poursuivie pour location illégale contraire à l'article 23, paragraphe 3, de la loi sur les droits d'auteur et s'est vu interdire, moyennant le dépôt d'une garantie par FDV pour les dommages qui pourraient résulter de cette interdiction, la location des œuvres cinématographiques dont les droits de production et de distribution au Danemark appartenaient aux membres de cette association. Cette interdiction a été prononcée par le fogedret (juge compétent pour statuer à cet égard en référé) et a été confirmée en appel par le Vestre Landsret.

7. Dans le cadre du "recours en justification" de la demande d'interdiction, Retten i Alborg, estimant que la solution du litige dépendait de l'interprétation du droit communautaire, a décidé de poser à la Cour des questions préjudicielles, décision confirmée en appel par le Vestre Landsret, qui a toutefois légèrement modifié la formulation de ces questions. Dans leur dernier état, les questions posées sont ainsi formulées:

"L'article 30, combiné avec l'article 36, ainsi que les articles 85 et 86, du traité CE font-ils obstacle à ce qu'une personne à qui le titulaire de droits exclusifs sur une œuvre cinématographique a transféré un droit exclusif de production et de distribution de copies de cette œuvre dans un État membre puisse donner son accord à la location de ses propres produits et interdire simultanément la location de produits importés, mis sur le marché dans un autre État membre où le titulaire des droits exclusifs de fabrication et de distribution des copies a transféré la propriété sur ces copies en acceptant tacitement que lesdites copies soient louées dans ce dernier État membre?

Compte tenu de l'entrée en vigueur de la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle, la même question est posée sur la base de la prémisse que cette directive est pertinente aux fins de la réponse."

8. Par ces deux questions, la juridiction de renvoi demande à la Cour si les articles cités du traité et la directive s'opposent à ce qu'une personne titulaire d'un droit exclusif de location interdise dans un État membre la mise en location de copies d'une œuvre cinématographique alors même que la mise en location de ces copies aurait été autorisée sur le territoire d'un autre État membre.

9. Il y a lieu de constater, à titre préliminaire, que, si l'ordonnance de renvoi mentionne les articles 85 et 86 du traité parmi les dispositions communautaires dont le juge national demande l'interprétation, elle ne comporte aucune précision sur les raisons qui l'ont conduit à s'interroger sur la portée de ces articles dans le cadre des éléments de fait et de droit du litige au principal. Faute de telles précisions, la juridiction de renvoi, ainsi que l'a relevé M. l'Avocat général au point 17 de ses conclusions, n'a pas mis la Cour en mesure de lui fournir une interprétation utile desdits articles.

10. Dans ces conditions, conformément à une jurisprudence constante, dont les exigences valent tout particulièrement dans le domaine de la concurrence, caractérisé par des situations de fait et de droit complexes (voir, notamment, arrêt du 26 janvier 1993, Telemarsicabruzzo e.a., C-320-90 à C-322-90, Rec. p. I-393, points 6 et 7, et ordonnance du 19 mars 1993, Banchero, C-157-92, Rec. p. I-1085, points 4 et 5), les questions posées par le juge national doivent être considérées comme irrecevables dans la mesure où elles portent sur l'interprétation des articles 85 et 86 du traité. Ces questions ne peuvent, en conséquence, être examinées qu'en ce qui concerne l'interprétation des articles 30 et 36 du traité ainsi que de la directive.

11. A cet égard, FDV, Warner Home Video Inc., les Gouvernements danois, français, finlandais et du Royaume-Uni, ainsi que la Commission, proposent à la Cour de répondre par la négative aux interrogations de la juridiction de renvoi. Ils font valoir, pour l'essentiel, qu'il ressort de la jurisprudence de la Cour (arrêt du 17 mai 1988, Warner Brothers et Metronome Video, 158-86, Rec. p. 2605) et de la directive que le droit d'autoriser ou d'interdire la location d'un film s'apparente au droit de représentation publique et que, contrairement au droit de distribution, il n'est pas épuisé par son premier exercice.

12. Laserdisken et les parties qui interviennent à son soutien dans la procédure au principal estiment, au contraire, que le consentement à la location entraîne l'épuisement du droit exclusif d'interdire la location de copies d'une œuvre cinématographique et que l'utilisation d'un tel droit dans les circonstances décrites est incompatible avec les articles 30 et 36 du traité, ainsi qu'avec l'objectif de la directive, qui tend notamment à instaurer un espace sans frontières intérieures.

13 Ainsi que la Cour l'a rappelé au point 14 de l'arrêt du 28 avril 1998, Metronome Musik (C-200-96, Rec. p. I-1953), le principe de l'épuisement des droits de distribution en cas de mise en vente, par le titulaire du droit ou avec son consentement, d'œuvres protégées par le droit d'auteur découle de la jurisprudence constante selon laquelle, si l'article 36 du traité permet qu'il soit dérogé à la libre circulation des marchandises pour des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, de telles dérogations ne sont admises que dans la mesure où elles sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété. Or, le droit exclusif garanti par la législation d'un État membre en matière de propriété industrielle et commerciale a épuisé ses effets lorsqu'un produit a été écoulé licitement, sur le marché d'un autre État membre, par le titulaire même du droit ou avec son consentementvoir, notamment, arrêts du 20 janvier 1981, Musik-Vertrieb membran et K-tel International, 55-80 et 57-80, Rec. p. 147, points 10 et 15, et du 22 janvier 1981, Dansk Supermarked, 58-80, Rec. p. 181, point 11).

14. Cependant, comme l'a également rappelé la Cour dans l'arrêt du 17 mai 1988, Warner Brothers et Metronome Video, précité les œuvres littéraires et artistiques peuvent faire l'objet d'une exploitation commerciale soit par la voie de représentations publiques, soit par la voie de la reproduction et de la mise en circulation des supports matériels qui en sont issus. Ainsi en est-il, par exemple, de la location de vidéocassettes, qui touche un public distinct de celui de la vente et qui constitue une importante source potentielle de revenus pour les auteurs de films.

15. A cet égard, la Cour a relevé que, en autorisant la perception de droits d'auteur seulement à l'occasion des ventes consenties tant aux simples particuliers qu'aux loueurs de vidéocassettes, il n'est pas possible d'assurer aux auteurs de films une rémunération qui soit en rapport avec le nombre des locations effectivement réalisées et qui réserve à ces auteurs une part satisfaisante du marché de la location. Des législations qui ont organisé une protection spécifique du droit de location de vidéocassettes apparaissent, dès lors, comme justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, au sens de l'article 36 du traitéarrêt du 17 mai 1988, Warner Brothers et Metronome Video, précité, points 15 et 16).

16. Dans ce même arrêt, points 17 et 18, la Cour a, en outre, rejeté l'argument tiré de ce qu'un auteur qui a mis en vente la vidéocassette d'un film dans un État membre où la législation ne lui reconnaît aucun droit exclusif de location devrait accepter les conséquences de son choix et l'épuisement de son droit à s'opposer à la mise en location de cette vidéocassette dans n'importe quel autre État membre. En effet, lorsqu'une législation nationale reconnaît aux auteurs un droit spécifique de location de vidéocassettes, ce droit serait vidé de sa substance si son titulaire n'était pas en mesure d'autoriser les mises en location.

17. La mise en circulation d'un support d'image et de son ne peut donc pas, par définition, rendre licites d'autres actes d'exploitation de l'œuvre protégée, tels que la location, qui ont une nature différente de celle de la vente ou de tout autre acte licite de distribution. Tout comme le droit de représentation par voie d'exécution publique d'une œuvre(voir, à cet égard, arrêt du 13 juillet 1989, Tournier, 395-87, Rec. p. 2521, points 12 et 13), le droit de location demeure au nombre des prérogatives de l'auteur et du producteur en dépit de la vente du support matériel qui contient l'œuvre (arrêt du 28 avril 1998, Metronome Musik, précité, point 18).

18. Le même raisonnement doit être suivi en ce qui concerne les effets de la mise en location.Comme l'a souligné M. l'Avocat général au point 15 de ses conclusions, le droit exclusif de location des différentes copies de l'œuvre incorporée dans un vidéogramme est, en raison de sa nature, susceptible d'une exploitation au moyen d'opérations répétées et potentiellement illimitées, dont chacune comporte un droit à rémunération. Le droit spécifique d'autoriser ou d'interdire la location serait vidé de sa substance s'il devait être épuisé du seul fait de la première offre de location.

19. S'agissant de la directive, il y a lieu de constater que les faits qui sont à l'origine du litige au principal sont antérieurs à la date de son adoption. Cependant, la procédure nationale s'étant poursuivie après que la directive a commencé à produire des effets juridiques dans les États membres concernés et la juridiction de renvoi ayant précisément interrogé la Cour à ce sujet, la réponse à sa demande d'interprétation doit également porter sur la directive.

20. A cet égard, il convient de rappeler que, si la directive se réfère, dans son troisième considérant, pour justifier l'élimination des différences entre les législations nationales, à l'objectif énoncé à l'article 8 A du traité, qui est d'instaurer un espace sans frontières intérieures, elle a pour objet, comme la Cour l'a relevé au point 22 de l'arrêt du 28 avril 1998, Metronome Musik, précité, d'instituer une protection juridique harmonisée dans la Communauté en ce qui concerne le droit de location et de prêt ainsi que certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle. Dans ce cadre, elle opère une distinction entre le droit spécifique de location et de prêt, tel que visé à son article 1er, et le droit de distribution, régi par son article 9 et défini comme un droit exclusif de mise à la disposition du public, principalement par la vente, de l'un des objets visés. Alors que le droit de location n'est pas épuisé par la vente ou tout autre acte de diffusion de cet objet, le droit de distribution, au contraire, est épuisé en cas de première vente dans la Communauté par le titulaire du droit ou avec son consentement (arrêt du 28 avril 1998, Metronome Musik, précité, point 19).

21. La directive exclut donc expressément que le droit de location, contrairement au droit de distribution, puisse être épuisé par un quelconque acte de diffusion de l'objet en cause. Comme il a été relevé au point 18 du présent arrêt, une telle exclusion est justifiée par la nature même du droit de location, qui serait vidé de sa substance s'il devait être épuisé du seul fait de la première offre de location.

22. Ainsi, contrairement à ce que soutiennent la défenderesse au principal et les parties intervenantes, il ressort tant de l'interprétation des articles 30 et 36 du traité, en ce qui concerne la protection des droits d'auteur, que de celle de la directive que le droit exclusif d'autoriser ou d'interdire la location d'un film n'est pas épuisé en raison de son premier exercice dans l'un des États membres de la Communauté. L'utilisation d'un tel droit dans des circonstances telles que celles décrites par l'ordonnance de renvoi n'est donc pas contraire à ces dispositions.

23. Il y a lieu, dès lors, de répondre à la juridiction de renvoi que les articles 30 et 36 du traité et la directive ne s'opposent pas à ce qu'une personne titulaire d'un droit exclusif de location interdise dans un État membre la mise en location de copies d'une œuvre cinématographique alors même que la mise en location de ces copies aurait été autorisée sur le territoire d'un autre État membre.

Sur les dépens:

24. Les frais exposés par les Gouvernements danois, français, finlandais et du Royaume-Uni ainsi par la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur les questions à elle soumises par Retten i Alborg, par ordonnance du 7 février 1977, dit pour droit: Les articles 30 et 36 du traité CE et la directive 92-100-CEE du Conseil, du 19 novembre 1992, relative au droit de location et de prêt et à certains droits voisins du droit d'auteur dans le domaine de la propriété intellectuelle, ne s'opposent pas à ce qu'une personne titulaire d'un droit exclusif de location interdise dans un État membre la mise en location de copies d'une œuvre cinématographique alors même que la mise en location de ces copies aurait été autorisée sur le territoire d'un autre État membre.