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Décisions

CJCE, 20 janvier 1981, n° 55-80

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Musik-Vertrieb membran GmbH, K-tel International

Défendeur :

GEMA

CJCE n° 55-80

20 janvier 1981

1. Par deux ordonnances du 19 décembre 1979, parvenues à la Cour le 13 février 1980, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, une question préjudicielle unique relative à l'interprétation des articles 30 et suivants du traité

2. Cette question a été soulevée dans le cadre de deux litiges opposant la GEMA, Société allemande de gestion de droits d'auteur, à deux entreprises ayant importé en République fédérale d'Allemagne des supports de son sur lesquels des œuvres musicales protégées étaient enregistrées. Dans l'affaire 55-80, il s'agissait de disques et musicassettes en provenance de différents pays, entre autres d'Etats membres de la Communauté; dans l'affaire 57-80, l'importation concernait un lot de 100 000 disques en provenance du Royaume-Uni. Il est constant que les supports de son en provenance d'autres Etats membres avaient été fabriqués et commercialisés dans ces Etats membres avec le consentement du titulaire du droit d'auteur sur les œuvres musicales concernées, mais que les licences nécessaires n'avaient été accordées par ces titulaires, et les redevances correspondantes calculées, que sur la base de la distribution dans le seul pays de fabrication.

3. La Gema a fait valoir que l'importation de ces supports de son en territoire allemand constitue une violation des droits d'auteur qu'elle est chargée de protéger au nom des titulaires de ces droits. Elle s'estime en droit de réclamer, par conséquent, le versement des droits de licence perçus pour la mise en circulation sur le territoire allemand, déduction faite des droits de licence, moins élevés, déjà acquittés pour la commercialisation dans l'Etat membre de fabrication.

4. Le Bundesgerichtshof a constaté que, d'après le droit allemand, le fait que les auteurs concernés aient donné leur accord en vue de la reproduction de leurs œuvres musicales dans un autre Etat membre de la Communauté, et en vue de les mettre en circulation sur le territoire de cet Etat membre, moyennant versement d'un droit de licence calculé en fonction du nombre d'exemplaires vendus et du prix de vente final dans cet Etat membre, ne les empêche pas d'exiger, en vertu du droit exclusif d'exploitation qu'ils détiennent sur le marché allemand lors de la commercialisation des supports de son sur ce marché, les droits de licence habituellement perçus sur ledit marché, et calculés en fonction du nombre d'exemplaires vendus et du prix de vente final sur le marché intérieur, déduction faite des droits de licence déjà acquittés pour la commercialisation dans l'Etat membre de fabrication.

5. La juridiction nationale se demande, cependant, si un tel exercice de droits d'auteur est compatible avec les dispositions du traité relatives à la libre circulation des marchandises. C'est en vue d'être éclairée sur ce point qu'elle a saisi la Cour.

6. Il ressort du dossier que la Gema s'est appuyée, dans les deux litiges devant les juridictions allemandes, sur l'article 97 de la loi allemande sur les droits d'auteur (Urheberrechtsgesetz), disposition indiquant les différentes voies de recours dont dispose l'auteur lorsque son droit est violé et qui comprennent des actions en vue de la suppression de l'atteinte subie, de la cessation du trouble occasionné et de la réparation du dommage causé.

7. Dans ces conditions, la question posée par la juridiction nationale revient à celle de savoir si les articles 30 et 36 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils font obstacle à l'application d'une législation nationale qui permet à une société de gestion de droits d'auteur, habilitée à faire valoir les droits d'auteur des compositeurs d'œuvres musicales enregistrées sur disques ou autres supports de son dans un autre Etat membre, d'invoquer ces droits pour réclamer, en cas de distribution de ces supports de son sur le marché national lorsque les supports de son ont été mis en circulation dans l'Etat membre de fabrication par les titulaires de ces droits ou avec leur consentement, le versement d'une redevance correspondant aux droits de licence habituellement perçus pour la commercialisation sur le marché national, déduction faite des droits de licence moins élevés payés dans l'Etat membre de fabrication pour la seule commercialisation sur le marché de cet Etat membre.

8. Il convient de souligner d'abord que les supports de son, même s'ils incorporent des œuvres musicales protégées, sont des produits auxquels s'applique le régime de libre circulation des marchandises prévue par le traité. Il s'ensuit qu'une législation nationale, dont l'application aboutirait à empêcher le commerce des supports de son entre Etats membres, doit être considérée comme une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité. Tel est le cas lorsqu'une telle législation permet à une société de gestion de droits d'auteur de s'opposer à la distribution des supports de son provenant d'un autre Etat membre sur la base du droit exclusif d'exploitation qu'elle exerce au nom du titulaire du droit d'auteur.

9. L'article 36 du traité prévoit cependant que les dispositions des articles 30 et 34 inclus ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale. Cette dernière expression inclut la protection que confère le droit d'auteur, notamment pour autant que celui-ci est exploité commercialement sous la forme de licences susceptibles d'affecter la distribution, dans les différents Etats membres, de marchandises qui incorporent l'œuvre littéraire ou artistique protégée.

10. Il résulte d'une jurisprudence constante de la Cour, en dernier lieu de l'arrêt du 22 juin 1976 (Terrapin Overseas Ltd., 119-75, recueil p. 1039), que le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un Etat membre ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation d'un produit qui a été écoulé licitement sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire de ce droit lui-même ou avec son consentement.

11. Dans la présente procédure devant la Cour, le Gouvernement français a soutenu que cette jurisprudence ne saurait être appliquée au droit d'auteur, celui-ci comportant, entre autres, la faculté pour l'auteur de revendiquer la paternité de l'œuvre et de s'opposer à toute déformation, mutilation ou autre modification de cette œuvre ou à toute autre atteinte à la même œuvre, préjudiciables à son honneur et à sa réputation. En procurant ainsi une protection étendue, le droit d'auteur ne serait pas comparable aux autres droits de propriété industrielle et commerciale tels que le brevet ou la marque.

12. Il est exact que le droit d'auteur comporte des droits moraux de la nature de ceux évoqués par le Gouvernement français. Il comporte cependant également d'autres facultés et notamment celle d'exploiter commercialement la mise en circulation de l'œuvre protégée, en particulier sous la forme de licences accordées moyennant le paiement de redevances. C'est ce dernier élément, de nature économique, du droit d'auteur qui fait l'objet de la question posée par la juridiction nationale et il n'y a pas de motifs de faire, à cet égard, pour l'application de l'article 36 du traité, une distinction entre le droit d'auteur et les autres droits de propriété industrielle et commerciale.

13. Si l'exploitation commerciale du droit d'auteur constitue une source de rémunération pour son titulaire, elle constitue également une forme de contrôle de la commercialisation par le titulaire, les sociétés de gestion des droits d'auteur agissant en son nom et les bénéficiaires de licences de ce point de vue, l'exploitation commerciale du droit d'auteur soulève les mêmes problèmes que celle d'un autre droit de propriété industrielle ou commerciale.

14. La thèse soutenue devant la Cour par les Gouvernements belge et italien, et selon laquelle, à défaut d'harmonisation dans ce secteur, le principe de la territorialité de la législation en matière de droits d'auteur prévaudrait toujours contre celui de la libre circulation des marchandises au sein du Marché commun, ne saurait être accueillie. En effet, le but essentiel du traité, qui tend à la fusion des marchés nationaux dans un marché unique, ne pourrait être atteint si, en vertu des divers régimes juridiques des Etats membres, leurs ressortissants avaient la possibilité de cloisonner le marché et d'aboutir à des restrictions déguisées dans le commerce entre les Etats membres.

15. Il découle des considérations précédentes que ni le titulaire d'un droit d'auteur ou son licencié, ni une société de gestion des droits d'auteur agissant au nom du titulaire ou du licencié ne peuvent invoquer le droit exclusif d'exploitation conféré par le droit d'auteur pour empêcher ou restreindre l'importation de supports de son qui ont été licitement écoulés sur le marché d'un autre Etat membre par le titulaire lui-même ou avec son consentement.

16. La Gema a soutenu qu'une telle interprétation des articles 30 et 36 du traité ne suffirait pas pour résoudre le problème auquel la juridiction nationale devrait faire face, étant donné que la demande de la Gema devant les tribunaux allemands ne viserait pas l'interdiction ou la restriction de la commercialisation des disques et musicassettes litigieux sur le territoire allemand, mais l'égalité des redevances payées pour toute distribution de ces supports de son sur le marché allemand. Le titulaire d'un droit d'auteur sur une œuvre musicale enregistrée aurait un intérêt légitime à bénéficier du fruit de sa prestation intellectuelle ou artistique, quel que soit le degré de distribution de son œuvre; il ne pourrait pas, dès lors, perdre la faculté d'exiger des redevances équivalant à celles perçues dans le pays de commercialisation.

17. Il y a lieu d'observer d'abord que la question posée par la juridiction nationale concerne les conséquences juridiques de la violation du droit d'auteur. La Gema ayant demandé, en vertu de la législation nationale applicable, la réparation du dommage causé par cette violation, il est sans intérêt que le montant qu'elle se propose de recouvrer soit calculé en fonction de la différence entre le taux des redevances payables pour la distribution sur le marché national et celui des redevances payées sans le pays de fabrication ou de toute autre manière. En effet, ses demandes sont, en tout état de cause, fondées sur le droit exclusif d'exploitation du titulaire du droit d'auteur, qui permet à celui-ci d'interdire ou de restreindre la libre circulation des produits incorporant l'œuvre musicale protégée.

18. Il convient de remarquer, ensuite, qu'aucune disposition d'une législation nationale ne saurait permettre à une entreprise chargée de la gestion de droits d'auteur, et détenant le monopole de fait de cette gestion sur le territoire d'un Etat membre, d'opérer un prélèvement sur les produits importés d'un autre Etat membre ou ils ont été mis en circulation par le titulaire du droit d'auteur ou avec le consentement de celui-ci et d'effectuer, de ce fait, un cloisonnement à l'intérieur du Marché commun. Une telle pratique reviendrait à permettre l'instauration, par une entreprise privée, d'une charge à l'importation des supports de son qui se trouvent déjà en libre circulation dans le Marché commun, à cause du passage, par ceux-ci, d'une frontière; elle aurait des lors pour effet de consacrer l'isolement des marchés nationaux que le traité vise à éliminer.

19. Il résulte de ces considérations que cet argument de la Gema doit être rejeté comme étant incompatible avec le fonctionnement du Marché commun et avec les objectifs du traité.

20. la Gema et le Gouvernement belge ont signalé à la Cour qu'en tout état de cause, un régime de libre circulation de supports de son ne saurait être admis en ce qui concerne les supports de son fabriqués au Royaume-Uni, parce que les dispositions de l'article 8 de la loi britannique sur le droit d'auteur (Copyright Act) aurait pour effet d'établir une licence légale moyennant versement d'une redevance à taux réduit, et parce que l'extension d'une telle licence légale à d'autres pays serait contraire aux dispositions de la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques.

21. L'article 8 précité prévoit essentiellement que le droit d'auteur du compositeur d'une œuvre musicale n'est pas violé par la fabrication d'un support de son enregistrant cette même œuvre lorsque celle-ci a déjà été enregistrée au Royaume-Uni sur support de son consentement et lorsque, en outre, le fabricant notifie au titulaire du droit d'auteur son intention de procéder à l'enregistrement de l'œuvre en vue de la vente et lui verse un droit de licence de 6,25% du prix de vente final du support de son.

22. Il résulte du dossier que ce régime à pour effet pratique que le droit de licence pour toute fabrication de supports de sons s'établit à 6,25% du prix de vente final, aucun preneur de licence n'étant disposé à convenir d'un taux plus élevé. Le taux de 6,25% s'imposant ainsi en fait comme le taux auquel sont convenues les licences contractuelles, la législation britannique a pour conséquence de plafonner la rémunération du titulaire du droit d'auteur.

23. Si donc une société de gestion de droits d'auteur, exerçant le droit exclusif d'exploitation au nom d'un titulaire, réclame la différence entre le taux payé de 6,25% et celui appliqué dans son marché intérieur, elle cherche en fait à neutraliser les différences de prix résultant des conditions existant au Royaume-Uni, et à éliminer ainsi l'avantage économique découlant, pour les importateurs des supports de son, de l'établissement du Marché commun.

24. Comme la Cour l'a déjà constaté, dans un autre contexte, par son arrêt du 31 octobre 1974 (Centrafarm et de Peijper/Sterling Drug, 15-74, recueil p. 1147), l'existence d'une disparité entre les législations nationales susceptible de fausser la concurrence entre les Etats membres ne saurait justifier le fait, par un Etat membre, d'accorder une protection légale à des pratiques d'un organisme privé incompatibles avec les règles relatives à la libre circulation des marchandises.

25. Il convient de faire remarquer en outre que, dans le cadre d'un Marché commun caractérisé par la libre circulation des marchandises et la liberté des prestations de services, l'auteur, agissant directement ou par l'intermédiaire de son éditeur, est en mesure de choisir librement le lieu, dans l'un quelconque des Etats membres, ou il met son œuvre en circulation. Il peut faire ce choix ne fonction de son intérêt, dans lequel intervient non seulement le niveau de rémunération assuré dans l'Etat membre en question, mais encore d'autres facteurs, tels que par exemple les possibilités de distribution de son œuvre et des facilités de commercialisation, qui sont d'ailleurs accrues grâce à la libre circulation des marchandises à l'intérieur de la Communautédans ces conditions, on ne saurait permettre à une société de gestion de droits d'auteur d'exiger, à l'importation dans un autre Etat membre, le paiement d'une rémunération supplémentaire en fonction de la disparité des niveaux de rémunération existant dans les différents Etats membres.

26. Dans ces conditions, les divergences qui subsistent à défaut d'harmonisation des règles nationales relatives à l'exploitation commerciale des droits d'auteur, ne sauraient être érigées en obstacles à la libre circulation de marchandises dans le Marché commun.

27. Dès lors, il convient de répondre à la question posée par le Bundesgerichtshof que les articles 30 et 36 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils font obstacle à l'application d'une législation nationale qui permet à une société de gestion de droits d'auteur, habilitée à faire valoir les droits d'auteur des compositeurs d'œuvres musicales enregistrées sur disques ou autres supports de son dans un autre Etat membre, d'invoquer ces droits pour réclamer, en cas de distribution de ces supports de son sur le marché national lorsque ces supports ont été mis en libre circulation dans cet autre Etat membre par les titulaires des droits d'auteur ou avec le consentement de ceux-ci, le versement d'une redevance correspondant aux droits de licence habituellement perçus pour la commercialisation sur le marché national, déduction faite des droits de licence moins élevés payés dans l'Etat membre de fabrication.

Sur les dépens:

Les frais exposés par le Gouvernement du Royaume de Belgique, par le Gouvernement de la République Italienne, par le Gouvernement de la République française et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur la question à elle soumise par le Bundesgerichtshof par deux ordonnances du 19 décembre 1979, Dit pour droit: Les articles 30 et 36 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils font obstacles à l'application d'une législation nationale qui permet à une société de gestion de droits d'auteur, habilitée à faire valoir les droits d'auteur des compositeurs d'œuvres musicales enregistrées sur disques ou autres supports de son dans un autre Etat membre, d'invoquer ces droits pour réclamer, en cas de distribution de ces supports de son dans un autre Etat membre, d'invoquer ces droits pour réclamer, en cas de distribution de ces supports de son sur le marché national lorsque ces supports ont été mis en libre circulation dans cet autre Etat membre par les titulaires des droits d'auteur ou avec le consentement de ceux-ci, le versement d'une redevance correspondant au droits de licence habituellement perçus pour la commercialisation sur le marché national, déduction faite des droits de licence moins élevés payés dans l'Etat membre de fabrication.