Ministre de l’Économie, 24 juillet 2003, n° ECOC0300449Y
MINISTRE DE L’ÉCONOMIE
Lettre
PARTIES
Demandeur :
MINISTRE DE L'ECONOMIE
Défendeur :
Conseils de la société VETIR SA
MINISTRE DE L'ECONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE
Maîtres,
Par dossier déclaré complet le 19 juin 2003, le projet d'acquisition par la société VETIR SA, filiale du groupe ERAM, de 50 % des titres des sociétés VET-INVEST SA, VETURA SA et FABIO LUCCI Lda (ci-après " le groupe VETURA ") a été notifié.
I. - Les parties et l'opération
La société VETIR est une société anonyme de droit français, filiale du groupe ERAM, lui-même contrôlé par des personnes physiques membres de la famille Biotteau. Le groupe ERAM est actif dans la production et la distribution de chaussures ainsi que dans la distribution de vêtements. Le groupe a réalisé, au titre de l'exercice 2002, un chiffre d'affaires consolidé de 1,33 milliard d'euros, dont 1,28 milliard en France et 45,7 millions dans les autres Etats membres de l'Union européenne. La société VETIR SA exploite en propre trois réseaux de distribution (ci-après " le groupe VETIR "), sous les enseignes " GEMO ", dont les magasins vendent à la fois des chaussures et des vêtements, " L'Hyper aux chaussures " et " L'Hyper aux vêtements ", dont les magasins ne vendent respectivement que des chaussures et que des vêtements. Le groupe VETIR dispose ainsi actuellement de 277 points de vente de vêtements au détail.
La société VET-INVEST est une société anonyme de droit français, contrôlée par M. Lucien Urano et Mme Micheline Hervet. Il s'agit d'une société holding qui contrôle la société VETURA SA, société tête du groupe VETURA, lui-même composé de 11 sociétés opérationnelles, dont la société Fabio Lucci Lda (société de droit portugais, dont 30 % du capital est détenu par Mlle Ottavia Urano). L'activité du groupe se situe aujourd'hui principalement dans la confection et la distribution de vêtements et, de manière plus marginale, dans l'activité de " bazar " (offre de produits non alimentaires de premier prix). Cette activité s'exerce au travers d'un réseau de points de vente exploités sous l'enseigne Fabio Lucci (91 magasins en France et 14 au Portugal). Le groupe VETURA a réalisé, en 2002, un chiffre d'affaires consolidé de 180,6 millions d'euros, dont 137,9 millions en France, le solde ayant été réalisé sur le territoire de l'Union européenne.
Aux termes d'un accord signé le 30 avril 2003, M. Urano, Mme Hervet et Mlle Urano se sont engagés à céder à la société VETIR 50 % du capital qu'ils détiennent dans les trois sociétés susvisées. Les cédants et les cessionnaires ont également conclu un pacte d'actionnaires dont il ressort que la conduite de la stratégie du groupe VETURA sera exercée d'un commun accord.
La présente opération entraîne par conséquent une prise de contrôle conjoint du groupe ERAM et des consorts Urano sur le groupe VETURA et constitue à ce titre une concentration au sens de l'article L. 430-1 du Code de commerce. Compte tenu des chiffres d'affaires précités et de leur répartition géographique, cette opération n'est pas de dimension communautaire mais relève du contrôle national des concentrations et est soumise aux dispositions des articles L. 430-3 et suivants du même Code.
II. - Les marchés concernés
Les parties à la présente opération sont toutes deux actives dans le secteur de la distribution au détail de vêtements (i). En tant qu'intermédiaires, elles sont également simultanément actives, en tant qu'acheteurs, sur le secteur amont de l'approvisionnement (ii).
(i) Les marchés de la vente au détail de vêtements
En matière de distribution au détail de vêtements, le Conseil de la concurrence a considéré, dans sa décision Benetton (1), l'existence d'un marché pertinent du prêt-à-porter tout en admettant que le marché pouvait " encore être décomposé en cinq segments : le prêt-à-porter masculin, le prêt-à-porter féminin, les vêtements d'enfants, les accessoires et les chaussettes ".
Les parties à la présente opération estiment pour leur part qu'il convient plutôt d'envisager une segmentation du secteur de la distribution au détail de vêtements en fonction du prix des articles vendus, dans la mesure où les nombreux détaillants du secteur se situent sur un large spectre en termes de prix et de qualité des produits. On pourrait ainsi distinguer un marché de la distribution de vêtements à bas prix, sur lequel elles seraient toutes deux actives. D'après les parties à l'opération, ce marché comprendrait les grandes surfaces spécialisées dans la distribution de vêtements (2) (GSS) et le rayon vêtements des grandes et moyennes surfaces alimentaires (GSA). Les parties à l'opération estiment que le marché de la distribution de vêtements à bas prix inclut également les grandes surfaces spécialisées dans les articles de sport, une grande partie des chaînes de magasins spécialisés (3) de moins de 400 m2 ainsi qu'une partie des détaillants indépendants, dont l'offre est relativement substituable aux yeux de la clientèle en termes de qualité et de prix des produits.
L'activité des parties à la présente opération s'effectue dans les deux cas au travers d'un réseau de points de vente spécialisés dont la surface est généralement supérieure à 400 m2 (GSS). Les résultats des tests de marché ont démontré que l'offre des GSS est surtout substituable à celle des hypermarchés et supermarchés (GSA). Ceci s'explique principalement par le caractère familial des achats de la clientèle, ces achats se situant dans une fourchette homogène de panier moyen d'achats. La question de l'existence d'un marché du vêtement à bas prix circonscrit à ces deux canaux de distribution peut donc être posée.
En outre, il ressort du test de marché qu'il convient de distinguer l'offre de vêtements pour hommes de celles de vêtements pour femmes et d'enfants, il est également possible d'envisager l'existence de marchés du vêtement à bas prix distincts, respectivement pour hommes, pour femmes et pour enfants (4).
Par ailleurs, les parties à l'opération considèrent qu'il est encore possible de distinguer, au sein de la distribution de vêtements à bas prix, le marché " discount " du marché " hard discount ". Elles soulignent en effet que l'offre " hard discount " présente des caractéristiques très différentes de celle des magasins " discount " traditionnels, en termes de stratégie d'implantation, de politique de prix, de méthodes de gestion ou d'approvisionnement. Les résultats des tests de marché confirment que l'offre " hard discount " est en plein essor par rapport à celle des magasins " discount " et qu'elle se positionne à un niveau de prix sensiblement inférieur. Il ressort du test de marché que, même si la clientèle des " hard discounters " est la même que celle qui fréquente les magasins " discount " en termes de niveau de revenu, la question de l'existence de deux marchés distincts peut également être posée.
En tout état de cause, au cas d'espèce, la question de la définition précise des marchés en cause peut être laissée ouverte dans la mesure où, quelle que soit la dimension des marchés de produits retenue, les conclusions de l'analyse demeureront inchangées.
Du point de vue géographique, dans sa pratique décisionnelle, le ministre considère généralement qu'en matière de distribution au détail la concurrence s'exerce principalement au niveau local. En l'espèce, les détaillants de vêtements, quel que soit le canal de distribution, se trouvent généralement dans les agglomérations urbaines, au centre-ville, en périphérie ou dans des zones commerciales à proximité des hypermarchés. Selon une pratique décisionnelle constante, confirmée par les résultats des tests de marché, le rayon d'attractivité des grandes surfaces spécialisées ou des grandes surfaces alimentaires est d'environ 20 minutes de trajet en voiture.
(ii) Le marché en amont de l'approvisionnement
En matière d'approvisionnement, les grandes surfaces spécialisées et les grandes surfaces alimentaires disposent généralement d'une centrale d'achats. Ces dernières s'adressent à des fabricants étrangers situés en dehors de l'Union européenne (pays du Maghreb, pays d'Asie), à des fabricants situés sur le territoire d'Etats membres de l'Union européenne (Italie), à des grossistes importateurs de vêtements ou à des fabricants français ayant délocalisé leur production à l'étranger. La demande des distributeurs s'adresse également à des fabricants français (importateurs de tissus), pour répondre de manière rapide aux exigences des consommateurs en matière de mode. L'offre en matière de confection de vêtements est donc particulièrement atomisée et la concurrence s'exerce à l'échelle mondiale.
En l'espèce, il ressort des éléments fournis par les parties à la présente opération que ces dernières n'ont aucun fournisseur commun et que leur politique d'approvisionnement demeure sensiblement différente dans la mesure où le groupe VETURA réalise près de 30 % de ses achats en France, alors que les achats du groupe VETIR sont beaucoup plus tournés vers les pays situés hors Union européenne.
En conséquence, il convient d'ores et déjà de constater que la présente opération n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence en matière d'approvisionnement.
III. - L'analyse concurrentielle
Sur le plan national, le chiffre d'affaires total réalisé dans le secteur de la vente au détail de vêtement s'est élevé en 2001 à environ 26 milliards d'euros, selon les données statistiques de la profession (5).
Selon ces mêmes données, les ventes de vêtements pour homme ont atteint 8,3 milliards d'euros en 2001, les ventes de vêtements pour femme 13,5 milliards d'euros et les ventes de vêtements pour enfant 3,1 milliards d'euros. Pour ce qui est des vêtements pour homme, la part des ventes du groupe VETIR représenterait au maximum [0-10] % de ce montant et celle du groupe VETURA [0-10] % également. En ce qui concerne les vêtements pour femme, la part de VETIR serait de [0-10] % et celle de VETURA serait inférieure à [0-10] %. Enfin, en matière de vêtements pour enfant, la part de VETIR atteindrait [0-10] % et celle de VETURA [0-10] %.
Par ailleurs, le montant des ventes réalisées par les seules grandes surfaces spécialisées et les grandes surfaces alimentaires aurait représenté quant à lui 31,6 % du montant total de la distribution de vêtements, soit environ 8,2 milliards d'euros. Sur la base de ce chiffre, la part du groupe VETIR serait d'environ [0-10] % et celle de VETURA d'environ [0-10] % des ventes de vêtements à bas prix.
Enfin, si l'on devait considérer que le marché du " hard discount " se distingue du marché " discount ", les parties soulignent le fait que les enseignes du groupe VETIR se situent sur le marché " discount " tandis que l'enseigne Fabio Lucci est présente sur le " hard discount " et que l'opération n'entraînerait en conséquence aucune addition de parts de marché.
Il résulte de ces éléments que, sur le plan national, l'opération n'entraîne pas d'addition de parts de marché significative et que le nouvel ensemble demeure soumis à la concurrence des grandes surfaces alimentaires (Cora, Carrefour, Auchan, Géant, Leclerc, Intermarché, etc.) et des réseaux de grandes surfaces spécialisées de taille nationale, tels que La Halle aux vêtements (groupe Vivarte), Vêtimarché, Kiabi, Distri Center, Eurodif, C&A, H&M, Défi Mode, Devianne, Vêt'Affaires, Babou, Tati, etc.
Sur le plan local, les parties à l'opération ont relevé que, sur les 91 zones de chalandise correspondant aux points de vente du groupe VETURA, le groupe VETIR dispose d'au moins un point de vente dans 29 d'entre elles (6).
En l'absence de données statistiques précises sur le plan local, il n'est pas possible de calculer avec précision la part des groupes VETIR et VETURA dans les ventes de vêtements au détail en général et a fortiori en fonction des critères de définition des marchés de produits tels que précisés ci-dessus. En revanche, on peut noter, dans chacune de ces zones, la présence de nombreux points de vente de vêtements appartenant aux réseaux de distribution concurrents précités et susceptibles de proposer une offre similaire en termes de niveau de prix, de qualité ou de nombre d'articles référencés. Ces éléments suffisent à exclure toute hypothèse de création ou de renforcement d'une position dominante au profit du nouvel ensemble sur chacune de ces 29 zones.
Si l'on tient compte du fait que les magasins du groupe VETURA continueront à être exploités sous l'enseigne Fabio Lucci, la présente opération doit également être examinée sous l'angle d'une analyse en termes d'effets unilatéraux. Il s'agit d'appréhender l'impact de l'opération sur la concurrence en s'intéressant directement au pouvoir de marché de la nouvelle entité après l'opération et à sa capacité à augmenter unilatéralement ses prix en faisant abstraction de la pression concurrentielle des autres opérateurs. Ce type d'analyse est notamment pertinent sur des marchés sur lesquels les biens ou services offerts sont significativement différenciés (produits au sein d'une même famille imparfaitement substituables), ce qui est le cas en matière de distribution de vêtements au détail. Les effets unilatéraux sont maximisés lorsque les parties à une concentration offrent des biens ou services constituant des substituts proches et que les autres opérateurs offrent des substituts moins proches et ne peuvent repositionner facilement leur offre pour commercialiser des produits ou services proches de ceux offerts par les parties.
En l'espèce, il convient tout d'abord de souligner que la demande en vêtements à bas prix est très sensible au prix, ce qui a été confirmé par le test de marché. L'hypothèse d'une possibilité d'augmentation des prix dans l'un ou l'autre des deux magasins du nouvel ensemble situés dans une même zone de chalandise ne peut cependant pas être retenue. Si les magasins du groupe VETIR augmentaient leurs prix, la clientèle pourrait aisément, dans chacun des cas examinés, se tourner vers un magasin concurrent, souvent plus proche en termes de positionnement dans la gamme de qualité des produits que celle de l'enseigne Fabio Lucci. Si, à l'inverse, les magasins Fabio Lucci augmentaient leurs prix, la clientèle pourrait également se tourner aisément vers d'autres points de vente concurrents ou, à défaut, risquerait de sortir du marché en renonçant à sa demande en raison du niveau de prix trop élevé par rapport à son pouvoir d'achat. Le report majoritaire de la clientèle vers l'autre point de vente du nouvel ensemble n'est donc pas suffisamment certain et d'une ampleur suffisante, alors que la fuite de la clientèle serait très significative en raison de la forte élasticité-prix de la demande, pour que la stratégie d'augmentation unilatérale des prix soit rentable.
Compte tenu de l'ensemble de ces éléments, il apparaît que l'opération envisagée n'est pas de nature à porter atteinte à la concurrence. Je vous informe donc que j'autorise cette concentration.
Je vous prie d'agréer, Maîtres, l'expression de mes sentiments les meilleurs.
Nota. - A la demande des parties notifiantes, des informations relatives au secret des affaires ont été occultées et la part de marché exacte remplacée par une fourchette plus générale.
Ces informations relèvent du " secret des affaires ", en application de l'article 8 du décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence.
(1) Décision du Conseil de la concurrence du 24 septembre 2001 dans l'affaire n° 01-D-58. Voir également la décision 96-D-36 du 28 mai 1996 dans laquelle le Conseil a retenu l'existence d'un segment du vêtement pour enfants et la décision n° 98-D-67 du 27 octobre 1998 dans laquelle il a distingué un segment du prêt-à-porter féminin.
(2) Il s'agit de magasins dont la surface de vente est supérieure à 400 m2, généralement situés en périphérie des villes et dont l'offre se situe en entrée de gamme dans la distribution de vêtements au détail (par exemple Kiabi, Vêtimarché, Distri Center, etc.).
(3) Il s'agit de points de vente dont la surface est inférieure à celle des GSS et qui proposent des produits griffés aux marques du réseau (par exemple Morgan, Celio, Caroll, Kookaï, Alain Manoukian, etc.)
(4) De 4 à 16 ans.
(5) Source : le guide du textile-habillement 2002, Institut français de la mode (IFM).
(6) Les 29 zones sont les suivantes : Agen, Alès, Amiens, Bergerac, Blois, Bourg-en-Bresse, Bruay-la-Bruissière/Béthune, Mondeville/Caen, Chambly, Chambray-lès-Tours, Charleville-Mézières, Dijon, Dreux, Givors/Lyon, Le Mans, Lempdes/Clermont-Ferrand, Les Angles/Avignon, Cabries/Marseille, Meaux, Nevers, Nîmes, Niort, Orléans, Reims, Rennes, Saint-Etienne, Thionville, Tours, Villefranche-sur-Saône.